Introduction

Durant plus de huit ans que j’ai passés dans l’enseignement comme directeur d’école secondaire au Kasaï, j’ai porté des inquiétudes et questionnements. Les apprenants se désintéressent de plus en plus de l’éducation. L’école sur laquelle les enfants et les adolescents se ruaient jadis, à l’époque coloniale, et même naguère, quelques années après l’indépendance du pays, perd de son attrait. Les éducables ne s’y accrochent plus. Dans la plupart des cas, c’est sous la pression des parents qu’ils vont à l’école à leur corps défendant.

L’indolence et la passivité des apprenants sont pour le moins surprenantes. Le nombre d’échecs et abandons scolaires ne cesse de croître. Plusieurs milliers de jeunes quittent l’école sans aucune qualification leur permettant d’exercer des charges dans la société. La déperdition scolaire entre la première année Primaire et la sixième année Secondaire est de 92,7%. Donc sur 100 élèves qui entrent en première année de l’école primaire, à peine 8 terminent l’école secondaire. Nous ne pouvions nous empêcher de voir l’avenir en noir. Nous nous demandions, avec des collègues, comment tirer ces jeunes pousses de la situation inconfortable dans laquelle elles s’engluaient.

De façon générale, parents et enseignants se rejettent la responsabilité. Les parents s’en prennent aux enseignants en avançant comme raison qu’ils négligent leur travail. Et les enseignants de leur part accusent les parents d’être démissionnaires. Ils estiment qu’ils ne font pas suffisamment d’efforts pour mobiliser leurs enfants. Comment peut-il en être autrement d’autant que plus d’un préfère envoyer sa progéniture apprendre et exercer un petit métier que de l’envoyer à l’école ?

Notre esprit était à la torture. Comment nos compatriotes ne sont-ils pas à même de comprendre que les études sont la clé de tout ? Comment ne s’aperçoivent-ils pas que l’individu ne se réalise mieux que dans et par l’éducation scolaire ? Que faire pour les amener à percevoir les enjeux de l’éducation ?

Joseph Ki-Zerbo n’a-t-il pas raison d’écrire : « ‘L’éducation s’impose pour mieux communiquer, mieux fraterniser, mieux se développer. Elle confère à l’individu un minimum d’outils, d’aptitudes et d’attitudes sans lesquels il ne peut se réaliser comme être humain. Elle met l’homme debout, lui confère sa vraie stature. Et du point de vue de la communauté, ses membres valorisés par l’éducation valorisent aussi la communauté ’»1.

En étudiant les théories de la connaissance de certains philosophes et les constructions de certains pédagogues de l’Education nouvelle j’ai été interpellé. En effet la plupart de ces auteurs établissent des liens entre l’éducation et l’environnement des éducables. Ils estiment que l’éducation ne doit pas faire l’économie des conditions d’existence des apprenants, qu’au contraire elle doit partir d’elles. La connaissance prend son point de départ dans le concret et l’expérience. Éduquer consiste à partir de ce qui est, afin de conduire vers ce qui est mieux. Une leçon doit être une réponse aux préoccupations des apprenants. Le savoir n’a de valeur que s’il sert à ajuster leur action. La réflexion est importante mais à condition qu’elle naisse du concret et par la suite réagisse sur le concret2. C’est cela le ressort de l’apprentissage.

Par ailleurs un coup d’oeil sur les programmes scolaires nous montre que l’école du Kasaï fait l’économie de l’environnement et des préoccupations des apprenants. L’école est abstraite et se soucie peu des conditions d’existence des élèves. Et en passant au crible l’éducation traditionnelle ancestrale, nous nous sommes rendu compte que dans cette éducation qui a été balayée à la colonisation (on ne peut pas y revenir), il y avait un rapport solide à l’environnement. L’éducation traditionnelle est fondée sur le concret. Elle offre aux enfants et aux jeunes des outils pour affronter les situations et les problèmes de leur milieu. C’est d’ailleurs cela qui a fait son efficacité.

D’où notre problématique : comment et jusqu’à quel point restaurer dans la pédagogie moderne telle qu’elle doit être développée au Kasaï ce rapport à l’environnement qui faisait la force de l’éducation traditionnelle ?

Concept d’environnement. Selon Louis Porcher, il est « ‘tout ce qui fait notre cadre de vie, aussi bien du point de vue architecture, urbanisme, décoration, que l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons etc. ’»3. D’après le Dictionnaire de Pédagogie, ‘« L’environnement recouvre un domaine plus large, puisqu’il concerne l’ensemble du milieu dans lequel nous vivons, c’est-à-dire aussi bien le milieu naturel que celui créé par l’homme : l’architecture, la ville et tout le système sociologique et économique dont il dépend’ »4. Et dans l’Encyclopedia Universalis, l’homme « ‘perçoit son environnement à la fois comme milieu biotique et comme condition socioculturelle, avec ses composantes économiques et politiques’ »5. Eu égard à ces définitions et après avoir consulté d’autres auteurs, nous utiliserons au cours de ce travail le concept d’environnement comme l’ensemble des éléments constitutifs du milieu d’un être vivant à savoir naturels, physiques, biologiques, humains, socioculturels, politiques, économiques dans le développement de la formation.

Le concept de pédagogie. Nous considérons au cours de ce travail la pédagogie dans son sens général : ensemble des pratiques réfléchies pour assurer une fonction éducative, pour permettre à chacun de se réaliser, d’épanouir sa personnalité et sa forme d’intelligence. Nous la considérons comme une réflexion de la pratique éducative, une analyse et une critique de l’action pour l’orienter et la rendre efficace.

L’enfant est un sujet enraciné dans sa biographie, dans sa culture, dans les conditions qui le particularisent. Il n’est pas un être qui pousse seul. Cela nous fait penser à la métaphore de la plante et son environnement chère à Pestalozzi. La plante pousse seule indépendamment du planteur. Ce dernier n’a pas le pouvoir sur le développement d’une plante, mais sur son environnement.

Pour élucider notre problématique, nous analyserons au cours de ce travail l’éducation telle qu’elle se fait actuellement au Kasaï. Et au Kasaï il y a deux types d’éducation : l’éducation coutumière traditionnelle et l’éducation scolaire héritée de la colonisation. Ces deux courants pédagogiques différents coexistent au sein de la même société et chacun dans le secteur qui lui est propre façonne la personnalité des enfants. « ‘Nulle part, fait remarquer Erny, il n’est possible de retrouver l’éducation traditionnelle à l’état pur, préservée d’influences étrangères... Nulle part elle ne s’est complètement effacée pour laisser place nette à une éducation de type moderne. Même dans les milieux les plus européanisés il est toujours possible d’en trouver certains éléments, et le plus souvent elle contitue à former la toile de fond des apports éducatifs que l’enfant reçoit de sa famille et de son milieu’ »6.

L’éducation traditionnelle que nous analysons au cours de notre travail est celle des Baluba parlant le Ciluba et qui sont dans les deux provinces : Kasaï Oriental et Kasaï Occidental au centre de la République Démocratique du Congo. L’éducation traditionnelle ancestrale du Kasaï n’est pas complètement différente de l’éducation ancestrale du reste du pays ni de l’Afrique. Beaucoup de principes sont les mêmes. Mais elle a aussi ses spécificités. Si nous étudions cette éducation, ce n’est pas pour nous enfoncer dans une routine désuète, mais pour prendre conscience de ce que sont fondamentalement les Kasaïens. Tout en étant ouvert et tendu vers l’avant, nous voulons nous appuyer sur le passé traditionnel comme sur un tremplin. Ce qui nous intéresse surtout, ce n’est pas hier, mais demain. Cependant, on ne pourra construire demain que dans la mesure où on en connaîtra les lois. Et les lois de demain sont appuyées sur celles d’hier avec ce qu’on ajoutera, ce qu’on créera. « ‘Car, comme dit Jousse, en mécanique humaine, il y a toujours quelque chose de nouveau mais qui s’appuie sur l’ancien, comme la vague qui recouvre la précédente et la dépasse...’ »7. Nous avons besoin du passé pour baliser et construire l’avenir.

L’éducation traditionnelle ancestrale au Kasaï est basée sur l’environnement, elle tire tout de cet environnement, elle est immergée dans la nature. Comme le dit Erny, la valeur de cette éducation réside dans son intérêt pratique et son efficacité dans le lien qu’elle ne cesse d’entretenir avec le vécu8. Elle procure trop tôt à l’enfant des savoir-être et des savoir-faire qu’un adulte doit avoir. Elle pérennise les traditions et les techniques de travail sans pour autant se demander si elles ont gardé leur pertinence d’antan, et au bout du compte elle enferme l’individu dans un univers clos. La théorisation y est quasi inexistante et l’ouverture aux autres sociétés ténue.

Quant au système scolaire, il est le même pour toute la République Démocratique du Congo. Les programmes et les méthodes d’enseignement sont les mêmes partout au Congo. Mais compte tenu de l’immensité du Pays (2 345 km²), de la diversité des situations, des cultures et des langues, pour notre étude nous nous intéressons au cas du Kasaï. Tout bien considéré, le système scolaire néglige l’environnement des apprenants du Congo en général et du Kasaï particulier. D’une manière générale les connaissances que dispense l’école sont déconnectées des conditions d’existence des apprenants, sans l’épaisseur de la vie. L’école du Kasaï est le règne de l’abstraction. Elle dispense quantité de savoirs sans se préoccuper de leur utilité pour l’apprenant. Elle n’accorde pas beaucoup d’importance aux actions et expériences de l’apprenant au cours de sa formation. Elle s’occupe plus de ce qui se passe ailleurs que de ce qui se passe au Kasaï. Elle se soucie très peu de l’avenir professionnel des apprenants. Elle produit des gens sans appétence pour le monde pratique, incapables d’utiliser les richesses du monde dans lequel ils vivent, et de le transformer. Elle sécrète donc le chômage. A propos de cette école Erny écrit : « ‘A mesure qu’elle se développe et touche un nombre d’enfants plus élevé, le problème des débouchés commence à se poser, de manière parfois dramatique. Les rêves de promotion pour tout un groupe familial que l’on échafaudait à partir de l’entrée à l’école d’un individu se révèlent illusoires... Il faut tenir compte aussi du fait que l’école conçue selon un modèle européen s’altère rapidement une fois exportée loin de son milieu d’origine à partir du moment où elle doit affronter une mentalité qui ne lui est pas habituelle, être confiée à des enseignants qui ont eux-mêmes été formés dans un contexte différent et s’adresser à des enfants qui n’ont pas un acquis préalable identique à ceux d’Europe’ »9.

Pour cette approche de la société traditionnelle et moderne nous nous servirons des modèles théoriques de Pierre Erny et de Marcel Jousse. Le premier a fait des études approfondies sur l’éducation coutumière africaine et le système scolaire africain, et le second a étudié le style oral. Nous nous servirons également de notre expérience comme Kasaïen et directeur d’école secondaire au Kasaï.

Dans le but de rechercher des repères pour penser et construire une pédagogie de la connaissance, dans la deuxième partie, nous étudierons les théories de la connaissance d’Aristote, de Kant et de Rousseau et les constructions pédagogiques de Pestalozzi, Freinet et Piaget. La question qui nous préoccupera dans l’approche philosophique est de savoir comment nous vient la connaissance. En allant à la source, nous analyserons la théorie de la connaissance d’Aristote. Il l’a construite grâce à ses contacts avec Platon et les sophistes, sans oublier ses expériences personnelles. C’est pour cela que nous verrons les débats d’Aristote avec les sophistes, et avec son maître Platon, avant de dire un mot sur sa théorie de la connaissance, matière et forme.

Kant démontrera que la connaissance provient de deux sources, l’expérience et le concept. Selon lui, la connaissance humaine est le résultat de l’union de la sensibilité et de l’entendement. Ni les concepts sans intuition, ni l’intuition sans concepts ne peuvent produire la connaissance. Celle-ci procède des deux. La théorie de Kant est influencée par celle de Hume qui soutenait que la connaissance n’avait qu’une source, l’expérience. C’est ce qui a fait sortir Kant de son dogmnatisme et l’a poussé à faire la critique de la raison pure pour connaître les possibilités humaines de connaître. Pour mieux comprendre cette théorie de Kant, nous parcourrons d’abord la théorie de la connaissance de Hume.

Rousseau nous montrera comment on peut connecter l’expérience et le concept dans l’apprentissage pour permettre à l’apprenant de construire sa connaissance. Historiquement Rousseau (1712-1778) précède Kant (1724-1804). Si nous exposons sa théorie de la connaissance après celle de Kant, c’est parce qu’elle offre une bonne transition pour aborder l’approche pédagogique.

Afin de savoir comment organiser l’interaction sujet apprenant/monde environnant, nous étudierons les constructions du rapport de l’enfant à l’environnement dans l’Education nouvelle et spécialement chez trois auteurs : le pédagogue suisse Heinrich Pestalozzi (1746-1827), le français Célestin Freinet (1896-1966) et le psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980). Chez le premier nous étudierons son principe d’Anschauung, chez le deuxième, il s’agira de l’école pour la vie, et chez le troisième de la construction de l’intelligence et des connaissances.

Pour Pestalozzi, nous le verrons, la vie est un facteur d’éducation : l’on doit faire une large place à l’environnement pour développer les structures, les capacités et les stratégies d’action de l’apprenant. Toute éducation doit avoir pour point de départ l’intuition sensible, le choc des choses, Anschauung. Celui-ci est le fondement du savoir. A chaque moment de son développement, l’enfant doit garder le contact avec son environnement.

D’après Célestin Freinet, l’école doit être reliée à la vie, elle doit puiser dans la vie présente et passée pour pouvoir construire l’avenir, elle doit être centrée sur l’enfant membre d’une société. Les contingences de la vie sont déterminantes pour la formation de l’homme. C’est à l’école que l’enfant doit apprendre à maîtriser son milieu. Et nous ferons état de ses techniques pour l’action.

En examinant la théorie de la construction de l’intelligence et des connaissances de Jean Piaget, nous trouverons que pour lui, à chaque niveau du développement humain, l’esprit incorpore l’univers à lui. En assimilant les objets de l’environnement, l’action et la pensée sont obligées de s’accommoder à eux. Deux processus fondamentaux sont essentiels à tout équilibre mental et toute construction. Il s’agit de l’assimilation et de l’accommodation. L’être humain se construit et construit ses connaissances au contact des choses et des personnes, par ses actions et ses expériences.

Notre travail s’inscrit dans le courant de l’Education nouvelle dont le champ de référence est la psychologie avec ses valeurs sous-jacentes que sont l’épanouissement personnel, la responsabilisation du sujet, la liberté, l’implication dans le social, la coopération entre les personnes, la justice, l’égalité... Ces valeurs, ces postulats forment le soubassement de notre travail et sous-tendront tout notre raisonnement. Et ce sont ces postulats qui nous ont guidé dans le choix des auteurs que nous étudions au cours de ce mémoire. Nous avons choisi des philosophes et pédagogues porteurs de ces valeurs.

Dans la troisième partie, au regard de ce qui aura été découvert dans les deux premières, nous tenterons de donner quelques principes directeurs d’une pédagogie de la connaissance en liaison avec la situation du Kasaï. Notre souci est de produire l’intelligibilité, d’éclairer les enseignants, leur donner un certain nombre d’outils qu’ils auront à moduler, à faire évoluer, à réinventer compte tenu des circonstances de lieu et de temps, et des sujets apprenants en présence pour susciter et stimuler les apprentissages. Nous essaierons d’abord de montrer les ressemblances entre l’éducation ancestrale du Kasaï et les réflexions et constructions des auteurs que nous aurons étudiés pour montrer que les principes que nous donnerons tirent leur origine de l’environnement et par là peuvent être un vrai moteur pour la pédagogie de la connaissance dans les écoles du Kasaï. La grande ressemblance, c’est l’ancrage des apprentissages dans l’environnement. Et afin d’éviter qu’on fasse l’amalgame entre l’éducation ancestrale et la pédagogie moderne, nous indiquerons les différences fondamentales entre les deux pédagogies. Tandis que l’éducation traditionnelle immerge dans la nature, la pédagogie moderne est volontariste, constructiviste, etc. Elle se sert de l’environnement pour amener l’apprenant aux concepts, à l’universel qui lui permettront de mieux comprendre et agir sur l’environnement.

Ensuite nous donnerons certains principes et propositions pour la construction de connaissances. Nous parlerons entre autres de l’articulation de concept et expérience, des savoirs essentiels à faire découvrir grâce aux situations environnantes, de l’intérêt dans l’apprentissage, de l’interdisciplinarité, etc. Afin d’être fidèle à notre sujet de l’environnement et de la pédagogie de la connaissance, pour chaque principe, nous montrerons son origine dans l’éducation naturelle du Kasaï, nous l’enrichirons avec les réflexions et constructions des auteurs que nous aurons étudiés. Et pour permettre à l’école de s’ancrer dans l’environnement du Kasaï, notre réflexion sera truffée, pour certaines disciplines, d’exemples tirés du milieu.

Enfin, nous estimerons qu’on ne peut pas parler de la construction de connaissances sans prendre en compte les conditions et l’atmosphère dans lesquelles celle-ci se déroule. Voilà pourquoi pour permettre à l’apprenant de donner du sens à l’acte de connaître et mobiliser ses potentialités, nous mettrons entre les mains de l’enseignant certains instruments. Nous indiquerons certains gestes, comportements et attitudes qui peuvent favoriser ou bloquer les apprentissages. Nous citerons le respect et l’affection, la contrainte pour la liberté, la discussion et la collaboration, la prise de conscience, l’estime de soi. Ces comportements, gestes et attitudes favoriseraient les apprentissages, tandis que le contraire les bloquerait.

Notes
1.

KI-ZERBO (J.), Eduquer ou périr, Paris, Unicef-Unesco, 1990, p. 99.

2.

FERRIERE (A.), L’école active, tome I, Neuchâtel et Genève, éd. Forum, 1922, p. 11.

3.

PORCHER (L.), FERRAN (P.) et BLOT (B.), Pédagogie de l’environnement, Paris, Armand Colin, 1975, p. 18.

4.

In Dictionnaire de Pédagogie, Bordas, 1996

5.

In Encyclopedia Universalis, Vol. 8, p.101.

6.

ERNY (P.), L’enfant et son milieu en Afrique noire, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972, p. 270.

7.

JOUSSE (M.), Le parlant, la parole et le souffle, Paris, Gallimard, 1978, p. 319.

8.

ERNY (P.), op. cit., p. 134.

9.

ERNY (P.), op. cit., p. 272.