B Les techniques pédagogiques dans le style oral du Kasaï

L’éducation ancestrale se fait oralement, rien n’est écrit sur papier. Pour que le message soit bien fixé, bien mémorisé, et transmis sans beaucoup de risques de détérioration, certaines techniques pédagogiques sont utilisées. Ce sont ces techniques du style oral que nous allons explorer au cours de ce volet.

Le style oral privilégie le symbole, le contact vécu et concret. Il utilise des représentations figurées, imagées, concrètes pour exprimer les notions abstraites. On trouve les éléments symboliques dans l’environnement immédiat. Pour exemples, le renard symbolise la ruse, la tortues la lenteur, le lièvre la rapidité, le bananier la fertilité, la pierre l’invulnérabilité. Ces êtres ou objets étant concrets et connus, s’imposent avec force dans l’esprit. Dans ce style l’homme joue aux métaphores et apprend par comparaisons. La mentalité traditionnelle est fondamentalement comparative. Elle insère gestuellement les choses en elle et les fait parler d’elles-mêmes en les comparant ou en les opposant. On ne peut pas facilement oublier ces oppositions sémantiques parce qu’elles sont, selon leur expression, les ‘« vivants reflets d’une pierre rare’ »25.

Pour faciliter le bon usage de la parole, son enregistrement et sa transmission, la tradition a découpé la matière à enregistrer en pièces, de tailles différentes selon les procédés mis en oeuvre, et qu’on appellerait pour cela des procédés mnémotechniques. D’après Jousse, c’est le partage pour le portage. Le résultat présente dans la tradition orale des pièces comme des formules, des proverbes, les titres de bravoure, des devinettes, des fables, des chants, des récits, etc. Ces éléments restent souvent formulés de la même manière de génération en génération, de telle sorte qu’il se crée une mémoire collective. L’usage de proverbes, de devinettes, de fables et récits étiologiques et épiques est d’une grande importance dans l’éducation traditionnelle du Kasaï en particulier et de civilisations orales en général. Les leçons données sont bien ficelées et cristallisées de sorte qu’elles sont faciles à porter. Dans ce milieu traditionnel, l’auditeur qui est en même temps l’apprenant, quitte chaque fois son enseignant avec de nouveaux noyaux impeccablement taillés et solidement sertis dans sa mémoire, des joyaux durs et brefs, faciles à porter et à transmettre.

Le rythme vivant de la langue est utilisé pour la mémorisation et remémoration. Pour Jousse, le rythme à tous les degrés vient prêter son adjuvant mnémonique au style oral qui s’appuie si profondément sur la mémoire, mais sur la mémoire intelligente et comprenante. Le rythme n’est nullement une chose factice, artificielle et artistique, imposée du dehors à une matière sans rythme. Il est bel et bien un élément consubstantiel à la pensée et son expression26. Il n’y a pas d’un côté le rythme et de l’autre la pensée qui crée le rythme. Le rythme et la pensée sont imbriqués et ne se découpent pas.

Le rythme est un outil mnémonique et utilitaire. Il n’est pas une simple jouissance esthétique. Si les propositions ont un rythme, c’est surtout pour qu’elles puissent se retenir par coeur. C’est ainsi que les hommes et les femmes de style oral peuvent improviser et mémoriser leurs différentes instructions en toutes matières sous des formes traditionnelles éprouvées et élaborées.

La musique aussi joue un rôle de soutien à la mémorisation et remémoration des leçons. A ce sujet Jousse écrit : ‘« Ce n’est plus seulement la langue ethnique et ses rythmes spécifiques qui entrent en jeu. La mélodie va aussi jouer son rôle d’aide à la récitation et apporter aux ‘perles-leçons’ une nouvelle force cristallisante. Il ne s’agit pas là de musique qui vient en arabesques sonores se plaquer sur des textes, mais d’une ‘sémantico-mélodie’ jaillissant du sens même des mots. C’est toujours l’homme agissant, pensant et connaissant, mais aussi s’exprimant avec les plus subtils frémissements des émotions qui affleurent des profondeurs’ «27.

En toute leçon vivante et traditionnelle, nous retrouvons des forces cristallisantes et compénétrées : les paroles ‘rythmées-intelligées-mélodiées’. Dans la remémoration, ce pourra être la parole qui aidera davantage, ou ce sera le rythme, ou alors la mélodie. Quand on sentira le besoin d’un secours mnémonique, on aura la mélodie qui viendra d’elle-même, ou ce sera le rythme, ou ce sera la parole. Le langage rythmé et ‘mélodié’ est élaboré pour être mémorisé28.

Dans les compositions de style oral on trouve des parallélisme des formules, des parallélismes des récitatifs portés par un corps oscillant symétriquement. C’est le partage qui tend au portage dans l’expression gestuelle et orale, car le balancement29 facilite l’expression. On partage pour mieux mémoriser et porter le message. Il y a la droite et il y a la gauche. Il y a l’avant et il y a l’arrière. Il y a le haut et il y a le bas. Et au centre, l’homme qui fait le partage.

Lorsque l’homme se balance, la distribution des gestes de ses mains va également se balancer. S’il fait tel geste vers la droite, d’emblée, il va faire tel autre geste vers la gauche. Si on parle du ciel, on parle également de la terre. Quand on cite les oiseaux du ciel, on citera également les bêtes de la terre ou les poissons qui sont dans l’eau. Nous aurons là une sorte de distribution permettant à la mémoire et à l’intelligence de travailler sans trop de failles.

Un geste propositionnel en déclenche ainsi un ou deux autres qui, physiologiquement et sémantiquement, se balancent avec lui. Ces deux ou trois balancements physiologiques et sémantiques forment une vivante et dansante unité logique, une sorte de schème rythmique binaire ou ternaire. Pour mieux transmettre les leçons, on les a bloquées. En les bloquant, elles ont produit des ensembles. Ces ensembles se sont équilibrés pour se porter plus facilement. C’est ce groupement que Jousse appelle récitatif.

La parole au Kasaï n’est pas simplement récitée ou rythmée, elle est aussi chantée et dansée. Le recours au chant et à la danse est une des méthodes pour la fixation du message. Avec Kabasele on peut dire que le chant fait vibrer la parole d’une manière spéciale et donc la rend plus attrayante et la fait pénétrer d’une manière spéciale. La danse quant à elle, est un instrument d’harmonisation, qui par le rythme, amène tout le corps à la communion avec l’esprit. Redire ce qu’on a appris, c’est très bien. Mais danser ce qu’on a appris, c’est encore mieux, car c’est tout soi même qui désormais habite ce que l’on a appris. Re-écrire ce que l’on a appris, c’est très bien ; mais le re-écrire non plus avec de l’encre sur du papier, mais l’écrire avec son corps et dans son corps c’est encore mieux30. La danse n’est pas simple divertissement, ou une manifestation de fête, la danse est un outil d’harmonisation, qui peut intervenir partout, dans la joie, dans la douleur, dans le travail, dans la prière, dans l’enseignement... Elle est aussi un adjuvant de la mémoire et de l’intelligence.

On utilisait au Kasaï ces techniques éducatives de chant et de danse quand on voulait transmettre des messages dans toute la région. Qu’il nous soit permis de rappeler qu’à la tête d’une chefferie ou d’un village, il y avait un chef, mais entouré des conseillers appelés bakole, l’élite du village. Ces derniers sont répartis en quatre groupes distincts. Le premier a un rôle politique : ordonner, juger, sanctionner.. Le deuxième groupe de bakole comprend les gardiens et les protecteurs des villages contre les fauteurs de troubles internes ou externes. Ce sont des vigiles et des gens de guerre proprement dits. Le troisième groupe est constitué de guérisseurs et de devins. Et dernier groupe était constitué des éducateurs du peuple et de la jeunesse.

Ces éducateurs concevaient des opinions et les propageaient au sein du peuple par les chansons, les jeux, les légendes, les fables et les proverbes. Quand il y avait des problèmes dans la société, au cours du conseil de chefferie appelé cianda, après avoir trouvé des solutions et des enseignements, on demandait à l’élite chargé de l’instruction d’inventer des aphorismes, des contes, des chants, des danses. Ils travaillaient de concert avec les orchestres qu’ils mandaient à passer de village en village pour faire passer le message ou leçon. Pour exemples, les danses Mùtodi (1930), Nzebbà (1933), Tishimbi (1936), Ntinko (1939), M’wuà Kadima (1942), Mwukua Bumba (1945), Kapinga Yamba (1950). Ces danses et chansons sont sorties des cercles des bianda. Chaque danse et chanson véhiculait toujours un message au sein de l’ethnie. Cela de proche en proche, de village en village jusqu’au retour de la troupe au point de départ31.

L’homme du Kasaï, homme de style oral, ne s’exprime pas uniquement avec sa bouche, mais avec son corps tout entier. Face au cosmos, c’est le corps tout entier de l’humain qui reçoit le réel et c’est par tout son corps qu’il s’exprime et enseigne. Tout le corps est au centre de la pédagogie en tant que lieu de médiation et de connaissance. Mais il est nécessaire de le reconnaître, c’est une pédagogie populaire non formalisée. Il n’y a pas de vraie réflexion sur la pratique pour en avoir une plus grande intelligence et orienter l’action. On suit tout simplement la nature.

Dans le volet C, pour mieux pénétrer la pédagogie du Kasaï, nous allons analyser trois instances de l’éducation traditionnelle. Il s’agira de l’éducation par les proverbes, les contes et chant poétique, kasala.

Notes
25.

JOUSSE (M.), L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1974, p. 241.

26.

JOUSSE (M.), Le parlant, la parole et le souffle, p. 167.

27.

JOUSSE (M.), L’anthropologie du geste, p. 163.

28.

JOUSSE (M.), L’anthropologie du geste, p. 186.

29.

Jousse emploie ce terme de balancement ou lieu du mot hémistiche, terme poétique, pour garder à la formule orale tout son sens.

30.

KABASELE (L.), « l’éducation en Afrique noire », conférence à Alexandroupoli, 1999, p. 9.

31.

MABIKA (Kalanda), La révélation du Tiakanyi, Kinshasa, Lask, 1992, p. 49.