2 - Aspect éducatif du conte et du chant poétique kasala

Par delà cet aspect ludique et festif du conte et du chant héroïque du Kasaï se trouve un autre aspect non moins négligeable. Le conte africain en général et kasaïen en particulier et le kasala sont des instruments d’éducation tant du point de vue moral et religieux que du point de vue intellectuel.

Les contes concourent à la formation de la sensibilité aussi bien de l’enfant que de l’adulte. Les contes avec enfants ou adultes comme héros ne peuvent laisser les enfants insensibles. Ils sont viscéralement touchés par les souffrances de l’orphelin chez une marâtre cruelle, ses aventures, seul, dans un milieu étranger. Les malheurs de l’enfant indocile les interpellent. On voit les enfants dans l’abattement, dans la tristesse, dans l’allégresse tant que le héros du conte est en butte aux malheurs ou accomplit des actes de bravoure.

L’enfant s’imprègne des préceptes sociaux, religieux et moraux en écoutant les récits captivants que lui font ses parents, les conteurs. Il les assimile sans s’en rendre compte. D’ailleurs souvent dans les familles, les contes ne sont pas racontés au hasard. On respecte les capacités psychiques de l’enfant. Ils sont judicieusement choisis en rapport avec la vie au quotidien de l’enfant. L’on veut le prévenir contre tel danger, combattre tel vice et l’on veut lui inculquer tel esprit, on lui raconte des contes y afférents. L’enfant essaie de s’identifier aux images qui lui sont proposées, de reproduire les comportements et les attitudes des acteurs en jeu. Les images des contes sont déterminantes dans la formation des représentations psychiques et de la personnalité de l’enfant du Kasaï.

Nombre de contes portent sur les rapports sociaux, les relations interpersonnelles, les relations entre frères et soeurs, entre parents et enfants, la marâtre et l’orphelin, les chefs et les sujets. Grâce aux contes, l’enfant apprend les structures et les lois qui régissent la société traditionnelle, l’organisation du monde dans lequel il vit. Les contes diffusent les valeurs de la société, les interdits et les tabous. D’aucuns parlent de dieux, et du Dieu, origine de toutes choses.

Quant au chant poétique, kasala, il éveille et inculque l’amour et l’estime de son clan, de sa famille et de soi, il transmet les goûts et les sentiments du groupe social. Faïk-Nzuji dira : ‘« Il semble que l’intention première du ’ ‘kasala’ ‘ est d’émouvoir et de susciter chez les auditeurs des réactions diverses en rapport avec l’événement présent. En effet, miroir de la société, le kasala apparaît à ceux qui savent le sentir, comme un être vivant qui, à lui seul, contient les aspirations, les désirs, les goûts et les sentiments de tout un groupe social. Ces aspirations, désirs, goûts et sentiments, il les cristallise en lui et les transmet de génération en génération. (...). D’ailleurs, ce n’est pas seulement un reflet de vie qu’il contient, mais la vie toute entière dans ce qu’elle a d’immortel : ’ ‘mooyo’ ‘, qui lui confère un étrange pouvoir d’émouvoir celui-là même qui l’a créé. Ce n’est pas sans raison que la personne qui entend le kasala le sent la pénétrer jusqu’au tréfonds de son être et éveiller en son corps et son esprit, ce magique remuement pour lequel l’Homme n’a pas encore trouvé de nom’ »42.

Les enfants et les jeunes en écoutant le kasala chantant les bravoures de héros de leur village acquièrent l’amour des anciens, de leur lignage, l’estime d’eux-mêmes, et recherchent de l’une ou de l’autre façon à faire mieux pour laisser des traces dans l’histoire de leur village. Comme pour les adultes, les enfants et les jeunes trouvent aussi consolation dans les moments difficiles, se défoulent en déclamant ou en écoutant le kasala.

L’apprentissage des contes et du chant poétique kasala se fait oralement et il n’y a aucune école spéciale organisée à cet effet. Les enfants comme d’ailleurs les adultes les apprennent en écoutant attentivement les conteurs et les poètes avec le projet de retenir pour en faire usage au moment opportun. Certains soirs, quand l’auditoire est réuni, deux d’entre eux viennent se mesurer. Les auditeurs qui sont aussi des apprenants s’ingénient à retenir ce que les maîtres exposent.

Le répertoire des contes que les enfants possèdent est une preuve patente que les enfants ont une attention soutenue quand on leur raconte les contes. Avec un plaisir réel, ils retiennent l’ordre des séquences, les expressions, les aphorismes. Ainsi les enfants apprennent l’art de la parole et à s’exprimer en public. Selon N’dak, la séance de contes peut être considérée comme un exercice de mémoire et une occasion de faire preuve de cohérence, de logique et de manier le verbe43.

Les contes éveillent chez l’enfant la curiosité et stimulent son imagination. En écoutant les contes l’enfant produit lui-même des images dans son psychisme. Il se trouve devant ses propres pensées. Ce qui lui permet de forger ses propres représentations sur les choses, les animaux et les personnes, et d’être créatif. Son imaginaire se nourrit des actions et des paroles racontées. De plus, les contes ‘« présentent souvent des situations difficiles, mais la manière intelligente dont les héros s’en tirent est, pour l’auditeur, une lumière qui l’éclaire sur le chemin difficile du combat de la vie ’»44. Il est aussi des contes, charades ou énigmes, dans lesquels l’assistance est appelée à résoudre un problème, à imaginer une issue...

Les contes alimentent chez l’enfant le désir de connaître et de comprendre. Ils le poussent à savoir plus sur ce qui est raconté, si possible à tenter la même expérience, ou à imaginer d’autres solutions. D’autres contes expliquent des choses curieuses ou insolites. Tels les contes qui tentent d’expliquer certains phénomènes de la nature, l’origine de certaines moeurs chez les animaux, les hommes et les êtres surnaturels, l’étiologie de certaines maladies. Quelques contes posent les problèmes du sens de la vie, de Dieu, de la destinée. Autant de réflexions auxquelles on peut se livrer.

Il est des contes qui donnent des informations sur la société ‘traditionnelle. Ils mettent en scène la vie des ancêtres, leurs coutumes, leur façon de voir les choses. « On trouve dans les contes l’histoire de l’installation d’une tribu, de la fondation d’un village, la genèse de telle ou telle pratique sociale, l’origine de l’émigration d’un peuple’ »45.

Ce que l’on dit des contes, on peut le dire mutatis mutandis du chant héroïque, kasala du Kasaï. L’apprentissage de kasala se fait en écoutant régulièrement et attentivement ceux qui le chantent ou le déclament. Les petites filles et jeunes filles l’apprennent encore dans les lieux de deuil où elles commencent à mêler leur voix à celles d’autres pleureuses.

Les apprenants retiennent par coeur des formules figées. Dans ce récitatif, on a un véritable trésor de perles jumelées : tel titre de bravoure appelle tel autre titre, tel verbe appelle tel autre verbe, tel adjectif appelle tel autre adjectif, telle image appelle telle autre. Ce qui n’empêchera pas l’élément personnel de sourdre, plus ou moins puissamment selon la personnalité ou l’ingéniosité de chacun. Le chanteur ne crée pas les formules, mais il crée avec les formules qu’il n’a pas inventées. En effet le chanteur étant en réalité un poète improvisateur doit savoir quelles formules choisir pour s’adapter aux circonstances pour lesquelles il chante. En plus, il doit savoir quelles expressions choisir et comment moduler sa voix et son élocution pour susciter chez les auditeurs les réactions recherchées. C’est donc un exercice de mémoire, d’apprentissage de la parole et d’imagination créatrice.

En apprenant le chant poétique, kasala, les enfants et les jeunes apprennent leur origine, leur généalogie, l’histoire de leur tribu et clan, leurs coutumes ancestrales, leur culture, les qualités et les défauts tant physiques que moraux de leurs ancêtres. ‘« Car, écrit Faïk Nzuji, le ’ ‘kasala’ ‘ est à la fois une oeuvre de circonstance et une référence aux événements précis, un chant de défi et d’exhortation, de guerre et de bravoure, de tristesse et de nostalgie, de louange et de souvenir historique ; bref un chant qui touche l’être humain dans toutes ses dimensions quelle que soit la circonstance’ »46.

Pour clore cette éducation par les proverbes, les contes et le chant héroïque, nous reconnaissons que cette éducation est purement reproductive. Tout est déjà orchestré par la société. Ce sont des exploits de la tribu qui sont chantés, des connaissances qui ne détachent pas beaucoup du concret qui sont véhiculées. L’éducation n’est que l’adaptation à ce qui est ou l’assimilation de ce qui se fait et se dit. La transmission orale de ces productions reposant sur l’usage de la mémoire, du rythme, de la mélodie et des gestes a pour effet de développer les capacités d’enregistrement, car les séquences entendues sont à reproduire le plus fidèlement possible. Mais il ne faut pas non plus être dupe. Les transmissions de bouche à oreille, de génération en génération engendrent souvent des altérations et des variantes.

Cette éducation développe aussi les facultés d’improvisation dans la mesure où le chanteur et le conteur s’adaptent à chaque fois aux circonstances du moment et choisissent les séquences et les aphorismes les plus adéquats et les plus significatifs. Imagination, fantaisie et émotion trouvent leur compte dans ces reproductions, « ‘mais en même temps elles sont canalisées, endiguées, coulées dans les moules culturellement figés, statiques et stéréotypés, qui enferment l’individu dans un univers de représentation relativement clos sur lui-même’ »47. Il est encore pénible de constater qu’aujourd’hui on se contente encore de réciter du traditionnel, mais on ne crée plus. On ne construit plus de nouveaux proverbes, ni de nouveaux contes. L’esprit d’observation du réel et de créativité semble s’être envolé.

Par delà cet enseignement par les proverbes, les contes et le chant héroïque, la tradition du Kasaï comme d’ailleurs la tradition africaine en général a structuré son action éducative. Elle ne s’est pas contenté de cet enseignement non organisé, laissé au libre choix des individus et aux aléas de la vie et des événement. Elle a créé des institutions à visée éducative nettement claire qui prennent un caractère initiatique. C’est l’objet du volet qui suit.

Notes
42.

FAÏK-NZUJI, op. cit., pp. 49-50.

43.

N’DAK (P.), op. cit., p. 167.

44.

N’DAK (P.), op. cit., p. 170.

45.

N’DAK (P.), op. cit., p. 175.

46.

FAÏK-NZUJI (C.), op. cit., p. 56.

47.

ERNY (P.), op. cit., p. 172.