D Les rites d’initiation

« ‘Pour le Négro-Africain, note Senghor, la réalité d’un être, voire d’une chose, est toujours complexe puisqu’elle est un noeud de rapports avec les réalités des autres êtres, des autres choses ’»48. Aucun élément de l’univers n’est indépendant. Les vibrations qui sont en dehors de nous ne sont pas indépendantes, mais toujours interagissantes. Il y a une interpénétration du religieux et du profane, une compénétration de l’univers visible et de l’univers invisible. L’univers apparaît, à l’Africain en général et au Kasaïen en particulier, à tort ou à raison, comme un ensemble d’êtres semblables à lui, qui agissent les uns sur les autres. C’est cette hominisation que certains ethnologues ont appelée l’animisme. Dans le cosmos tout interagit. Aucun phénomène n’est isolé. Et la vie est conçue comme une unité où tout est relié et interagissant.

L’homme n’est pas, d’un côté de la chair, de l’autre côté de l’esprit. Le visible et l’invisible sont liés. Au Kasaï traditionnel, au côté visible et apparent des choses, correspond toujours un aspect invisible et caché qui sous-tend le visible. Les choses comportent souvent une face plausible et une face dissimulée. Il y a des significations cachées derrière l’apparence des choses qu’il faut découvrir.

Cela étant, les initiations s’imposent. L’humanité ne va pas de soi. Le nouveau-venu dans ce monde ne peut pas de lui-même tout savoir et tout décoder. Il ne peut pas de lui-même savoir se conduire. D’où le devoir des Anciens d’initier les jeunes générations, les nouveaux venus dans une fonction sociale, de leur distiller des enseignements et des connaissances sur l’origine du monde, celle de l’homme, du bien et du mal, de les amener à connaître le monde proche, matériel, géographique et historique dans lequel ils vivent. Et enfin comme Senghor l’écrit : « ‘Ces initiations ont pour but ultime l’intégration du monde terrestre dans l’univers cosmique, de l’homme en Dieu. Elles comportent l’enseignement, non seulement des liens entre la terre et l’univers, la créature et son créateur, mais encore des techniques d’intégration de l’un en l’autre. Les instruments de ces techniques d’essentialisation, ce sont les temples et les cérémonies d’initiation avec leurs rituels : paroles, gestes, danses, chants, poèmes, etc. »49.’

Pour la tradition du Kasaï, l’éducation n’est jamais achevée. Elle commence à la naissance et ne finit qu’avec la mort. L’éducation est conçue comme une initiation, et donc comme un rite, un processus mystique. L’initiation n’est pas quelque chose d’un jour, c’est un processus global amorcé longtemps avant sa ritualisation et sa célébration. D’ailleurs, vu la diversité des faits initiatiques, il convient de parler des initiations au pluriel. Les initiations s’étalent sur toute la vie de l’individu car celui-ci, jusqu’à la mort, n’est jamais pleinement accompli comme être. Ainsi les initiations l’introduisent au fur et à mesure dans le mystère de l’existence de l’être humain. Buakasa écrit : « ‘L’initiation est généralement longue ; elle peut s’étendre à la vie entière. Elle commence en famille, dans les groupes d’âge, aux jeux ; elle se poursuit dans la participation des jeunes à des travaux adultes et à la vie de la communauté sociale ; elle se confirme et s’approfondit à l’issue de la première initiation qui fait le passage de l’irresponsabilité de l’enfant à la responsabilité de l’adulte, et se spécialise dans les confréries ou sociétés secrètes et dans les écoles initiatiques spéciales pour prêtres, dirigeants thérapeutiques, hommes de génie, sorciers’ »50 Toutes ces étapes requièrent une formation et information spéciale. Et on accomplit des cérémonies particulières qui marquent le fait qu’une personne passe d’un rôle, d’une phase de sa vie ou d’un statut social à un autre.

Dans le cadre de notre travail, nous allons nous intéresser uniquement aux rites d’initiation par lesquels les jeunes passent de l’enfance à la société adulte. « ‘Ce passage est un mystère dans lequel on est déjà engagé depuis la conception, mais que l’on a à revivre rituellement au cours de la réclusion et que l’on continuera de vivre après l’initiation’ »51.

Avec les rites d’initiation, l’éducation traditionnelle au Kasaï atteint son apothéose. Ces rites préparent les jeunes à prendre leur place dans le monde des adultes et leur ouvrent les yeux sur les réalités de la vie. ‘« L’éducation traditionnelle, souligne Erny, atteint son plus haut degré de conscience au moment des initiations. L’intégration rituelle au monde des adultes doit être suivie et complétée par une mise à jour des connaissances, des aptitudes, des comportements. L’individu doit être éprouvé, c’est-à-dire à la fois examiné et endurci, en vue de ce qui l’attend. C’est à travers la pédagogie initiatique qu’apparaissent le plus clairement les valeurs idéales qu’une société propose ouvertement à ses membres. Mais cela ne signifie pas qu’elles seront enseignées sous la forme d’un code ou d’un catéchisme, et expliquées rationnellement. Des enseignements de ce genre ne sont pas absents, mais ils apparaissent très secondaires : c’est davantage en faisant vivre à l’enfant, intensément, à travers des situations symboliques et rituelles, tout ce que représente pour lui et la société ce moment de l’accession à l’âge adulte, que la culture traditionnelle espère lui en faire mesurer la signification’ »52. Au Kasaï, et précisément chez les Baluba, l’initiation d’intégration à la société des adultes n’est pas géminée. Les garçons sont séparés des filles.

Notes
48.

SENGHOR (L. S.), Oeuvre poétique, Paris, Ed. du Seuil, 1990, p. 390.

49.

SENGHOR (L. S.), op. cit., pp. 373-374.

50.

Cité par MVUANDA (Jean de Dieu), Inculturer pour évangéliser en profondeur. Des initiations traditionnelles africaines à une initiation chrétienne engageante, Berne, Peter Lang, 1998, p. 277.

51.

MVUANDA (Jean de Dieu), Inculturer pour évangéliser en profondeur, p. 278.

52.

ERNY (P.), op. cit., pp. 17-18.