1 - L’initiation réservée aux garçons

L’enfant élevé dans le cercle familial reste quelque peu isolé. L’éducation dispensée par les parents, quelles que soient les interventions des autres membres de la société, peut toujours entretenir une rupture d’avec la vie de la communauté. Par les rites initiatiques, il s’agit de dissoudre cette individualité dans la collectivité et créer ainsi un nouvel être digne de sa société53. Les enfants ont reçu certes une éducation dans leur famille, il s’agit ici de consolider et d’harmoniser leurs acquis et leur ouvrir la voie à la vie adulte. Les connaissances déjà acquises sont retransmises avec le sérieux même du rite. On leur donne l’onction du religieux. « ‘Certaines initiations prolongées, fait remarquer Erny, comportent aussi des instructions sur le plan proprement technique, artisanal, agricole, etc. Il ne faut pas pourtant s’y tromper. L’enfant habituellement n’apprend rien de nouveau, mais on lui fait comprendre que les gestes techniques qui lui sont déjà familiers ont encore une autre dimension : eux aussi mettent l’homme en contact avec l’invisible, avec les morts qui habitent sous terre et les génies de la brousse ; eux aussi lui permettent d’agir sur des énergies cachées’ »54.

Le recrutement s’opère parmi les enfants de douze à quinze ans, et même les plus âgés non encore circoncis. On les arrache au monde profane et on les interne hors du village durant un à trois mois. Et chacun construit son abri. A l’abri de toute présence féminine, ils reçoivent des enseignements ésotériques, acquièrent des connaissances sur divers métiers et leur prépuce est réséqué.

Si la durée de l’initiation oscille entre un et trois mois, c’est à cause de l’ablation du prépuce. Les plaies ne se cicatrisent pas au même moment. La cicatrisation s’obtient grâce à l’administration de certaines plantes médicamenteuses. Et pour permettre une rapide guérison, il est interdit aux néophytes toute relation sexuelle et certaines nourritures qui rendent les plaies incurables. Quelquefois cependant les plaies se révèlent incurables, voire funestes.

Au cours de cette réclusion, les initiés apprennent des métiers comme l’halieutique, les pièges, la vannerie... et font certains exercices physiques requérant beaucoup d’énergies entre autres la danse, la course55. On mutile les phalanges, sans compter les douleurs de la circoncision sans anesthésie. On les prépare à affronter les écueils de la vie. Car, pense-t-on, la vie est ponctuée d’obstacles, de difficultés ; il convient de s’aguerrir pour les affranchir. L’on ne doit pas vivre dans l’illusion et le mirage comme si tout était facile dans la vie. Un proverbe dit : « ‘Bilengela mbyasa mu nkelenda’ », ce qui signifie le bien se trouve dans les épines. Il faut accepter d’en être piqué pour le décrocher. Voilà pourquoi on simule par avance les embûches et l’on y confronte les jeunes. On les fait travailler dur au cours de cette réclusion afin qu’ils acquièrent les moyens de fonder une famille. On les isole et on leur demande par exemple de traverser la forêt la nuit et voir l’aire sacrée où est dressé le totem tutélaire. On les laisse seuls un certain temps, sans moyens de subsistance. On demande à chacun de se débrouiller pour vivre. Il devra se fabriquer des outils, pêcher, chasser... Il devra ramasser les chenilles, les champignons, s’ingénier à faire ses repas, à se soigner s’il a un malaise... jusqu’au jour fixé du rendez-vous avec les initiateurs. Cela n’était pas sans risques : risque de rencontrer un animal féroce, risque d’être mordu par un serpent venimeux, risque de tomber dans un puits... Autant d’épreuves pour raffermir les jeunes et ébranler leur émotivité. On leur apprend et on les éprouve.

Ce n’est pas tout. Pendant cette période, ils reçoivent des enseignements divers. Ils reçoivent des enseignement sur la nature et sa gestion, sur l’origine du monde, de l’homme, du bien et du mal, etc. On leur donne des informations sur certaines pratiques magiques, quelques rites ancestraux et certains interdits. On leur explique pourquoi il faut aider les vieillards et les faibles, obéir au chef désigné par le peuple... Ntambwe Beya écrit : « ‘Les activités vespérales se confinent à l’apprentissage des règles de bienséance, des usages du clan, de la vie sexuelle, des maximes sapientielles, du respect des anciens et de la vénération des ancêtres’ »56. C’est ici le lieu où les initiateurs s’assurent si les jeunes connaissent et vivent suffisamment des valeurs auxquelles la société du Kasaï tient. Les savoirs déjà acquis sont retransmis avec le sérieux même du rite. On leur donne une onction du religieux. Tout est reproduit dans un cadre profondément mystique.

Les initiateurs mettent en exergue les valeurs de sociabilité qui se traduisent par les liens de sympathie, l’aide mutuelle au cours de l’internement. Ces valeurs sont manifestées davantage par les repas partagés, les discussions et les jeux. Les candidats et leurs initiateurs discutent et conversent sur les proverbes, les aphorismes, les contes. C’est l’occasion de développer l’éloquence et d’acquérir la sagesse.

Les néophytes reçoivent des instructions sur l’origine du clan, de la tribu, des ancêtres, du monde, sur la destinée humaine et les divinités. On communique aux jeunes des règles précises de la sexualité et l’on insiste sur les droits et les devoirs des conjoints, les bonnes relations à entretenir avec les beaux parents, etc.

Les jeux ne manquent pas de place dans ce dispositif de formation. A ce sujet Ntambue Beya écrit : « ‘De même les jeux qui occupent également le gros du programme journalier dans le camp initiatique, s’imprègnent d’un caractère éducatif’ »57. Les jeunes et les aînés jouent, chantent et dansent dans le camp.

Chaque jour, chaque famille de l’initié donne des denrées alimentaires pour les repas dans le bivouac. En cas de décès, c’est là que le deuil s’organise et les cérémonies initiatiques ne s’arrêtent pas pour autant. On considère que le candidat mort a été jugé indigne par les ancêtres de vivre dans la communauté. Les principales causes de la mort sont l’erreur lors de l’ablation du prépuce, la morsure d’un serpent, une maladie, une action des forces nocives de la nature.

Quand les initiateurs s’assurent que les plaies sont cicatrisées, et que leurs leçons sont assimilées, c’est-à-dire que les initiés mobilisent un certain nombre de savoirs, de procédures; de gestes et d’attitudes, ils annoncent la date du retour au village. Tout le village se jette dans les préparatifs de la grande fête qui consacre la fin de l’initiation. Leur sortie en public est pompeuse. C’est une journée de fête et de jubilations populaires.

A dater de ce jour, les initiés sont versés dans le monde des adultes. Ils peuvent avoir des relations intimes avec des femmes. Ils ont accès aux arcanes de la vie traditionnelle et peuvent prendre part au règlement des différends dans le village58. Mais ils sont invités à faire preuve de leur état d’initié par leur comportement et leur appréhension de la vie, et à être à l’écoute des vieux auprès de qui ils ont à recueillir plusieurs autres connaissances.

On l’aura remarqué tout tourne autour de l’environnement du Kasaï. On baigne dans l’environnement social, moral et religieux de la société. Toute l’éducation consiste à adapter les jeunes à cet environnement, aux structures existantes. On immerge dans l’environnement. Personne n’ose interroger les acquis ancestraux ; ont-ils gardé leur pertinence d’antan ? Qu’est-ce qui se passe ailleurs ? On ne met rien en cause. Pense-t-on alors que le Kasaï a le monopole de tout, qu’il a déjà tout découvert, et qu’il n’y a plus rien à chercher ? Ou estime-t-on que l’universel se trouve condensé dans la tradition familière du Kasaï.

Notes
53.

GUILMOT (M.), Les initiés et les rites initiatiques en Egypte ancienne, Paris, Anista, 1991, p. 31.

54.

ERNY (P.), op. cit., p. 180.

55.

NTAMBWE (B.), op. cit., p. 147.

56.

NTAMBWE (B.), op. cit., p. 147

57.

NTAMBWE (B.), op. cit., pp. 151-152.

58.

NTAMBWE (B.), op. cit., p. 148.