Immersion dans la communauté.

L’éducation traditionnelle établit un rapport entre l’enfant et la communauté, ce qui n’est pas mal, mais l’enfant reste dépendant de cette communauté. Au Kasaï on estime que l’enfant a besoin de la communauté pour se construire. La pédagogie populaire met l’enfant au contact des personnes. L’accent est mis sur les rapports entre individus, les personnes plus âgées, les groupes d’âge, et les personnes plus jeunes. La communication, la communion, les échanges vitaux sont jugés indispensables pour la construction de l’enfant. L’éducation vise l’identité personnelle et collective. Mais malheureusement on estime que la dimension sociale transcende la vie individuelle. L’individu s’efface parfois au profit de la communauté.

Il faut le reconnaître, certes les enfants observent les choses et les personnes, mais ils les regardent souvent avec le même regard que les Anciens. On ne pose pas des questions nouvelles pour trouver des solutions neuves afin de progresser. On vit tourné vers le passé. Les vues sont plus rétrospectives que prospectives. La qualité de la vie est garantie par la conformité aux traditions éprouvées par le temps. La pédagogie traditionnelle ignore l’esprit critique. Elle ne cherche jamais à intégrer la contradiction dans la pensée des éducables. Elle ne se dote nullement des instruments pour interroger la pratique, la situer, en rendre compte et s’en garantir une plus grande intelligence.

La pédagogie traditionnelle utilise les récits populaires (proverbes, contes, chant héroïque...), pour faire passer les enseignements. On instruit l’enfant au moyen d’images, de récits et d’actions symboliques dont le contenu dépasse largement en signification ce qu’il peut en saisir dans l’immédiat. Par ces images et ces récits, la connaissance est déposée en lui, et petit à petit elle s’explicitera tout en demeurant inépuisable. On agit sur l’enfant en façonnant et en ordonnant un complexe d’images chargées d’émotion qui prendront dans l’avenir valeur archétypique61. Ces récits populaires sont comme des graines que l’on dépose dans l’âme de l’enfant qui germeront et grandiront jusqu’à devenir des arbrisseaux envahissants. L’enfant s’en souviendra, s’y référera toute sa vie. Les modèles culturels ainsi façonnés constituent aux yeux de l’intéressé, comme le dit Erny, plus qu’un simple pattern de conduite, mais une véritable force vitale dont on ne peut s’affranchir sans mettre en cause et en danger sa propre existence et sa survie62. L’enfant reste prisonnier des conceptions de la communauté.

Pour la transmission et la conservation du message oral, la tradition a élaboré des techniques pédagogiques. La parole est rythmée, ‘mélodiée’, dansée, ‘gestuée’. Des propositions sont balancées pour être bien retenues. La tradition a découpé les messages en des pièces de tailles différentes et facilement transportables. Ce sont des proverbes, des devinettes, des titres de bravoure et de noblesse, des contes, des chants héroïques. Les leçons sont bien ficelées et faciles à porter de sorte que l’apprenant quitte chaque fois son enseignant avec des enseignements nouveaux bien taillés et solidement sertis dans sa mémoire. Les générations ont des outils verbaux essentiellement utilitaires, pour l’expression sociale et le portage de leur science, de toute la science de leur milieu ethnique. L’homme de style oral, où qu’il aille, transporte avec lui toute sa science. Mais c’est une science populaire, liée à la situation et à l’expérience ; c’est une science de la communauté dont les individus restent dépendants.

En dépit de tous les biens qu’on peut dire du style oral, on ne peut s’empêcher de noter son faible niveau d’accumulation et de diffusion. On ne le dira jamais assez, l’oralité est, à tout le moins, un frein à l’accumulation et à la diffusion des connaissances. Personne n’ignore les désavantages des messages transmis verbalement : la déformation, l’affabulation, l’oubli, l’amnésie, les possibles omissions et ajouts, le manque de durabilité.

Le sommet de l’éducation traditionnelle est l’initiation. Il y a plusieurs sortes d’initiations liées aux grandes étapes de la vie et aux rôles auxquels on est appelé à assumer dans la société. Pour le besoin de notre travail, nous nous sommes arrêté à l’initiation d’intégration des jeunes à la société des adultes. Le but de cette initiation rituelle est d’amener l’individu au moment où il s’achemine vers une maturité biologique, à atteindre en même temps une maturité comportementale. « ‘A un niveau plus conscient, comme l’écrit Mvuanda, de manière plus intense que durant toute l’enfance, les jeunes approfondissent à travers rites, enseignements, épreuves, la relation à soi-même, au groupe, à leur environnement familial, social, technologique, naturel et surnaturel. Ainsi est-on moulé pour devenir un véritable homme, une véritable femme selon l’idéal social’ »63. Par cette initiation, l’individu adopte les attitudes du groupe et est immergé dans la communauté.

Les épreuves de l’initiation rituelle de passage à la vie adulte sont un entraînement à la soumission et aux duretés de l’existence, et le prix à payer pour accéder à un nouveau statut. C’est une sorte d’examen pour voir si ceux à qui l’on confère le nouveau statut en sont dignes. Les apprentissages faits sont signifiants, reliés et intégrés à la vie, et en conséquence objet de motivations intenses. Ils sont prégnants pour toute la vie. Les discours sacrés que les candidats écoutent agissent sur l’émotivité, l’affectivité, la mémoire, et partant bloquent tout esprit de recherche et de vérification. Se trouve bloquée également l’émergence d’individualités capables de remettre en questions les acquis de la communauté pour les faire progresser. Les individus restent donc dépendants de leur communauté.

Notes
61.

ERNY(P.), op. cit., p. 133.

62.

ERNY(P.), op. cit., p. 274.

63.

MVUANDA (J. D.), op. cit., p. 270.