Il y a une forme d’autonomie dans l’éducation traditionnelle, mais l’enfant n’est pas vraiment autonome. Dès leur jeune âge, les enfants sont amenés à faire des expériences librement et à assumer des responsabilités. Et à l’issue de l’éducation traditionnelle, les résultats sont manifestes. Les éduqués prennent leur place dans le monde des adultes sans problème. Non seulement ils connaissent, mais aussi ils ont intériorisé leurs droits et devoirs, les coutumes de leur société, les valeurs et les principes pour agir et juger. Ils ont acquis certains schèmes de comportement. Ils sont imprégnés de la sagesse et de la science ancestrales véhiculées dans les contes, les aphorismes, le chant héroïque... Ils ont acquis l’art de la parole, ils savent manier le verbe, ils savent s’exprimer en public, tenir des discours sans papier. Ils ont des connaissances en histoire, en géographie, en sciences naturelles, en médecine... Ils connaissent certaines techniques leur permettant de vivre en harmonie avec leur milieu et de se conduire de façon autonome dans leur monde du Kasaï. Mais ces connaissances ne sont que tournées vers la pratique et l’intégration sociale hic et nunc. Au cours de son éducation, l’adolescent n’a pas acquis des instruments pour mieux les apprécier et faire son chemin en toute liberté.
En fin de leur éducation, les jeunes gens sont capables d’exercer un métier dans leur milieu, de se prendre en charge. Ils ont appris un métier dès leur jeune âge à l’école de papa et de maman. Il en est de même pour les jeunes filles, à l’issue de leur initiation, elles savent comment garder leur famille, protéger leur grossesse, prévenir les enfants contre nombre de maladies et même les soigner le cas échéant, exercer un métier, etc. Rappelons-le, pour les éventuels fiancés ce sont ces savoirs, qualités et comportements qui comptent plus que la simple beauté corporelle. Mais c’est une évidence, on reste captif des fatalités, on se fait dicter les lois par la nature, au gré de ses caprices. Les compétences acquises ne permettent pas à l’individu d’exploiter au mieux son environnement et être autonome.
L’éducation traditionnelle immerge dans la nature. Ces apprentissages des métiers se font dans la nature. Ce sont des techniques et pratiques ancestrales qui se transmettent de père en fils, de mère en fille. Il n’y a pas de réflexion sur ces pratiques. Il n’existe presque pas de recherche pour les faire évoluer, et acquérir l’autonomie. On croit que l’apprentissage va de soi. C’est question de faire comme les autres pour avoir des compétences souhaitées. L’on n’a pas encore pris conscience que l’homme a un pouvoir sur la nature et qu’il peut se donner les moyens pour développer sa science, son habileté technique et sa dextérité manuelle afin d’asseoir son autonomie.
Pour l’homme traditionnel, la réalité est complexe. Elle insère les connaissances dans une unité. Il n’y a pas de séparation entre diverses matières. La compartimentation des connaissances qui pourrait rendre impossible leur contextualisation n’existe pas dans l’éducation ancestrale. On relie les connaissances et on les situe les unes par rapport aux autres. Il y a une compénétration du religieux et du profane, de l’univers visible et invisible, du rationnel et du mystique. Tout est relié et tout interagit. Ce qui est loin d’être faux. Mais cela induit parfois des effets pervers qui contrecarrent tout esprit scientifique. Nous citerons la superstition, sorcellerie et le fétichisme. Les incidents les plus divers sont reliés de façon parfois surprenante. Un ancien étudiant du Congo raconte : ‘« Un des grands élèves de notre classe rendit son âme à Dieu le jour même de la rentrée scolaire. On pense que c’est son grand frère qui l’a offert chez le nganga (féticheur) afin de devenir un éminent forgeron. On dira la même chose une année plus tard lorsque sa mère expirera pour avoir été mordue par un petit serpent, en plein jour, à la porte de sa maison. Evidemment, le frère aîné de notre camarade devint un grand forgeron, mais il finira par sombrer dans la folie. Ainsi, disait-on, l’hypothèse est vérifiée : il n’est pas parvenu à fournir d’autres victimes, alors le voilà fou’ »64.
Quant au fétichisme, il est « la croyance qui pousse certains à préférer utiliser une force extérieure et étrangère à eux-mêmes, force qui résiderait dans des objets matériels. Cette force leur permettrait d’obtenir le bonheur, le succès, la richesse, le pouvoir..., souvent sans efforts personnels et sans travail.
« ‘En vue de résoudre les problèmes de la vie en famille ou en société, le fétichiste répugne à faire recours aux moyens naturels immédiats : le travail, l’association, le dialogue, la protestation verbale, la force morale ou de caractère, la force physique ou la violence organisée... Il préfère les moyens supra-naturels, souvent ou toujours illusoires’ »65. Personne ne peut nous démentir. Beaucoup de Kasaïens sont superstitieux. En cas de difficultés, de maladies, de la mort, loin d’analyser objectivement la question, nombre de gens songent à la sorcellerie, aux ancêtres, aux morts, etc., et les solutions sont recherchées dans ce sens. Les croyances, la sorcellerie, le fétichisme brident et annihilent tout effort d’intelligence, d’analyse et de recherche, et par là empêchent l’homme d’être autonome.
ERNY (P.), Ecoliers d’hier en Afrique Centrale. Matériaux pour une psychologie, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 19.
MABIKA (K.), La révélation du Tiakani, Kinshasa, Lask, 1992, p.29.