L’éducation traditionnelle se meurt.

Le système traditionnel d’éducation se meurt aujourd’hui sans être véritablement remplacé. Dans les villes, il n’enthousiasme guère. Certains enlisés dans la modernité la déprisent. Ils pensent qu’on n’a pas besoin de traditions, de l’environnement ancestral du Kasaï pour se construire. Et pourtant qui dit tradition dit, par le fait même, transmission d’éléments vivants, soigneusement reçus et séculairement élaborés à l’intérieur d’un milieu ethnique. Comme dit Jousse, tout part d’intussusceptions66. L’homme, étant inséré dans le cosmos et face à ce cosmos, reçoit, enregistre, intussusceptionne, rejoue et élabore sa tradition. Il prend conscience de ce qui constitue l’environnement, des mécanismes spontanés et essaie dans la mesure du possible de les orienter et les diriger.

On ne doit pas l’oublier, les Anciens avaient gardé un vrai contact avec la terre, avec les rythmes de la nature. Ils savaient observer la nature. Les récits, les connaissances et les enseignements qu’ils ont légués sont fondés sur l’observation de phénomènes de la nature et de leur environnement, et sont des tentatives d’explication de ce qu’ils observaient. Pour élaborer leur science et leur sagesse, ils observaient leurs réalités vitales les plus immédiates. Certes, ils n’avaient pas de cadre et d’instruments d’observation actuels, mais cela ne signifie pas qu’ils n’y voyaient rien. On n’a pas à confondre ignorant et illettré. Les Anciens, hommes et femmes de style oral, étaient certes illettrés et non ignorants. Ils étaient informés par leur pays. Ce qu’ils transmettent n’est donc pas négligeable. N’est-ce pas des matériaux pour des recherches scientifiques aujourd’hui ?

La tradition c’est ce qui unit l’homme à son passé et à sa terre. Et ‘« les éléments traditionnels sont de vivantes ‘PERLES-LECONS’ de Style oral : Perles lentement ‘cristallisées’, méthodologiquement ‘enfilées’ en récitations ordonnées et comptées pour aider à leur vivante ‘utilisation’’ »67. C’est donc une erreur que de vouloir aller de l’avant sans penser qu’un lourd passé, plus profond que nous-mêmes, nous précède, nous possède et nous meut. N’est-il pas vrai qu’un arbre ne monte haut que dans la mesure où il plonge davantage ses racines dans le sol ?

Que l’on nous permette, pour terminer ce volet, de rapprocher la société traditionnelle du Kasaï des sociétés dites closes dont parle Bergson. Selon ce philosophe, dans la société close, l’homme fait corps avec la société ; lui et elle sont absorbés dans une même tâche de conservation individuelle et sociale. L’individu et la société sont tournés vers eux-mêmes, indifférents au reste des hommes. Il y a un substratum d’activité instinctive primitivement établi par la nature, où l’individuel et le social sont tout près de se confondre68. Les éléments de la société exercent les uns sur les autres la pression. L’éducation dans la société close consiste dans l’adoption des attitudes du groupe. Et comme, chez l’être humain, l’intelligence menace toujours de rompre sur certains points la cohésion sociale, on a trouvé dans ces sociétés closes un contrepoids à l’intelligence : la fabulation. On parlera des ancêtres, des dieux qui sont là pour protéger la cité, réprimer les délits, récompenser, apporter à l’individu un surcroît de force. Les interdictions qui protègent l’ordre social ont l’onction du religieux et du surnaturel. Cependant, pour qu’une société progresse, il faut des âmes qui s’ouvrent et rompent avec la nature qui les enferme en elles-mêmes et, dans la cité, des individualités privilégiées qui poussent la société en avant par leur réflexion et leurs créations. Bergson appelle une telle société, ouverte. La société close est censée immuable, la société ouverte est mouvement, mobilité en principe, elle s’enrichit constamment des apports du génie humain.

Dans le deuxième chapitre, nous allons étudier le système scolaire du Kasaï, nous le regarderons à la loupe pour voir s’il favorise l’éclosion d’individualités créatrices à même de pousser le Kasaï en avant.

Notes
66.

Pour Jousse, l’intussusception, c’est la saisie du monde extérieur (suscipere), porté à l’intérieur, (intus). Suscipere = amasser, cueillir, intus = d’un mouvement qui porte à l’intérieur de soi-même.

67.

JOUSSE (M.), L’anthropologie du geste, pp. 36-37.

68.

BERGSON (H.), Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, P.U.F., 1967, p. 33.