C D’autres révélateurs de la crise : chômage et effritement des valeurs

Les enjeux de la scolarité c’est s’insérer dans la société, trouver un emploi, remplir des tâches dans la société et monter dans l’échelle sociale95. Durant le temps colonial et même quelques années après l’indépendance, l’obtention d’un diplôme apparaissait nécessaire pour accéder aux places les plus enviées de la société. A cette époque, les élèves ne songeaient même pas à leur avenir professionnel parce que déjà assuré96. Il y avait pour ainsi dire une certaine adéquation entre formations et emplois. La pénurie d’intellectuels devant prendre les postes de commandement après le départ des colonisateurs expliquait en grande partie cette situation.

Aujourd’hui cette fièvre vitale est tombée. Joseph Ki-Zerbo écrit : « ‘Les petits africains de l’école primaire rient encore. Mais dès le second cycle du second degré, ils se renfrognent et les étudiants sont souvent maussades. Ils semblent souvent écrasés par les frustrations anticipées... le chômage les attend ’»97. Pierre Erny note qu’à mesure que l’école ‘« se développe et touche un nombre d’enfants plus élevé les problèmes des débouchés commencent à se poser, de manière parfois dramatique. Les rêves de promotion pour tout un groupe familial que l’on échafaudait à partir de l’entrée à l’école d’un individu se révèlent illusoires’ »98.

Actuellement à cause de la généralisation des enseignements généraux longs, du manque d’intérêt pour les filières techniques, de l’absence ou de l’échec de l’industrialisation génératrice d’emplois, et de l’économie qui s’effrite, les diplômes n’accèdent plus aux emplois. A ce propos, Philippe Decraene écrit : « ‘En fin d’études, le problème des débouchés se pose d’un façon aiguë, le chômage des intellectuels ayant aujourd’hui tendance à se généraliser. C’est le cas au Zaïre... et l’émigration est impuissante à résoudre les difficultés qui résultent de cette situation ’»99.

Dans ces jours, non seulement le pays est dans l’impossibilité de donner du travail bureaucratique à tous ceux qui finissent les études, mais de plus il paie mal ses fonctionnaires. Ces derniers, réduits à la portion congrue, touchent moins de 50 dollars par mois et ne peuvent nouer les deux bouts du mois. D’aucuns abandonnent leur poste pour un métier plus rentable. Plus d’un fabrique des briques en terre qu’il vend pour survivre, d’autres vont à vélo à plus de 200 km acheter des tonnelets d’huile de palme à revendre, plusieurs sans formation adéquate se sont improvisés agriculteurs, pêcheurs, petits éleveurs ou carrément ‘creuseurs’ des diamants. Chaque jeune sait que seul un petit métier bien rétribué (auquel l’école ne prépare pourtant pas) lui assure la survie.

L’éducation ne prépare pas les éducables à se prendre en charge, à être indépendants, à se tirer eux-mêmes d’affaire, à affronter la vie réelle du Kasaï. L’école ne forme pas des hommes pratiques, aptes à toutes les initiatives, au travail dans la société du Kasaï qui se prête à l’agriculture, à l’élevage, à l’artisanat, au commerce, compte tenu de ses potentialités naturelles. L’école se contente de former les fonctionnaires qui attendent tout du gouvernement et de quelques rares sociétés existantes.

Immoralité et effritement des valeurs. On s’accorde à dire que les élèves n’ont pas de morale aujourd’hui. En effet les écoles sont confrontées aux problèmes d’immoralité, de drogue, de violence100. Les pratiques religieuses ont baissé dans les établissements scolaires. Plusieurs apprenants sont indifférents.

Et Pierre Erny parlant de l’école fait remarquer : ‘« On se plaint... de la crise d’autorité que traverse la société dans son ensemble, de l’effondrement général des valeurs auxquelles on demeurait attaché. Cela peut conduire certains à réagir et à envoyer leurs enfants chez des personnes de leur parenté restées plus à l’écart de l’évolution afin d’y être élevés conformément aux normes traditionnelles’ »101.

Cela va sans dire que, aux yeux de nombre de gens, l’école ne remplit plus sa mission. Les apprenants sont en mal de repères. Et pourtant la société a des valeurs auxquelles elle est attachée, mais ignorées par le système scolaire. Voilà qui pousse certains parents, dépités par l’éducation donnée à leurs enfants dans les écoles, à les envoyer aux sources, dans leur village d’origine pour être initiés aux normes traditionnelles encore vivaces.

Tout bien considéré, le problème pédagogique central du système scolaire actuel est sa déconnexion avec l’environnement des apprenants. L’école du Kasaï et du Congo désapprend à produire et à exploiter des ressources naturelles immenses du pays, par les matières enseignées, et par les méthodes d’enseignement qui ne font pas cas de l’esprit créatif et entrepreneur parce qu’elle n’est pas fondée sur le concret et le vivant mais privilégie les facultés de mémorisation et de répétition102. Nombre d’élèves qui apprennent des choses dont ils ne voient pas l’intérêt parce que très éloignées de leur condition d’existence sont démotivés. Ceux qui terminent les études ne sont pas suffisamment instrumentés pour s’insérer dans leur société et y exercer des tâches. Dans les volets D et E suivants qui analysent quelques programmes scolaires, et les méthodes et pratiques pédagogiques utilisées, nous démontrerons ce manque d’ancrage du système scolaire dans l’environnement du Kasaï.

Notes
95.

DURU BELLAT & HENRIOT- VAN ZANTEN (A.), Sociologie de l’école, Paris, Armand Colin, 1992, p. 47.

96.

KI-ZERBO (J.), op. cit., p. 53.

97.

KI-ZERBO (J.), op. cit., p. 53.

98.

ERNY (P.), L’enfant et son milieu en Afrique noire, p. 272.

99.

DECRAENE (Ph.), Vieille Afrique, Jeunes nations, Paris, P.U.F., 1982, p. 36.

100.

Cfr. Contribution du Secrétariat de la Commission épiscopale de l’Education chrétienne du Zaïre à l’assemblée régionale du secrétariat régional Afrique et Madagascar, à Nairobi du 3au 18 octobre 1996, pp. 6-7.

101.

ERNY (P.), L’enfant et son milieu en Afrique noire, p. 272.

102.

KI-ZERBO (J.), op. cit., p. 70.