E Analyse de méthodes et pratiques pédagogiques de l’école

Généralement, la leçon se prépare selon un plan bien connu : une introduction, une présentation, une période d’exposition orale et/ou écrite, une période d’exercice et une conclusion. L’enseignant expose sa leçon et la classe écoute. Il s’adresse à la classe et non à l’élève. Ses efforts sont centrés sur l’élève moyen. Comme l’écrit Dottrens : ‘« Un enfant qui a de la peine à comprendre le retarde, un élève brillant qui comprend trop tôt le dérange. L’un et l’autre viennent troubler la magnifique ordonnance des leçons que le maître a préparées pour ses élèves, sans doute, mais dont lui seul jouit pleinement’ »111. Le groupe est considéré comme un simple agrégat d’individus jugés tous également réceptifs et fonctionnellement identiques en face du discours magistral, alors que l’enseignant a devant lui plusieurs interlocuteurs, et non un interlocuteur standard.

L’enseignement est fondé sur la parole du maître. Il transmet les savoirs et les élèves sont invités à reproduire les réponses conformes au modèle que le formateur incarne. Chaque élève est appelé à montrer au cours de ses travaux ce qu’il a retenu des leçons du maître. S’il n’est pas en mesure de le faire, on dit qu’il n’est pas intelligent. Celui qui ne comprend pas est un cancre, un non-doué. Ou encore les incompréhensions de l’élève sont considérées comme un défaut d’attention. L’élève n’est qu’un récepteur et un réceptacle.

L’école considère que les notions transmises ne sont parfaitement intégrées que si le discours magistral oral ou écrit est suivi d’exercices d’application. Les exercices que le professeur fait faire aux élèves ont pour but de vérifier s’ils ont compris son exposé, oral ou écrit. Même les questions qu’il leur pose visent le même but. Certains professeurs veulent même que les élèves utilisent les mêmes mots, les mêmes expressions qu’eux. Un bon apprenant est celui qui s’adapte à son maître, qui sait le respecter et lui obéir. Un bon élève, c’est celui qui a des capacités d’assimilation, de répétition, de mémorisation. C’est moins un enseignement de la création que de la reproduction. Il faut reproduire les règles fournies par le maître. On reçoit la connaissance et on l’applique. L’objectif est d’adapter les enfants à l’école, à la méthode des maîtres, à leur conception, à leur plan de travail. Voilà installer un rapport au savoir passif : le savoir ne se construit pas, ne se conteste pas, on le reçoit et on l’applique. L’apprenant qui ne le fait pas n’est pas intelligent aux yeux de nombre d’enseignants.

L’école installe les éducables dans un monde aseptisé, codifié, programmé. Les élèves peuvent avoir l’illusion que dans la vie il suffit d’appliquer les théories pour résoudre un problème. Et pourtant les faits sont souvent têtus et rebelles. Ils surgissent souvent avec une brutalité imprévisible et résistent même aux théories les meilleures. Et au feu de l’action et dans la pratique, il s’agit moins d’appliquer une règle que de donner une réponse en situation qui comporte une part de flou et de vague112.

La pédagogie scolaire du Kasaï est une pédagogie passive. On privilégie non la découverte, l’action de l’apprenant sur les choses, mais l’exposé du maître. On exerce la mémoire par les récitations, l’imagination par le dessin, l’observation par les leçons sur de choses, le raisonnement par les activités de mathématiques et de logique. Alors que dans l’éducation traditionnelle ancestrale, l’enfant est appelé à observer, faire ses expériences et s’exprimer avec tout son corps, l’école occulte chez l’enfant tout esprit d’observation et d’expérimentation. L’esprit d’initiative n’est pas la priorité du système scolaire. Et de plus, l’école demande à l’enfant de ne s’exprimer qu’avec sa bouche. A l’enfant qui fait des gestes en s’exprimant, on demande de se tenir tranquille. A l’école les enseignants se focalisent sur les discours, les mots et les résumés. On privilégie la magistralité aux dépens de l’activité personnelle de recherche. Les élèves sont comme des auditeurs et des enregistreurs de textes, de discours et de sermons prononcés par des orateurs. Les enseignants parlent sans s’inquiéter de savoir quelles séries d’actions, de gestes sont suscités, modelés et définitivement engrammés dans l’esprit des apprenants qu’ils ont en face. Quand les élèves s’en vont ils n’emportent rien de précis et de stable. Ce faisant, on condamne les élèves à la passivité, on bride leur curiosité et créativité, on occulte leur esprit d’entreprise pourtant nécessaire à leurs conditions d’existence.

L’enseignement magistral présuppose une entière disponibilité de la part des apprenants, une identité de structures mentales du maître et des apprenants, une identité de champ sémantique et de code. Mais force est de constater que sur le terrain cette disponibilité des apprenants n’existe pas toujours, la pensée du maître et des apprenants ne fonctionnent pas toujours de la même façon, et les enseignants ne définissent pas toujours les termes qu’ils utilisent toutes les fois qu’ils prêtent à d’autres interprétations. Une autre difficulté que suscite l’enseignement magistral est le problème de la linéarité et de la synthèse, de l’émetteur et du récepteur. En effet l’enseignant débite en instants successifs ce qui constitue un tout et qui est conçu globalement et l’élève doit synthétiser ces éléments successifs à mesure qu’il les reçoit, et sans se référer à l’idée d’ensemble puisqu’elle est en train de se construire. Ce qui ne peut manquer de porter préjudice à nombre d’apprenants.

L’élève intelligent, pour les enseignants du Kasaï, est celui qui sait reproduire ce qu’ils ont enseigné. Ce faisant ils considèrent l’intelligence uniquement comme la faculté de comprendre, l’aptitude à saisir les rapports et à mémoriser en vue de la réussite scolaire. Mais c’est ignorer qu’en psychologie, l’intelligence est définie comme l’aptitude à acquérir savoir et compréhension et à en faire usage dans des situations nouvelles. C’est l’aptitude à adapter son comportement à l’ensemble d’une situation ou à relever un défi dans une situation spécifique113. C’est ignorer également qu’il n’y a pas une intelligence, mais plusieurs formes d’intelligence. Morin écrit : ‘« Il est sans doute divers types d’intelligence, plus ou moins adaptés ou aptes aux activités pratiques, techniques ou théoriques, ou encore aux divers types de besoins ou problèmes (abstraits ou concrets, généraux ou particuliers, domestiques ou politiques, matériels ou psychologiques, spéculatifs ou empiriques, etc.), et il est des intelligences développées dans un domaine circonscrit, mais endormies hors de ce domaine ’»114 Et Gardner distingue sept types d’intelligence :

On peut dire qu’au Kasaï l’école met l’accent sur l’intelligence langagière et l’intelligence logico-mathématique saignées de l’esprit d’observation et d’expérimentation. Elle met alors sur le piédestal une intelligence logique, abstraite et livresque. N’appartient-il pas au pédagogue de découvrir l’intelligence particulière de chacun pour lui permettre de réussir dans une spécialité ? N’est-il pas souhaitable d’accorder la même attention aux différentes formes d’intelligence ? « ‘Il est essentiel, note Gardner, de reconnaître et de cultiver tous les types d’intelligence humaine, ainsi que toutes leurs combinaisons. C’est par la combinaison de nos intelligences que nous différons tous les uns des autres. Le reconnaître, c’est avoir une meilleure chance de régler les nombreux problèmes auxquels nous sommes confrontés dans le monde. Si nous réussissons à mobiliser tout l’éventail des capacités humaines, non seulement nous nous sentirons plus à l’aise et plus compétents, mais probablement aussi plus engagés, plus capables de nous lier avec le reste du monde et d’oeuvrer pour le bien commun’ »116.

La pédagogie du Kasaï n’encourage pas l’esprit critique. On ne permet pas aux apprenants de passer au crible ce qu’ils apprennent. Rares sont les enseignants qui demandent aux apprenants d’exprimer leur point de vue sur une question. Rares sont les occasions où les éducables sont appelés à exprimer leurs avis et considérations. La classe du Kasaï n’est pas un lieu de débat, de dialogue où diverses opinions se rencontrent et s’expriment.

Les relations privilégiées par l’école du Kasaï sont des relations entre enseignant et enseignés, les relations verticales. L’enseignant a des rapports avec chaque élève, et avec tous les élèves, mais les rapports des élèves entre eux ne sont pas utilisés comme un ressort à l’apprentissage. Les relations horizontales sont ignorées par la pédagogie scolaire. Les débats, les discussions et la collaboration entre pairs ne sont pas exploités pour l’acquisition des connaissances. Au lieu de susciter la coopération entre pairs comme à l’école traditionnelle ancestrale, l’école utilise la compétition pour inciter les enfants au travail. Chacun est appelé à travailler seul, à conserver seul ses acquis et ses résultats de recherche. La proclamation est en vue. Cela suscite et entretient des rivalités et les convoitises.

Les enseignants du secondaire, à les entendre, sont tous convaincus que la branche qu’ils donnent est de premier ordre, et que le temps qui leur est imparti est toujours insuffisant. Chacun enseigne sans se préoccuper de ce que font les autres collègues, à tel point que les tâches qu’ils donnent aux élèves sont des charges insupportables pour quiconque veut les remplir toutes. Le professeur de géographie ne cherche pas à savoir ce dont parle son collègue d’histoire, celui qui donne la philosophie ne sait pas ce qui est donné en esthétique, etc. Il manque la coordination entre divers enseignements. Les enseignants se contentent de distribuer des connaissances qu’ils ne relient pas avec les acquis antérieurs, l’histoire et l’avenir des apprenants, et qu’ils n’insèrent pas dans leur vie au quotidien et dans leur contexte.

Les enseignants ne cherchent pas à observer les dispositifs des apprenants et à favoriser leur développement intellectuel, ils ne s’attellent pas à guider, renseigner les élèves sur leurs acquis, leurs capacités, leurs représentations, leurs stratégies, leur fonctionnement, et ne leur proposent rien pour qu’ils soient plus performants. Ils n’essayent pas d’entrer dans la peau de leurs élèves et de voir les choses avec leurs yeux pour comprendre leurs difficultés et leurs problèmes afin de mieux les aider.

Pour faire passer leur enseignement, nombre de professeurs n’hésitent pas à utiliser la force physique, la violence relationnelle et les humiliations de toutes sortes. Ils recourent sans autre façon aux punitions corporelles et aux intimidations. Tout porte à penser que les enseignants croient que les choses s’apprennent à coups d’injures et d’humiliations, et qu’il suffit de châtier, de s’imposer, d’effrayer pour développer l’intelligence et améliorer les performances. L’élève commet des fautes dans ses dictées, on le fustige. Il ne sait pas réciter sa leçon, on lui donne comme punition le travail de champ. Ce qui est loin de lui procurer une représentation positive des travaux manuels. Comment améliorer son orthographe ? On lui fait recopier les mots fautifs cent fois. Il a échoué en mathématiques, on lui demande d’écrire cent fois : « je n’échouerai plus jamais en mathématiques ». Un enfant qui ne comprend pas quelques règles latines est fouetté ou tout simplement on dit qu’il n’est pas fait pour le latin. L’atmosphère détendue de l’éducation traditionnelle n’existe pas à l’école du Kasaï. Les enfants sont crispés, anxieux dans les quatre murs de la classe. C’est pour cela que Dogbé écrit : ‘« Dès que l’enfant pénètre dans le monde de l’école africaine commence une hostilité (une espèce d’incompatibilité) presque inconsciente que lui ménage ce milieu qui est appelé pourtant à suppléer sa cellule familiale et à jouer le rôle de ses parents une partie de sa vie, ainsi qu’en a convenu la société’ »117.

Les intimidations comme pour stimuler sont fréquentes : « Vous verrez, vous ne réussirez pas. Vous n’êtes pas à votre place. Vous allez fuir avant la fin de l’année ». Au lieu de s’en prendre à ce qui est mal fait, on s’en prend à la personne. « Vous êtes nul. Vous n’êtes pas intelligent ». On ne pourra pas manquer de le signaler, ces paroles prétendument encourageantes pourront atteindre le but escompté chez certains mais produire des effets désastreux et laisser des séquelles chez d’autres, quel que soit le niveau de départ des élèves118. Il y a de gens psychologiquement robustes et d’autres faibles. Certains peuvent accepter les tensions et progresser et d’autres ne le peuvent pas. Leur nombre est loin d’être négligeable.

Je me rappelle que quand j’étais directeur d’école secondaire, j’appliquais ces méthodes d’encouragement par les humiliations. Les proclamations étaient publiques. Les parents et les élèves des écoles primaires étaient invités. Les élèves concernés étaient en rangs et en uniforme. Celui qu’on proclamait sortait des rangs pour prendre son bulletin à l’estrade dressée pour la circonstance où étaient assis le corps enseignant et les invités. S’il avait de notes excellentes je demandais à l’assistance de l’ovationner et on huait ceux qui avaient échoué. Evidemment par la suite, certains élèves conjuguaient des efforts et travaillaient bien, mais plusieurs abandonnaient. Plus d’un quart des effectifs quittait l’école en cours de l’année. Pour résultat, j’avais toujours dans les classes supérieures de bons élèves et notre école était bien appréciée. Je ne me souciais pas de ceux qui quittaient l’école. Je disais que je purifiais l’établissement scolaire. Cependant nombre d’adolescents restaient sur la touche.

Eu égard à cela et ayant à l’esprit le contenu abstrait des enseignements décrit au volet précédent de ce chapitre, nous pouvons nous demander aujourd’hui, si nous n’avions pas grossi ce groupe d’enseignants dont Jousse parle. Selon lui nombre d’apprenants n’ont pas d’enseignants assez informés ni assez adaptés pour leur faire manger ce qui est bon et les empêcher de manger ce qui est mauvais. ‘« Qui donc, écrit-il, comptera le nombre de génies éteints par des enseigneurs inférieurs à leur tâche d’éveilleurs ! Que d’enseigneurs ne sont que des endormeurs, non seulement endormeurs des paupières physiques, mais fossoyeurs des génies humains’ »119.

Notes
111.

DOTTRENS (R.), La crise de l’éducation et ses remèdes, Neuchâtel / Suisse, Delachaux et Niestlé, 1977, p. 50.

112.

CHARLOT (B.), Les sciences de l’éducation, un enjeu, un défi, Paris, ESF, 1995, p. 33.

113.

’Intelligence’, Encyclopédie Microsoft® Encarta® 99. © 1993-1998 Microsoft Corporation.

114.

MORIN (E.), La méthode. 3. La connaissance de la connaissance, Paris, Seuil, 1986, p. 178.

115.

GARDNER (H.), Les intelligences multiples. Pour changer l’école : la prise en compte des différentes formes d’intelligence, traduit de l’américain par Philippe Evans-Clark et alii, Paris, Ed. Retz, 1996, pp. 31-41.

116.

GARDNER (Howard), op. cit., p. 25.

117.

DOGBE (E.), La crise de l’éducation, Paris, Akpagnon, 1977, p. 40.

118.

LIEURY (A.) & FENOUILLET (F.), Motivations et réussite scolaire, Paris, Dunod, 1996, p. 18.

119.

JOUSSE M.), La manducation de la parole, Paris, Gallimard, 1975, p. 247.