A Débat d’Aristote avec les sophistes

Etymologiquement, sophiste vient du mot grec sophos qui signifie sage, habile, expert. En s’appropriant ce nom les sophistes historiques prétendent posséder une sophia leur permettant d’enseigner et de rendre ceux qu’ils instruisent capables de persuader et d’imposer leur thèse. Ils fleurissent au cinquième siècle en Athènes et parcourent la Grèce. Ils ébranlent les certitudes traditionnelles en ce temps où la pensée philosophique grecque semait les doutes chez les contemporains. Les oppositions, les incompatibilités et les contradictions sont éloquentes. Qu’en est-il au juste ?

Les premiers philosophes grecs ont surtout posé le problème des causes de la nature. ‘« Les milésiens recherchent la cause matérielle. Les pythagoriciens pressentent la cause formelle. Le conflit des éphésiens et des éléates pose le problème du mouvement, de la cause efficiente, qu’Empédocle, Anaxagore, Démocrite tenteront de résoudre en des directions diverses’ »122.

Le conflit s’installe entre Héraclite et Parménide. Pour le premier « tout s’écoule », panta rei, en conséquence on doit renoncer à saisir toute réalité en elle-même, et pour le second « l’Etre est », c’est le témoignage des sens qui est trompeur quand il fait croire que les choses sont multiples et sujettes au mouvement. Anaxagore et les atomistes soutiennent que les sens ne nous livrent pas les éléments derniers des choses. Mélissus de Samos, suivant Parménide met en doute la connaissance sensible. Si la sensation ne nous livre pas la réalité extérieure, notre connaissance apparaît dès lors douteuse.

Les gens sont déboussolés. Ils ne savent à quel saint se vouer. C’est dans cette situation de doute, presque d’échec de la philosophie que naissent les sophistes. Mais la situation politique contribue également au fourmillement de sophistes. Au lendemain des guerres persiques, la vie politique s’intensifie en Grèce. L’évolution vers la démocratie s’accentue. Après les victoires de Salamine, de Platée, de Mycale, Athènes conquiert le premier rang parmi les cités grecques. En 460, Périclès introduit à Athènes le salaire des juges. Tous les citoyens peuvent prendre part à la délibération et faire de la politique.

« ‘Mais pour que le citoyen puisse jouer son rôle dans les délibérations de la cité, il faut qu’il sache s’exprimer. Il faut plus : qu’il sache réfléchir. L’éducation traditionnelle, celle qui était donnée au temps du régime aristocratique, ne suffit plus’ »123. A ce besoin vont répondre les sophistes, c’est-à-dire ceux qui connaissent la science. Ils vont essayer d’enseigner la science, la rhétorique, etc., moyennant salaire. Les gens attendent des sophistes non seulement la logique, mais des instruments nécessaires pour gagner des procès, réussir une carrière de politicien, faire triompher des projets pour la cité. La pensée est à ce point de vue mise au service non du vrai, mais de l’utile. Et les sophistes pour s’attirer la clientèle et les gains démontreront indifféremment des opinions contradictoires et des jugements incompatibles. Ils démontrent tout et le contraire de tout prostituant ainsi la connaissance humaine.

Protagoras et Gorgias furent les initiateurs et les maîtres du genre. Pour Protagoras par exemple, l’homme est la mesure de toutes choses. Gorgias établit trois principes pour le moins spécieux et contradictoires : le premier est qu’il n’y a rien, le deuxième, s’il y a quelque chose, ce quelque chose est inconnaissable, et le troisième, même si ce quelque chose est connaissable, il ne peut être ni divulgué ni communiqué à autrui124.

C’est ainsi qu’Aristote, soucieux de mettre la logique dans les raisonnements s’en prend à eux. Les sophistes sont des philosophes des apparences, des particularités, ils recherchent l’utile et non le réel et l’universel, ils statuent sur la matière, sur ce qui passe et laissent dans l’ombre les formes, objets de science, qui sont dans la matière. La sophistique est une certaine sagesse apparente sans réalité. C’est en apparence seulement que les raisonnements des sophistes s’appliquent à la chose.

Les raisonnements et les réfutations sophistiques n’en ont que l’apparence. Ce ne sont pas des syllogismes, mais des paralogismes. Car le syllogisme est un raisonnement dans lequel, certaines prémisses étant posées, une conclusion autre que ce qui a été posé en découle nécessairement, par le moyen des prémisses ; et la réfutation est un raisonnement avec contradiction de la conclusion. Les sophistes ne font pas cela, mais ils paraissent seulement le faire125. Leurs réfutations sont apparentes, elles ne découlent pas des notions premières, des formes, des principes propres à la chose en question. On est « ‘incapable de démontrer une chose, si on ne prend pour point de départ les principes qui lui sont propres et si on n’enchaîne la série des raisonnements jusqu’aux ultimes conclusions’ »126. Le tort de sophistes est de ne pas savoir fonder leurs raisonnements sur les formes.

Les sophistes utilisent surtout les arguments éristiques, c’est-à-dire des arguments qui paraissent conclure à partir de prémisses en apparence probables, mais qui ne le sont pas en réalité. Les syllogismes éristiques concluent seulement en apparence, alors qu’en réalité ils ne concluent pas parce qu’ils ne se fondent pas sur les formes des choses. Les sophistes poursuivent non la réalité mais l’apparence. « ‘Ce que les Sophistes préfèrent en premier lieu, écrit Aristote, c’est, en effet, de paraître réfuter l’autre partie ; puis, en second lieu, de montrer que son adversaire commet quelque erreur ; en troisième lieu, de le pousser au paradoxe ; en quatrième lieu, de le réduire à un solécisme (c’est-à-dire, de faire celui qui répond, en vertu de l’argument lui-même, employer une expression incorrecte) ; et, en dernier lieu seulement, de lui faire répéter plusieurs fois la même chose’ »127. Ils sont loin de la recherche de la vérité.

Selon Aristote, les faux raisonnements des sophistes proviennent en grande partie des noms donnés aux choses. Dans les discussions, il n’est pas possible d’apporter les choses elles-mêmes, on se sert des noms. Les noms sont en nombre limité et il y a une pluralité des définitions, tandis que les choses sont infinies en nombre. Il s’ensuit que plusieurs choses sont signifiées par une même définition et un même nom. Et ceux qui savent manipuler les noms trompent ceux qui ne savent pas s’en servir. Parlant des sophistes, il note : ‘« certaines gens trouvent leur avantage à paraître sages plutôt qu’à l’être sans le paraître (car la Sophistique est une sagesse apparente mais sans réalité, et le sophiste, un homme qui tire un profit pécuniaire d’une sagesse apparente mais non réelle), il est clair qu’il leur est nécessaire aussi de paraître faire oeuvre de sagesse, plutôt que de le faire réellement sans le paraître’ »128. Les arguments des sophistes ont seulement l’apparence de la vérité dans la mesure où ils font l’économie des formes.

Les sophistes font du discours la base de leur examen, au lieu de considérer la chose elle-même. Ils n’emploient pas les mots, les expressions et les phrases dans le même sens que l’interlocuteur. Voici un exemple : le sophiste demande : Peut-on donner ce qu’on n’a pas ? –Non quelqu’un répond. – Oui, réplique le sophiste : l’avare donne de l’argent à regret ; donc l’avare donne ce qu’il n’a pas. La conclusion est spécieuse parce que à regret ne signifie nullement ce qu’il a donné, mais la manière dont c’est donné129.

Les expressions des sophistes manquent de clarté, plusieurs choses sont comprises dans le même terme130. Les sophistes mettent toutes choses ensemble, sur le même plan. Un sophiste demandait à quelqu’un : « laquelle de ces deux vaches vêlera avant ? » Et il a répondu lui-même : « aucune, mais toutes deux vêleront par derrière ». Il y a équivoque sur le terme ‘avant’ qui peut signifier auparavant ou par devant131. Un autre sophiste demandait : « est-ce ceux qui savent ou ceux qui ne savent pas qui apprennent ? » L’adversaire répond avec raison : « ce sont ceux qui ne savent pas ». Le sophiste réplique : « non, ce sont ceux qui savent, puisque les maîtres, qui savent, apprennent de leurs disciples ce que ceux-ci leur récitent ». Le verbe apprendre est équivoque, il signifie aussi bien comprendre qu’acquérir la science132.

D’après Aristote, les sophistes parlent au hasard, c’est-à-dire sans se mettre en présence d’aucun objet déterminé. Ils ne recherchent pas le rapport avec la question posée au début. Ils ne définissent pas clairement ce dont ils parlent. Ils s’expriment de manière semblable sur des choses dissemblables.

Pour mieux s’exprimer à propos de quelque chose, il faut le définir. Les éléments contenus dans la définition sont le genre et la différence spécifique133. Sans la définition de ce dont on parle, on ne pourra pas éviter les paralogismes, on ne pourra pas accéder à la science. Il faut partir des définitions, car la science part des principes.

D’autres paralogismes des sophistes relèvent de la confusion de l’accident et de l’essence. Ils ne savent pas distinguer l’essence de l’accident. Ils font croire qu’un attribut quelconque appartient de la même façon à la chose et à son accident. Les sophistes ne font pas de distinction entre ce qui est par soi et l’accident. « ‘Les arguments des Sophistes, en effet, écrit Aristote, se rapportent, pour ainsi dire, par dessus tout à l’accident’ »134. Exemple, si Coriscus est autre que Socrate, et si Socrate est un homme, alors, disent les sophistes, on a admis que Coriscus est autre chose qu’homme. Les sophistes confondent l’emploi au sens absolu et l’emploi sous un certain aspect. A titre d’illustration, si le non-être est objet d’opinion, pour le sophiste, le non-être est. Si quelqu’un pose que l’Ethiopien est noir, le sophiste lui demandera si l’Ethiopien est blanc en ce qui concerne les dents, et s’il est blanc sous cet aspect, le sophiste dira avoir prouvé que l’Ethiopien est à la fois noir et blanc135.

Pour Aristote, les sophistes réfutent souvent en apparence dans la mesure où on est dans l’incapacité d’embrasser dans un seul regard ce qui est le même et ce qui est différent. Ils prennent en compte seulement un seul aspect de la chose. Tout est affaire du langage, de rhétorique, d’intérêt au détriment du réel, des conditionnements sociaux, etc.

Notes
122.

CLEMENT (M.), Une histoire de l’intelligence. La soif de la sagesse, Paris, éditions de l’Escalade, 1979, p. 73.

123.

CLEMENT (M.), op. cit., p. 74.

124.

CLEMENT (M.), op. cit., p. 80.

125.

ARISTOTE, Organon VI. Les réfutations sophistiques, traduction nouvelle et notes par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1995, p. 2.

126.

ARISTOTE, Organon. V. Les topiques, traduction nouvelle et notes par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique, J. Vrin, 1997, VIII, 3, p. 330.

127.

ARISTOTE, Organon. VI. Les réfutations sophistiques, pp. 6-7.

128.

ARISTOTE, Organon.. VI. Les réfutations sophistiques, traduction nouvelle et notes par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1995, pp. 3-4.

129.

ARISTOTE, Organon.. VI. Les réfutations sophistiques, note 3, p. 45.

130.

ARISTOTE , Organon.V., Les topiques, traduction nouvelle et notes par Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, VIII, 7, p. 343.

131.

ARISTOTE, Organon. VI. Les réfutations sophistiques, 182 b, p. 130

132.

ARISTOTE, Organon. VI. Les réfutations sophistiques, note 3, p. 8.

133.

ARISTOTE , Organon V, Les topiques, VII, 5, p. 305.

134.

ARISTOTE, La métaphysique, tome I, E, 2, 15-16, 1026 b, p. 229.

135.

ARISTOTE, Organon. VI. Les réfutations sophistiques, p. 16.