B Débat d’Aristote avec Platon

Platon avant de devenir disciple de Socrate et maître d’Aristote a été formé à la pensée d’Héraclite par Cratyle. Dans son oeuvre, Cratyle, Platon met en opposition la stabilité des mots et la mouvance des choses. La théorie qu’il défend selon laquelle les mots sont stables, tandis que les choses changent sans cesse, lui vient d’Héraclite. Selon ce dernier, toute chose est en perpétuel devenir ; en conséquence l’on doit renoncer à saisir toute réalité en elle-même. La connaissance du monde n’est pas possible dans la mesure où tout s’écoule.

Pour Platon, si on veut savoir, on n’a pas à s’intéresser aux mots mais aux choses. L’ennui c’est que les choses deviennent sans cesse, tous les sensibles s’écoulent sans fin. Le monde sensible étant en constante fluctuation, toute connaissance de ce monde devient impossible. Platon ne voit pas l’ordre réel présent dans le monde malgré les changements perceptibles, lui reprochera Aristote.

De Socrate, Platon a reçu une approche intellectuelle lui permettant de définir les choses. Socrate recherchait des définitions dans le domaine éthique qu’il privilégiait. Cela suppose des notions universelles, donc la possibilité d’une science étant donné que les définitions sont universelles et immuables. Platon va postuler un autre ordre de réalités pour rendre possible la science physique.

Platon réconcilie ses deux maîtres. Il postule une séparation entre les êtres du monde sensible qui deviennent sans et ne relèvent, au mieux, que de l’opinion, et les réalités intelligibles, les Idées en soi qui sont immuables, et par conséquent objets de connaissance vraie et de science136. Il va distinguer l’homme en soi, l’essence de l’homme et les manifestations concrètes de l’homme. Il va séparer l’essence de l’égalité, l’égalité en soi, des objets égaux, le beau en soi, l’essence du beau, des choses belles. Platon situe les Idées hors des choses sensibles qui sont en perpétuel devenir.

Aristote parlant de son maître écrit : « ‘Dès sa jeunesse, Platon, étant devenu d’abord ami de Cratyle et familier avec les opinions d’Héraclite, selon lesquelles toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel et ne peuvent être objet de science, demeura par la suite fidèle à cette doctrine. D’un autre côté, Socrate, dont les leçons portaient exclusivement sur les choses morales, et nullement sur la nature entière, avait pourtant, dans ce domaine, cherché l’universel et fixé, le premier, la pensée sur les définitions. Platon suivit son enseignement, mais il fut amené à penser que cet universel devait exister dans des réalités d’un autre ordre que les êtres sensibles ; il ne peut exister, en effet, croyait-il, une définition commune des objets sensibles individuels, de ceux du moins qui sont en perpétuel changement. A de telles réalités, il donna alors le nom d’Idées, les choses sensibles étant distinctes d’elles et toutes dénommées d’après elles ; c’est en effet, par participation qu’existe la pluralité sensible, univoque à l’égard des Idées. – Quant à cette ‘participation’ Platon ne modifiait que le nom. Les Pythagoriciens, en effet, déclarent que les êtres existent par imitation des nombres ; pour Platon, c’est une participation, le nom seul est changé’ »137

Selon Platon, les Idées sont les causes des êtres sensibles. Le monde des Idées ou le monde intelligible qui existe séparément du monde sensible est stable, immuable, et exerce une causalité sur ce monde sensible. Les Idées sont le Modèle, l’Archétype de diverses réalités visibles. Les choses visibles sont les reflets des Idées ou Formes pures. Comme le monde sensible change, on ne peut pas le connaître, par contre les Idées, ne changeant pas, peuvent être objets de connaissance. C’est à la faveur des Idées que l’intelligence humaine peut connaître le sensible dans lequel elle se déploie.

Ce faisant, lui reproche Aristote, Platon se sert seulement de deux causes pour justifier le changement : la cause de l’essence et la cause selon la matière. Platon identifie l’être au principe formel et le non-être au principe matériel. Sa théorie des Idées est en même temps une théorie de la cause du mouvement dans la mesure où chaque chose se meut vers sa fin ou son accomplissement. Pour Aristote, les Idées de Platon n’expliquent pas le devenir et l’être des sensibles. Le changement ne se justifie pas par deux causes seulement. Il identifie quatre causes : la cause formelle, la cause matérielle, la cause motrice et la cause finale. Tout ce qui change est quelque chose (la matière) qui change sous l’action de quelque chose (le moteur) vers quelque chose (la forme)138. La cause efficiente a une existence extérieure à ses effets. Chaque chose se meut vers sa fin ou son accomplissement. Et de plus, « ‘la matière est en puissance parce qu’elle tend vers sa forme, et lorsqu’elle est en acte, c’est alors qu’elle est dans sa forme ’»139. Chaque chose est une unité. Il n’y a pas à chercher une autre cause de l’unité de la chose que ce passage de la puissance à l’acte opéré par un moteur. Il n’y a pas de causes de changement dans un autre monde que le monde physique.

Pour Aristote, chaque chose étant, et étant une, on n’a pas besoin d’en rendre compte par une éventuelle et imprécise participation à l’être et à l’un. Les partisans de la théorie Idées sont ‘« incapables d’expliquer quelle est la nature de telles substances, substances incorruptibles, en dehors des choses individuelles et sensibles. Aussi font-ils ces Idées spécifiquement identiques aux êtres corruptibles (car ces substances-ci, nous les connaissons), l’Homme en soi et le Cheval en soi sont les hommes et chevaux sensibles, auxquels ils ont seulement ajouté le mot ‘en soi’’ »140.

D’après Aristote, la matière comme la forme sont deux axes inséparables des êtres de la nature. L’une ne va sans l’autre. Cette aporie est nécessaire pour pouvoir mieux pénétrer le réel. La traversée des difficultés permet de mieux cerner les problèmes et les résoudre. ‘« De quelle façon, en effet, s’interroge Aristote, un principe de mouvement ou la nature du Bien pourraient-ils exister dans les êtres immobiles, puisque absolument tout ce qui est bon par soi et en vertu de sa nature propre est une fin, et par suite une cause, étant donné que c’est en vue de ce bien que les autres êtres deviennent et existent, et puisque la fin, le ‘ce en vue de quoi’, est la fin de quelque action, et que toutes les actions impliquent le mouvement ? Ainsi, dans les êtres immobiles, on ne pourrait admettre l’existence, ni de ce principe du mouvement, ni du Bien par soi’ »141.

Aristote réconcilie le mouvement et la forme. Pour lui la quiddité est la substance au sens de la forme. « ‘J’appelle forme la quiddité de chaque être, sa substance première’ »142. La quiddité est la première substance, la forme, par quoi la chose est elle-même. La quiddité est la substance première qui est forme et cause finale. La chose n’est pas séparable de sa quiddité. « ‘Il ressort de ces considérations, écrit Aristote, que chaque être lui-même est un avec sa quiddité, et que cette identité n’a pas lieu par accident ; c’est aussi parce que connaître ce qu’est chaque être, c’est connaître sa quiddité, de sorte que, par ecthèse aussi, l’identité de chaque chose et sa quiddité résultent nécessairement’ »143. La substance composée n’est pas séparable de la substance formelle. Une matière sans forme n’est pas une chose mais un tas. La différence entre le tas et la syllabe dit la différence entre une matière sans forme et une matière informée. Il n’est pas possible de séparer les choses et les formes 144.

Cela signifie que la matière et la forme n’ont pas une existence autonome et individuelle. Et qu’on se rende à l’évidence, le fait que la forme et la matière sont inséparables n’autorise pas à réduire la substance composée à ses éléments constituants (eau, feu, terre, etc.), comme le faisaient les physiologues. La syllabe est autre chose que ses éléments constitutifs. L’articulation de la forme et de la matière interdit leur séparation. Les formes et les universels n’existent pas en dehors des sensibles. Ils ne peuvent pas exister en dehors des sensibles dans un monde dit intelligible, étant donné qu’ils sont liés à une matière.

L’on ne doit pas opposer la constitution physique et la constitution logique. La philosophie d’Aristote s’inscrit dans la tradition de la sagesse antérieure. Elle recherche des causes et des principes. Mais elle transforme la tradition dans laquelle elle s’inscrit. Les physiologues avaient traité du hasard au lieu de traiter de la nature. Les principes logiques de Platon sont incapables de rendre compte de l’unité de l’énoncé de la définition, et pourtant la recherche des définitions était l’un de ses apports propres à la recherche des principes et des causes. Aristote accomplit les projets de ses prédécesseurs.

Selon Platon, l’homme est doté d’une âme immortelle. Elle est semblable aux Idées. C’est pourquoi elle peut les connaître. Platon croit, comme les Pythagoriciens, que l’âme non seulement a une immortalité future, mais a vécu quelque part dans une existence animale ou humaine, soit dans le monde des Idées avant de se lier à tel corps qu’on voit. Les vivants naissent des morts, les âmes des morts existent. Les âmes existaient déjà, séparées du corps et en possession de la pensée, avant de paraître sous la forme humaine. Les âmes ont déjà contemplé les Idées dans une vie antérieure avant de se lier à un quelconque corps. . « ‘Nous convenons donc par là aussi, écrit Platon, que les vivants naissent des morts, tout comme les morts des vivants. Cela étant, j’ai cru y trouver une preuve suffisante que les âmes des morts existent forcément quelque part, d’où elles viennent à la vie’ »145.

Voilà pourquoi pour Platon apprendre n’est pas autre chose que se ressouvenir. Le savoir est une réminiscence. Connaître c’est se souvenir de ce qu’on a contemplé dans le monde des Idées. Si on interroge les gens, estime Platon, en posant bien les questions, ils parviennent à découvrir d’eux-mêmes la vérité sur chaque chose. Cela n’est possible que parce qu’ils ont en eux la science et la droite raison. Platon écrit : ‘« l’âme étant immortelle, étant d’ailleurs née plusieurs fois, et ayant vu ce qui se passe dans ce monde et dans l’autre et toutes choses, il n’est rien qu’elle n’ait appris. Il n’est donc pas surprenant qu’à l’égard de la vertu et de tout le reste, elle soit en état de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement ; car, comme la nature tout entière se tient, et que l’âme a tout appris, rien n’empêche qu’en se rappelant une seule chose, ce que les hommes appellent apprendre, on ne trouve de soi-même tout le reste, pourvu qu’on ait du courage, et qu’on ne se lasse point de chercher. En effet ce qu’on nomme chercher et apprendre n’est absolument que se ressouvenir’ »146. Platon note encore dans Phédon : « ‘nous avons perdu en naissant les connaissances que nous avions acquises avant de naître, mais... en appliquant nos sens aux objets en question, nous ressaisissions ces connaissances que nous possédions précédemment, n’est-ce pas vrai que ce que nous appelons apprendre, c’est ressaisir une science qui nous appartient ? ’»147.

Pour Aristote, l’âme est la forme pour le corps. ‘« Le corps, en effet, ne se range pas dans les réalités qui se disent d’un sujet, mais se présente plutôt comme sujet ou matière. Il faut nécessairement que l’âme soit substance comme forme d’un corps naturel qui a potentiellement la vie. Or cette substance est réalisation. Donc, elle est réalisation d’un tel corps’ »148. Le rapport de hasard, comme le prétend Platon entre l’âme et le corps est impensable d’autant que l’âme est l’ensemble des facultés et des fonctions du vivant. Elle est ce par quoi on vit, on sent, on pense au sens premier. Il est donc insensé de ‘définir un être physique en dehors des processus qui conduisent à sa réalisation et à son état accompli. La matière est disposée par la forme de telle manière que la chose soit dans son état accompli. La séparation du corps et de l’âme, comme celle de la matière et de la forme ne peuvent être que logiques.

L’inséparabilité de la matière et de la forme établie par Aristote rend possible l’étude scientifique de la nature.  L’étude de la nature est possible parce qu’il y a des formes dans les sensibles. Le devenir n’est pas informe. La physique est possible, elle englobe dans son étude la matière et la forme. Par voie de conséquence, la connaissance n’est pas innée, connaître ce n’est pas se souvenir de ce qu’on a contemplé dans le monde des Idées d’autant que ce monde n’existe pas. Certes l’homme doit appliquer ses sens aux objets de ce monde, mais non pour ressaisir les connaissances qu’il possédait dans le monde intelligible comme prétend Platon, mais pour découvrir les formes qui sont immanentes dans les choses car la science se trouve au niveau des énoncés généraux.

Somme toute, l’environnement n’intéresse ni Platon, ni les sophistes. Pour Platon, tout est absorbé dans l’intelligible. Pour les sophistes, tout s’absorbe dans le langage. Aristote tient à la fois le sensible et l’intelligible. Voilà qui nous pousse à exposer en grandes lignes la théorie de la connaissance de forme et matière d’Aristote.

Notes
136.

CLEMENT (M.), op. cit., p. 117.

137.

ARISTOTE, La métaphysique, Tome I, Tradition nouvelle et Notes par J. Tricot, 2è édition, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1940, A 6, 987, pp. 29-30.

138.

ARISTOTE, La métaphysique, Tome II, Tradition nouvelle et Notes par J. Tricot, 2è édition, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1940, A, 3, p. 157.

139.

ARISTOTE, La métaphysique, Tome II, 1050 a 15-16, p. 47.

140.

ARISTOTE, La métaphysique, tome I, Z, 16, 1040 b, p. 304.

141.

ARISTOTE, La métaphysique, Tome I, B, 2, p. 74.

142.

ARISTOTE, La métaphysique, Tome I, Z, 7, p. 261.

143.

ARISTOTE, La métaphysique, Tome I, Z, 6, p. 257.

144.

JAULIN (A.), Aristote. La Métaphysique, Paris, PUF, 1999, p. 49.

145.

PLATON, Apologie de Socrate. Criton – Phédon, Trad., notices et notes par E. Chambry, Paris, GF Flammarion, 1965, XVI, p. 122.

146.

PLATON, Ménon. De la vertu, Trad. de Victor Cousin revue par J. Claude Fraisse, Paris, Hatier, 1987, 81c-d, p. 82.

147.

PLATON, Apologie de Socrate. Criton – Phédon, XX, p. 127.

148.

ARISTOTE , De l’âme, Trad. et présentation par Richard Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 1993, II, 412 a, p. 136.