1 -La sensation, ses forces et ses limites dans l’acquisition de la connaissance

La connaissance prend son point de départ dans la sensation. Les êtres intelligibles n’étant pas séparés des choses sensibles comme le prétendait Platon, et y étant immanents en tant que formes, notre intelligence doit aller chercher dans le sensible les formes intelligibles, en dégageant de l’expérience la science qu’elle contient en puissance. C’est l’observation et la sensation qui permettent de dégager les formes intelligibles. La sensation génère la mémoire, et la répétition de ce qui demeure en mémoire, l’expérience. La sensation donne accès aux premières prémisses sur lesquelles se fonde la science. L’essence, la quiddité d’une chose, fondement de toute démonstration, nous est donnée grâce à la sensation. Toute connaissance, selon le Stagyrite, procède de la démonstration. L’induction provient de la perception des cas singuliers, et fournit les principes de la démonstration. D’où au bout du compte toute connaissance émane des sens. « ‘Il est clair, note Aristote, que si un sens vient à faire défaut, nécessairement une science disparaît, qu’il est impossible d’acquérir’ »149.

Pour Aristote, il n’y a de science que de l’universel. D’autant que la sensation porte sur une substance individuelle existant dans un lieu déterminé et à un moment précis, il n’est pas possible d’acquérir par l’unique sensation une connaissance scientifique. La sensation porte forcément sur l’individuel, et la science consiste dans la connaissance de l’universel. Il écrit :  « ‘En effet, même si la sensation a pour objet une chose de telle qualité, et non seulement une chose individuelle, on doit du moins nécessairement percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés. Mais l’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Puis donc que les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu’il n’y a pas de science par la sensation’ »150.

La science porte sur les universels qui ne dépendent d’aucun lieu et d’aucun temps. Ils sont tels toujours et partout. Et la sensation porte sur l’individuel. C’est pourquoi la science n’est pas délivrée telle quelle par la sensation. En apercevant par exemple une éclipse du soleil, nous ne percevons pas le pourquoi de cette éclipse. Celui qui connaît une attribution universelle la connaît davantage par soi que celui qui connaît une attribution particulière. Celui qui connaît l’universel connaît aussi le particulier, mais celui qui connaît le particulier ne connaît pas forcément l’universel151. Plus encore c’est par la connaissance du général qu’on voit mieux les choses particulières. S’il est vrai qu’il n’est pas possible d’acquérir par la sensation la connaissance scientifique, il n’en demeure pas moins vrai que sans la sensation on ne peut avoir une connaissance scientifique.

Aristote affirme que la sensation fait signe vers l’universel et la science. Car c’est de l’observation répétée d’un événement ou de la pluralité de cas particuliers que se dégage l’universel et par là la science. « ‘Si, par exemple, note Aristote, nous voyions les pores du verre et la lumière passer au travers, il est évident que nous aurions la raison de la transparence, parce que, voyant ce phénomène se répéter séparément pour chaque verre, nous comprendrions en même temps que dans tous les cas il est ainsi’ »152. C’est de l’acte de perception que vient la connaissance de l’universel.

L’autre mérite de l’universel est qu’il met en lumière la cause153. En connaissant les faits par leur cause, la connaissance de l’universel devient plus précieuse que la simple connaissance par les sens ‘« La sensation conduit progressivement à la saisie de la substance individuelle (Socrate), puis de l’espèce (homme), enfin du genre (animal), qui sont tous des formes d’universel et permettent d’accéder à la connaissance’ »154.

Notes
149.

ARISTOTE , Organon IV. Seconds Analytiques, I, 31, p. 95.

150.

ARISTOTE , Organon IV. Seconds Analytiques, I, 31, 87 b-88b pp.146-147.

151.

ARISTOTE , Organon IV. Seconds Analytiques, p. 132.

152.

ARISTOTE , Organon IV. Seconds Analytiques, I, 31, p. 149.

153.

ARISTOTE , Organon IV. Seconds Analytiques, I, 31, 88 a 5-8, p. 148.

154.

CANTO-SPERBER (M.), (Sous la direction de), Philosophie grecque, p. 399.