3 - L’induction et la démonstration

Pour Aristote il y a deux manières de savoir, par l’induction et par la démonstration. Les principes de la science sont acquis au terme du processus d’induction. L’induction joue une place de choix dans la théorie aristotélicienne de la connaissance dans la mesure où elle permet d’accéder à la connaissance des formes, des universels qui sont des prémisses premières sur lesquelles les démonstrations sont fondées. ‘« Il est donc évident, écrit-il, que c’est nécessairement l’induction qui nous fait connaître les principes, car c’est de cette façon que la sensation elle-même produit en nous l’universel’ »158.

L’induction est le passage du particulier au général, ou mieux la voie qui mène des cas singuliers à la notion universelle. Pour Aristote, l’induction consiste fondamentalement à apercevoir par une intuition de l’esprit le nécessaire derrière le général ou l’habituel que lui fournit la sensation. Le principal est de partir de faits bien observés pour ne pas se méprendre sur la matière et la forme, sur l’accident et l’essence du singulier, qui est l’objet propre de la science. L’on doit parvenir à découvrir les principes propres à la chose, qui lui appartiennent réellement pour la connaître en elle-même. Qu’on ne confonde pas l’essence et l’accident, la forme et la matière.

C’est l’induction qui est à la base de toute connaissance. Ce sont l’induction et le travail du noùs qui fournissent à la démonstration syllogistique ses principes, c’est-à-dire les propositions universelles d’où elle part et procède. L’induction, à la faveur de la contemplation des cas singuliers qui se répètent d’une manière régulière, et le noùs, nous conduisent au général, et par là, à la connaissance apodictique de la cause et de l’essence, quid.

Grâce à l’induction et au travail du noùs, on parvient à distinguer l’essentiel de l’accessoire, à découvrir la quiddité d’une chose, son essence, sa forme, ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. Ainsi on peut définir une chose. Car selon Aristote, ‘« La définition est un discours qui exprime la quiddité de la chose’ »159. Elle nous fait connaître ce qu’est la chose, elle nous fait acquérir la connaissance de la substance. La définition nous fait connaître l’essence de la chose, sa raison d’être ou la cause. Il convient de connaître la chose telle qu’elle est, la substance, ousia, faute de quoi la définition serait simplement nominale.

Les liens entre l’induction et le noùs (disposition intellectuelle de saisie compréhensive), sont délicats à définir. La faculté d’appréhension des connaissances est définie comme une forme de vivacité d’esprit, « la faculté de découvrir instantanément le moyen terme ». En ce sens elle est bien une disposition intellectuelle. Ainsi par exemple, en voyant que  la lune a son côté brillant toujours tourné vers le soleil, on comprend aussitôt la cause de ce phénomène, à savoir qu’elle reçoit sa lumière du soleil ; ou en observant quelqu’un en train de parler avec un homme riche, on peut deviner qu’il lui emprunte de l’argent . C’est au noùs, à l’intellect qu’il appartient de connaître les principes160.

Pour Aristote, la démonstration n’est pas le principe de la science, ni la science principe de la science, le principe de la science est l’intuition intellectuelle ou le noùs, un état mental correspondant à la connaissance des principes. La méthode qui permet d’acquérir la connaissance des principes est l’induction, tandis que la disposition mentale permettant l’acquisition des principes est le noùs. Que ce soit sous la forme de l’induction ou sous la forme de la démonstration, « ‘la science est toujours l’oeuvre de l’intellect, du noùs, ou de la pensée intuitive qui travaille sur la basse généralité fournie par l’induction et l’élabore en cette généralité plus haute qui nous mène au seuil du nécessaire et de l’universel, en nous montrant la cause, jusqu’à la connaissance démonstrative ou apodictique’ »161.

L’essence s’exprime dans la quiddité. C’est cette essence ou forme interne qui est l’objet propre de la définition et qui constitue l’être individuel un et indivisible.

La définition est l’explication de la chose par les différences. Et selon Aristote, ‘« comme la substance est, pour chaque chose, la cause qui fait qu’elle est telle, c’est la différence dernière qui est la marque de l’essence ; bien plus, c’est elle qui est l’essence de la chose et sa définition’ »162. Les définitions composées sont constituées par l’énonciation du genre et de la différence spécifique. Toute notion pour être pensable par l’esprit humain a besoin d’être rapportée à une autre, d’être comprise à l’intérieur d’un genre dont elle se démarque par une différence spécifique. Ainsi l’intellect connaît immédiatement ce qu’est la chose, et pourquoi elle est ce qu’elle est.

Ce sont les définitions qui fondent la démonstration, le syllogisme. ‘« Le syllogisme, écrit Aristote, est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, une autre chose différente d’elles en résulte nécessairement, par les choses mêmes qui sont posées. C’est une démonstration quand un syllogisme part de prémisses vraies et premières, ou encore de prémisses telles que la connaissance que nous avons prend elle-même son origine dans des prémisses premières et vraies’ »163. Le syllogisme prouve un attribut d’un sujet par le moyen terme. Il ne peut prouver l’essence que si les prémisses, comme d’ailleurs la conclusion, sont des propositions essentielles dont le prédicat est propre au sujet. Les définitions nous faisant connaître l’essence, la quiddité de la chose sont donc des principes du syllogisme. Pour en arriver là la sensation est de rigueur.

D’après Aristote : ‘« Tout enseignement donné ou reçu par la voie du raisonnement vient d’une connaissance préexistante. Cela est manifeste, quel que soit l’enseignement considéré : les sciences mathématiques s’acquièrent de cette façon, ainsi que chacun des autres arts. Il en est encore de même pour les raisonnements dialectiques, qu’ils se fassent par syllogismes ou par induction ; les uns comme les autres, en effet, tirent leur enseignement de connaissances préexistantes : dans le premier cas, c’est en prenant les prémisses comme comprises par l’adversaire, dans le second, c’est en prouvant l’universel par le fait que le particulier est évident ’»164.

Les principes des démonstrations, de la science sont des définitions. Celles-ci sont des principes premiers, des vérités premières indémontrables. Sans elles aucune démonstration, aucune science n’est possible165. La définition essentielle et formelle est le principe de la démonstration, fondement de la science. La nécessité de la conclusion ne pourra être une nécessité absolue et réelle que si les prémisses elles-mêmes sont habituellement vraies, nécessaires, fondées en réalité, et évidentes par soi.

La science est démonstration. Mais elle ne peut pas tout démontrer. Elle dépend de la connaissance des choses données déjà dans l’existence. La connaissance discursive procède forcément de la connaissance intuitive, immédiate et non démontrable qui dépend du noùs. « ‘Mais ce que nous appelons ici savoir, note Aristote, c’est connaître par le moyen de la démonstration. Par démonstration, j’entends le syllogisme scientifique, et j’appelle scientifique un syllogisme dont la possession même constitue la science’ »166. La démonstration part des universels, et on ne peut acquérir les universels que par l’induction. On ne perdra pas de vue qu’induire selon Aristote est impossible pour qui n’a pas la sensation et que c’est aux cas particuliers que la sensation s’applique.

Notes
158.

ARISTOTE , Organon IV. Seconds Analytiques, II, 19, 100 b p. 246.

159.

ARISTOTE, Oganon V. Les Topiques, Traduction novelle et notes par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1997, p. 10.

160.

ARISTOTE, Organon IV. Seconds Analytiques, II, 100 b 5-12, p. 247.

161.

CHEVALIER (J.), Histoire de la pensée. 1. La pensée antique, p. 310.

162.

CHEVALIER (J.), Histoire de la pensée. 1. La pensée antique, pp. 315-316.

163.

ARISTOTE, Oganon V. Les Topiques, p. 2.

164.

ARISTOTE, Organon IV. Les seconds analytiques, Traduction novelle et notes par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1995, pp. 1-2.

165.

ARISTOTE, Organon IV. Les seconds analytiques, Traduction novelle et notes par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1995, p. 169.

166.

ARISTOTE, Organon IV. Les seconds analytiques, p. 8.