D Points d’appui pour la pédagogie de la connaissance

Pour conclure ce chapitre, nous allons dire ce que nous tirons de la théorie de la connaissance d’Aristote pour le besoin de notre sujet, l’environnement et la pédagogie de la connaissance. Nous tentons de dire en quoi les matériaux récoltés peuvent être utiles à notre sujet. Nous pointerons quelques axes autour desquels nous construirons la pédagogie de la connaissance pour le Kasaï..

Aristote situe bien la place de l’expérience, et par là de l’environnement dans l’acquisition de la connaissance, et par là de la science, ce qui est intéressant pour notre problématique. Dans l’apprentissage l’observation et l’expérience constituent le point de départ obligé. Le système scolaire est appelé à se rendre à l’évidence, l’étude d’une science part de l’expérience simple, des choses les plus claires et les plus proches des apprenants, c’est-à-dire des ensembles fournis par la sensation. Les recherches d’Aristote montrent clairement que les apprenants doivent avant tout observer les choses de leur environnement, les analyser, les étudier, si l’on veut qu’ils acquièrent des connaissances scientifiques. Il vaut mieux qu’ils fassent un effort pour se modeler sur le réel et se renouveler avec lui, au lieu de plier le réel aux catégories en conservant à l’esprit que l’expérience enveloppe la science comme l’inférieur n’est que le supérieur en germe. C’est une erreur que de faire abstraction de l’observation de son environnement et de l’expérience dans l’étude des sciences. La connaissance perdrait sa validité et sa pertinence.

Par l’étude minutieuse de l’environnement, les enseignants sont appelés à aider les élèves à relier les réalités à leur cause, à ce dont elles dépendent. La contemplation de choses de leur existence ne suffit pas. Pour s’élever à la connaissance, il importe qu’ils relient les faits les uns aux autres, qu’ils s’appliquent à les comprendre dans leur corrélation. En connaissant les faits par leur cause, la connaissance devient plus précise et précieuse. On ne perdra pas de vue que l’individuel-objet est beaucoup moins riche que l’individuel-sujet et les faits naturels beaucoup moins complexes que les faits humains. C’est pourquoi on est appelé à bien observer plusieurs cas, à bien les analyser, à bien faire des expériences pour percer les mystères de son objet d’étude.

Il serait opportun de pousser les apprenants à se poser des questions sur les choses qui se passent autour d’eux, à rechercher des solutions et les rapports entre les choses. Une initiation à la recherche des faits et leurs causes est d’importance pour la pédagogie de la connaissance. L’initiation à la recherche du pourquoi des choses, la compréhension rationnelle des choses et la vérification pourraient éveiller et consolider l’esprit de recherche des éducables et les amener à se construire des connaissances véritables.

On ne peut pas se contenter d’étudier des cas isolés. Le fait de mettre les liens, la corrélation entre les faits conduit à mieux les percevoir et les expliquer. En reliant les faits les uns aux autres on les assimile davantage. N’est-il pas vrai qu’en psychologie actuellement on soutient que les choses sont bien retenues quand elles sont replacées dans un contexte, reliées les unes aux autres ? Il est difficile de mémoriser les cas isolés et indépendants167.

Nous retenons d’Aristote que les apprenants n’ont pas à se contenter de voir les choses, de les toucher et les manipuler, il sied qu’ils aillent au fond des choses et découvrent les principes des choses, ce que les choses sont en réalité, ce qui les constitue, leurs qualités, leurs éléments constitutifs, leurs influences les uns sur les autres, leurs rapports avec d’autres substances. Une vraie analyse s’impose donc.

Par l’observation et l’analyse des plusieurs cas singuliers, il est intéressant d’amener les apprenants à distinguer les accidents de l’essence, ce qui fait que l’objet est ce qu’il est de ce qui lui est accidentel, le nécessaire du contingent. Dans les situations d’apprentissage, il est important que les élèves sachent identifier les connaissances essentielles, formelles, structurelles et les connaissances accessoires, ce qui est important et ce qui ne l’est pas.

Il y a nécessité de s’occuper de l’abstraction, de cultiver l’esprit en cultivant le sensible. Aristote nous rappelle que toute connaissance part du sensible, mais met en oeuvre un pouvoir spécifique d’intelligence (noùs). La matière et la forme collaborent dans l’élaboration de la connaissance. Barth dira : « ‘le savoir se construit à partir des situations contextualisées, dont les éléments communs conduisent vers la généralisation’ »168.

D’Aristote nous retenons que la définition de ce dont on parle et la clarification des termes employés sont d’importance dans l’apprentissage. Les élèves doivent savoir définir ce dont ils parlent, les notions doivent être claires dans leur tête. Il convient qu’ils sachent définir leur objet d’étude en exprimant sa quiddité et sa différence spécifique. Barth écrira : « ‘si on veut désigner un objet dans le but de l’identifier, de déterminer son appartenance à une classe, l’attribut doit se référer plutôt aux caractéristiques qui permettent de le classer dans une catégorie officiellement reconnue ; ce sont les attributs essentiels. D’autres qualités, connues ou inconnues, pourront servir à les décrire et non pas à les définir, ce sont des attributs non essentiels ’»169. Aristote n’a pas tort lorsqu’il dit que toute notion pour être pensable a besoin d’être définie et rapportée à une autre, d’être comprise à l’intérieur d’un genre dont elle se démarque par sa différence caractéristique. L’ambiguïté des termes est à éviter. Il est pertinent de bien expliciter les concepts qu’on emploie, et même recourir aux choses et à l’expérience pour une meilleure compréhension. Il y a nécessité dans la pédagogie de s’occuper de l’abstraction, de cultiver l’esprit en cultivant le sensible, mais il faut se rendre à l’évidence, ce n’est pas le sensible qui donne les concepts.

A la faveur de l’induction et du travail du noùs, il importe que les éducables soient éveillés à l’intelligible. La recherche de l’universel est d’importance pour la construction de la connaissance et de la science. La connaissance de l’universel permet de connaître davantage les choses particulières. L’étude des cas particuliers permet de s’éveiller à l’universel. Il n’y a de science et d’intelligible que de l’universel, du nécessaire et du général, nous a fait remarquer Aristote.

Sur ce point, nous voulons émettre des réserves. Certes l’intelligence humaine vise à l’universel, au total. Cela est juste et indispensable. Mais une question se pose : si on réduit la connaissance humaine à la connaissance par concepts, donc à la connaissance des genres, des espèces, et des lois, le réel en son fond, c’est-à-dire l’individuel, ne se trouve-t-il pas soustrait à la connaissance, et, par là même, ne perd-il pas pour nous toute valeur ?170

A la vérité, il y a une aporie chez Aristote, ‘« toute science a pour objet l’universel et telle qualité de la chose, tandis que la substance n’est pas l’universel, mais plutôt l’être individuel et séparé ; si donc la science traite des principes, comment concevoir que le principe soit une substance ?’ »171 Si les principes sont universels, ils ne sont pas des substances, car ce qui est commun ne désigne pas une substance individuelle, tandis que la substance, c’est tel être individuel. Ce qui n’est pas universel, les êtres individuels ne sont pas objets de science, car toute science porte sur l’universel172. Il apparaît clairement que pour ce conflit de l’intelligible et du réel, Aristote penche vers une solution qui garde vive l’aporie entre le réel et l’intelligible. Dans la perspective d’Aristote, puisque il n’y a de science que du général, l’individu est inconnaissable. Il n’y a d’intelligible en l’individu que ce qui lui est commun avec tous les individus de la même espèce.

Aristote reconnaît l’existence des genres distincts et irréductibles. Chaque science selon lui doit respecter les genres dans lesquels se divise l’être. Il reconnaît aussi que le réel est divers et articulé. Tout est un, et tout est divers. Mais force nous est de constater que l’esprit humain éprouve des difficultés à penser jusqu’au bout la diversité du réel. Cela vaut même pour Aristote qui proclame cette pluralité. En s’arrêtant aux genres de l’être, il ne songe pas à étendre l’être aux individus. Selon lui, c’est l’universel et le nécessaire, ou à défaut le général, qui est intelligible, seul explicatif, et le singulier s’y subordonne comme l’espèce au genre. Il n’y a de science que du nécessaire et du général, de ce qui est par soi ou appartient par soi au sujet. Des êtres singuliers, il ne saurait y avoir ni définition, ni démonstration, parce qu’ils sont mêlés de matière, source de tout le contingent et de tout l’accidentel. Les démonstrations et les définitions portent sur le nécessaire et n’ont pas de prise sur le temporel, l’accidentel, le contingent. Partant, il ne peut y avoir science du contingent, de l’individuel173. Les individus ne peuvent être objet de science que dans la mesure où ils participent au nécessaire. Tout ce qui, en eux n’est pas nécessaire et universel, se trouve relégué dans le domaine du contingent, de l’inintelligible. Dans un univers ainsi conçu, on n’aura plus affaire qu’à des genres, à des espèces, à des lois, aux essences formelles.

N’est-il pas vrai pourtant que l’être en acte est l’individu , et la science en acte porte sur l’individuel ? Aristote lui-même l’a reconnu. L’action humaine n’a jamais affaire qu’à des choses singulières et à des cas singuliers. Jusqu’où doit-on négliger le particulier et l’accidentel ?

Notre intelligence est soucieuse d’embrasser tout le réel. La pédagogie de la connaissance doit y amener les apprenants. Aujourd’hui l’histoire des choses, des événements et des êtres intéresse les humains. Elle les met en présence du concret, de l’individuel, des faits, des êtres uniques grâce à ses règles et sa méthode. L’historien et le psychologue, comme l’artiste et le médecin, sans parler de l’éducateur et du chef, ont affaire à des individus dont chacun a sa personnalité et qui ne peuvent en aucun cas être traités comme des êtres moyens et anonymes. En droit on applique la jurisprudence. Les lois sont adaptées aux individus auxquels on les applique. L’organisme a une certaine idiosyncrasie, une certaine individualité, le milieu interne change dans une certaine mesure avec chaque individu. A-t-on le droit de tout réduire au mesurable et au quantifiable ?

Savoir en toutes choses n’est-il pas aussi discerner ? La science doit-elle se laisser réduire à une théorie abstraite, à des concepts. Certes non. Avec le philosophe Chevalier, nous estimons que les concepts sont des vues partielles du réel, relatives à un certain point de vue ou à une certaine attitude de l’esprit, en ce sens partiellement construits par le penseur et dépendants de lui. Le concept est certes nécessaire à l’esprit humain, mais le concept seul ne saurait lui suffire. On n’a pas le droit de réduire le réel au concept. Les concepts dans lesquels on cherche à arrêter le réel sont comme des abris provisoires sur cette voie où l’on chemine sans trêve. Celui qui reste enfermé dans un de ces abris ne voit ni le ciel, ni la voie qui y mène174. Les théories et les idées ne reflètent pas la réalité, mais la traduisent de façon souvent insuffisante175.

Le général, éléments ou lois, ne régit que le possible. Il importe de tenir compte du fait, de la donnée individuelle et concrète, du choc, de l’irrationnel. L’existence individuelle, concrète ne se déduit pas. Le réel est divers et articulé. La méthode qu’on pourrait suivre pour atteindre le réel est la soumission aux faits, aux faits tels qu’ils sont. Il ne convient pas de réduire les faits aux lois. On fera par contre converger les lois vers le fait pour mieux l’élucider, on projettera sur un fait singulier toutes les lumières que fournissent les sciences du général. Ne serait-ce pas judicieux de chercher la signification d’un fait, non dans les lois réductrices par lesquelles il est conditionné, mais dans les causes propres et réelles par lesquelles il s’explique ?

Qu’on comprenne notre raisonnement. Nous ne nions pas les universaux. Nous reconnaissons très bien leur importance. Mais l’universel ne doit pas exclure l’individuel ou le particulier. La science du général n’est pas la seule légitime. Nous sommes d’accord avec Chevalier pour dire : ‘« la science c’est le savoir, et le savoir se mesure à la prise qu’il a sur le réel. Or, le réel n’est pas épuisé par les genres et les lois : l’individuel y a une place. L’individuel doit donc être objet de savoir (...) De même nous ne nions pas l’intelligibilité du discursif : mais nous nions que le discursif soit seul intelligible. Savoir et prouver font deux. Il faut rompre la liaison de l’intelligible avec le discours, comme celle de la science avec le nécessaire et le général ’»176.

Ces considérations donnent un éclairage à notre problématique de l’environnement et la pédagogie de la connaissance. L’école n’a pas à laisser de côté ce qui est particulier pour ne se soucier que de l’abstrait, du général et de l’universel. Il importe qu’il y ait un dialogue permanent entre d’une part les théories, les lois, les concepts, les connaissances et, d’autre part, l’environnement, le réel. L’observation et l’étude du réel permettront de monter en abstraction et de faire des théories et lois ; et les théories, les lois et les connaissances permettront à leur tour une bonne lecture et maîtrise du réel, ainsi de suite...

Certainement, il est pertinent de prendre en compte l’environnement des apprenants pour former de vrais chercheurs et penseurs. ‘« Le penseur vraiment grand, écrit Goldmann, est celui qui réussit à atteindre le maximum de vérité possible à partir des intérêts et de la situation sociale d’un groupe quelconque et à la formuler d’une manière qui lui confère une portée et une efficacité réelles. Car, en philosophie comme dans la vie de l’esprit en général, seul est important ce qui contribue à transformer l’existence humaine ; et l’existence humaine n’est pas celle d’un solitaire, mais celle de la communauté et à l’intérieur de celle-ci de la personne humaine, car on ne peut jamais les séparer’ »177. Nous voulons donc mettre en évidence ceci que la nature tout entière est intelligible, dans toutes ses parties, à tous ses degrés et dans toutes ses manifestations, elle est digne d’attention. Tout l’environnement, toutes ses particularités sont à prendre en compte dans la pédagogie de la connaissance.

Notes
167.

GHIGLIONE (R.) et RICHARD (J.-F.), (Sous la direction de), Cours de psychologie. 6. Processus, Paris, Dunod, 1995,

168.

BARTH (B. M.), L’apprentissage de l’abstraction, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Retz, 1987, p. 208.

169.

BARTH (B. M.), op. cit., p. 37.

170.

CHEVALIER (J.), L’idée et le réel, Grenoble, B. Arthaud Successeur des éditions J. Rey, 1932, p. 117.

171.

ARISTOTE, La métaphysique, tome II, K, 2, 1060 b, p. 107.

172.

ARISTOTE, La métaphysique, tome I, B, 6, 1003 a, pp. 106-107.

173.

ARISTOTE, La métaphysique, tome I, E, 2, p. 228.

174.

CHEVALIER (J.), L’idée et le réel, p. 144.

175.

MORIN (E.), Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du future, Paris, Seuil, 1999, p. 95.

176.

CHEVALIER (J.), L’idée et le réel, pp. 55-56.

177.

GOLDMANN (L.), Introduction à la philosophie de Kant, p.35.