A Hume, l’unique source de la connaissance est l’expérience

Selon Hume, les perceptions de l’esprit peuvent être divisées en deux espèces d’après leurs degrés de force et de vivacité, les moins fortes et les plus fortes. Les perceptions les moins fortes et les moins vives sont les pensées ou les idées. Les impressions sont les perceptions les plus vives et les plus fortes. « ‘Et les impressions, écrit Hume, se distinguent des idées, qui sont les moins vives perceptions, dont nous avons conscience quand nous réfléchissons à l’une des sensations ou à l’un des mouvements que je viens de citer’ »178. Tous les matériaux de la pensée proviennent des sens, externes ou internes. L’esprit et la volonté dépendent de leur composition et de leur mélange. Toutes les idées sont les copies des impressions ou perceptions plus vives qui les précèdent.

Pour le prouver, fait remarquer Hume, il n’est qu’à analyser nos pensées ou nos idées, pour composées ou sublimes qu’elles puissent être. Elles dérivent des idées simples qui ont été copiées de quelque manière de sentir, ou sentiment, antérieure. Même l’idée de Dieu en provient. En outre, s’il arrive qu’un sens fait défaut, l’homme qui en est dépourvu est privé du même coup des idées correspondantes. C’est ainsi qu’un aveugle ne peut former aucune notion de couleur, un sourd aucune notion de son. Il en est de même si l’objet propre à réveiller une sensation n’a jamais été présenté à l’organe du sens. Ainsi quelqu’un qui n’a jamais dégusté le vin n’aura aucune notion de la saveur du vin.

Il y a un principe de connexion entre les différentes idées et pensées de l’esprit. Que ce soit dans nos conversations, dans nos rêveries, ou que ce soit dans les langues diverses, tout ce qui brise l’enchaînement est immédiatement remarqué et rejeté. Cela est une preuve éloquente que les idées simples, comprises dans les idées complexes, sont jointes par un principe universel d’influence égale sur tous les êtres humains179.011Comme l’homme est un être raisonnable, il a toujours quelque objet en vue. Rarement il agit, parle, pense sans but, ni intention. C’est pour cela que dans toutes les compositions de génie, on demande que l’auteur ait un plan ou un objet. Dans les compositions narratives, on recherche que les actions ou les événements que l’auteur rapporte soient rattachés par quelque lien et qu’ils forment une certaine unité.

Selon Hume, trois principes sont à la base de la connexion ou d’association d’idées à savoir la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou l’espace, et la relation de cause à effet. C’est là les seuls liens qui unissent les pensées entre elles, et qui engendrent dans les conversations ou les réflexions, la régularité de succession qui intervient, à un plus ou moins haut degré, chez tous les humains. De trois, c’est la relation de cause à effet qui est la plus forte et la plus instructive.

La connaissance de la cause et de l’effet rend l’homme capable de dominer les événements et de gouverner l’avenir. ‘« La seule utilité immédiate de toutes les sciences, note Hume, est de nous enseigner comment nous pouvons contrôler et régler les événements futurs par leurs causes’ »180. Tous les raisonnements sur les faits se fondent sur la relation de cause à effet. C’est par cette relation que les humains dépassent l’évidence de leur mémoire et de leurs sens. Si l’on demande à quelqu’un pourquoi il croit à la réalité d’un fait, il donnera une raison, qui est en fait un autre fait. Un individu qui trouverait, par exemple, une montre dans une île déserte conclurait à la présence humaine dans cette île. Si on analyse la plupart des raisonnements, on trouvera qu’ils se fondent sur la relation de la cause à l’effet. C’est par l’expérience qu’on apprend la fréquente conjonction des objets sans être capable de comprendre le pourquoi de leur connexion. L’idée de la connexion nécessaire naît d’une pluralité de cas semblables où se présente la conjonction constante de ces événements. Cette idée ne peut être suggérée par un seul cas même considéré sous tous les jours et positions possibles. Sur la relation de cause à effet se fondent tous les raisonnements sur les questions de fait ou d’existence.

Les causes et les effets se découvrent, non par la raison, mais par l’expérience. L’effet étant totalement différent de la cause, l’esprit seul est incapable de découvrir la corrélation cause et effet. Toutes les lois de la nature et toutes les opérations des corps ne sont connues que par l’observation et l’expérience. La communication de mouvement par impulsion, la gravité, l’élasticité, la cohésion des parties, toutes ces réalités ne peuvent être connues que grâce à l’expérience.

Les paysans les plus stupides et les jeunes enfants, voire même les bêtes brutes apprennent et se perfectionnent par l’expérience. Ils connaissent les qualités des objets naturels par l’observation des effets qui en dérivent. Ce qui donne la consistance à tous les raisonnements c’est leur ancrage dans le réel. Pour tout raisonnement, on réclame un moyen terme permettant de tirer une inférence. Ce moyen terme n’est acquis que par l’observation et l’expérience. Ce n’est pas le raisonnement qui engage les humains à supposer que le passé ressemble au futur et à attendre des effets semblables des causes qui sont apparemment semblables. C’est l’expérience.

« ‘J’oserai affirmer, en conclut Hume, comme une proposition générale qui n’admet pas d’exception, que la connaissance de cette relation ne s’obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori ; mais qu’elle naît entièrement de l’expérience, quand nous trouvons que des objets particuliers sont en conjonction constante l’un avec l’autre. Qu’on présente un objet à un homme dont la raison et les aptitudes soient, par nature, aussi fortes que possible ; si cet objet lui est entièrement nouveau, il sera incapable, à examiner avec la plus grande précision ses qualités sensibles, de découvrir l’une de ses causes ou l’un de ses effet (...) ; et notre raison ne peut, sans l’aide de l’expérience, jamais tirer une conclusion au sujet d’une existence réelle et d’un fait’ »181. Récapitulons : ‘« toute idée est copiée d’une impression, d’un sentiment qui la précède ; si nous ne pouvons trouver d’impression, nous pouvons être sûrs qu’il n’y a pas d’idée. Dans tous les cas isolés d’opération des corps ou des esprits il n’y a rien qui produise une impression, ni, par suite, qui puisse suggérer une idée de pouvoir ou de connexion nécessaire. Mais quand beaucoup de cas semblables se présentent et que le même objet est toujours suivi du même événement, nous commençons alors à concevoir la notion de cause et de connexion’ »182.

L’esprit est soutenu par un autre principe dans sa démarche. Ce principe est l’accoutumance, ou l’habitude. La croyance en matière de fait et d’existence réelle provient seulement d’un objet présent à la mémoire ou aux sens et d’une conjonction coutumière entre l’objet en question et un autre. Cette croyance procède du fait qu’on place l’esprit dans des circonstances données. C’est une opération de l’âme inévitable. Chaque fois qu’un objet se présente aux sens ou à la mémoire, du coup, par la force de l’accoutumance, il porte l’imagination à concevoir l’objet qui lui est d’ordinaire conjoint. Si par exemple on entend la voix d’une personne qu’on connaît venant de la chambre voisine, cette impression des sens conduit à coup sûr la pensée à la personne en question, et même aux objets environnants. Les objets sensibles ont sur l’imagination plus d’influence qu’aucun autre objet. Cette influence, ces objets la font passer aux idées auxquelles ils sont reliés par ressemblance.

‘« L’accoutumance, note Hume, est donc, le grand guide de la vie humaine. C’est ce seul principe qui fait que notre expérience nous sert, c’est lui seul qui nous fait attendre, dans le futur, une suite d’événements semblables à ceux qui ont paru dans le passé. Sans l’action de l’accoutumance, nous ignorerions complètement toute question de fait en dehors de ce qui est immédiatement présent à la mémoire et aux sens. Nous ne saurions jamais comment ajuster des moyens en vue de fins, ni comment employer nos pouvoirs naturels pour produire un effet. Ce serait du coup la fin de toute action aussi bien que de presque toute spéculation »183.’

Le troisième principe à ajouter à la cause et effet, et à l’habitude est la contiguïté. La distance diminue la force de toutes les idées. Quand on se rapproche d’un objet, même s’il ne se découvre pas aux sens, il opère sur l’esprit avec une influence qui imite l’impression immédiate. Certes penser à un objet transporte l’esprit à ce qui y est attenant, mais c’est surtout la présence de l’objet qui le transporte avec une vivacité excellente. Quand on est à quelques milles de chez-soi, tout ce qui s’y rapporte touche de plus près que lorsqu’on en est éloigné de deux cents lieues. Mais tout cela est de peu de poids par rapport à la vivacité qu’on a en présence de l’objet d’évocation. La présence de l’enfant d’un ami mort ou absent depuis longtemps fera revivre instantanément son idée corrélative et rappellera toutes les intimités et toutes les familiarités passées sous des couleurs plus vives que celles sous lesquelles elles nous auraient apparu184.

Le principal obstacle à notre perfectionnement dans les sciences morales ou métaphysiques est l’obscurité des idées et l’ambiguïté des termes. Le progrès en philosophie naturelle est retardé par le manque d’expérience et de phénomènes convenables. Toutes les idées étant des copies des impressions, il est impossible à l’homme de penser à quelque chose qu’il n’ait pas auparavant senti par ses sens, externes ou internes. Ce sont les impressions fortes et sensibles qui, en pleine lumière, jettent leur lumière sur les idées qui leur correspondent et se trouvent dans l’obscurité185.

Pour Hume, on doit se rendre à l’évidence, encore que l’expérience soit notre seul guide dans le raisonnement sur les questions de fait, ce guide n’est pas infaillible, dans quelques cas, il est même propre à nous induire en erreur. Tous les effets ne suivent pas avec une semblable certitude leurs causes supposées. Dans tous les cas, il faut mettre en balance les expériences contraires quand il y en a de contraires. C’est uniquement l’expérience qui donne autorité au témoignage humain . Et c’est la même expérience qui nous donne la certitude à propos des lois de la nature.

Les arguments de sceptiques : l’apparence brisée d’une rame dans l’eau, les différences d’aspect des objets selon leurs différences de distance, les images doubles qui naissent d’une pression sur l’oeil. Ces thèmes des sceptiques nous préviennent que nous ne devons nous fier aveuglement aux seuls sens, mais il nous faut corriger leur évidence par la raison et par des considérations tirées de la nature même du milieu186. La grande destructrice du Pyrrhonisme, c’est le travail, c’est l’action, ce sont les occupations de la vie courante. Ces principes peuvent fleurir dans les écoles, mais ils se dissipent dès qu’on quitte l’ombre et qu’ils se mettent en présence des objets réels.

Il nous est impossible de connaître les attributs de Dieu autrement que par expérience. On ne peut pas défendre Dieu par les principes de la raison humaine. Il faut la foi. Dieu nous est connu seulement par ses productions. L’homme n’a aucune base pour lui attribuer d’autres qualités que celles qu’il voit effectivement en exercice et révélées dans ses productions. Les inférences sont toutes fondées sur l’expérience et sur l’observations. ‘« En un mot, écrit-il, je doute beaucoup qu’il soit possible qu’une cause soit connue seulement par son effet..., ou qu’elle soit d’une nature si singulière et si particulière qu’elle n’ait aucune correspondance ni aucune ressemblance avec une autre cause ou un autre objet qui soit jamais tombé sous notre observation’ »187. La cause n’est qu’une manière de désigner l’association des représentations empiriques. On n’a pas le droit, en se fondant sur elle, de conclure à l’existence de Dieu.

Les seuls objets de la science abstraite, de la démonstration, sont la quantité et le nombre, toutes les tentatives faites pour étendre ce genre plus parfait de connaissance au-delà de ces frontières sont de pures illusions et de purs sophismes. Il convient de limiter les recherches humaines à des sujets qui sont mieux adaptés à l’étroite capacité de l’entendement humain. Le jugement correct évite toutes les recherches lointaines et élevées pour s’enfermer dans la vie courante et dans les sujets qui dépendent de la pratique et de l’expérience journalières. Il laisse les thèmes sublimes aux enjolivements des poètes et des orateurs, ou à l’art des politiques et des prêtres.

‘« Quand, persuadés de ces principes, nous parcourons les bibliothèques, que nous faut-il détruire ? Si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous : contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d’existence ? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions »188.’

Qu’il suffise de rappeler qu’à l’époque de Hume, l’édifice du monde intelligible reposait sur le concept de cause. C’est parce que la forme du monde sensible (l’espace et le temps) doit avoir une cause, qu’il existe nécessairement un monde intelligible, un Dieu. Même Kant dans son ouvrage intitulé, Dissertation de 1770, soutenait cela. Voilà pourquoi Hume avait concentré ses attaques contre la causalité. Les thèses de Hume ont amené Kant à revoir sa théorie exposée dans la Dissertation. Hume l’a réveillé de son sommeil dogmatique. Sous le poids des arguments empiristes, Kant a été contraint d’apporter des modifications essentielles à son système. Il renonce désormais à tout usage transcendant du concept de causalité. La causalité devient une catégorie de l’entendement humain, et son usage n’est plus légitime qu’à l’intérieur de l’expérience. Dans le volet suivant, nous allons voir les critiques que Kant adresse à Hume.

Notes
178.

HUME (D.), Enquête sur l’entendement humain, Chronologie, présentation, bibliographie par Michelle Beyssade, Paris, GH Flammarion, 1983, p. 64.

179.

HUME (D.), op. cit., p. 71.

180.

HUME (D.), op. cit., p. 143.

181.

HUME (D.), op. cit., p. 87.

182.

HUME (D.), op. cit., p. 145.

183.

HUME (D.), op. cit., p. 107.

184.

HUME (D.), op. cit., p.116.

185.

HUME (D.), op. cit., p. 129.

186.

HUME (D.), op. cit., p. 233.

187.

HUME (D.), op. cit., p. 226.

188.

HUME (D.), op. cit., p. 247.