B Critique de Hume par Kant

Kant, après avoir lu Hume, substitue à la question traditionnelle des philosophes et des théologiens de l’origine du monde celle du fondement de la connaissance. Il va chercher non à vouloir connaître le monde, mais à analyser notre conscience du monde, à réfléchir sur soi, et à découvrir le fondement de la science dans l’esprit humain.

Pour le philosophe allemand, la théorie de Hume, comme d’ailleurs tout empirisme, contient deux affirmations dangereuses. La première est que dans l’expérience, il n’y a pas de liaisons nécessaires a priori. L’expérience est atomistique. Et la seconde est que le suprasensible, qualitativement différent de l’expérience actuelle est absolument inaccessible.

Pour Hume, on l’a dit, il n’existe de totalité ni sur le plan théorique, ni sur le plan pratique. ‘« Il n’en existe pas sur le plan théorique, puisque le savoir humain ne connaît que des liaisons de fait, résultant de l’habitude et de l’association des images. Il n’en existe pas sur le plan pratique, car nous n’avons pas le droit de conclure de ce qui est à la possibilité d’une existence meilleure ou plus élevée, le donné empirique étant la seule source légitime et véritable de la connaissance’ »189.

D’après Kant, le véritable problème de la raison pure se trouve renfermé dans cette question :  Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?  C’est-à-dire, comment sont possibles des jugements qui étendent notre connaissance et en même temps sont nécessaires et rigoureusement universels ? De tous les philosophes, Hume est celui qui s’est le plus approché du problème, mais il ne l’a pas déterminé avec précision et conçu dans sa généralité. « ‘Comme Hume, note Kant, est peut-être le plus ingénieux de tous les sceptiques, et sans contredit celui qui montre le mieux l’influence que peut avoir la méthode sceptique pour provoquer un examen fondamental de la raison, il n’est pas sans intérêt d’exposer, autant que cela convient à mon dessein, la marche de ses raisonnements et les erreurs d’homme si pénétrant et si estimable, erreurs qui n’ont pris naissance que sur le sentier de la vérité »’ 190.

Hume s’est arrêté uniquement à la proposition synthétique de la liaison de l’effet à la cause, et a cru que le jugement synthétique a priori était tout à fait impossible. Et pourtant dans toute société humaine, il doit y avoir un minimum de communauté théorique, affective et morale pour que la vie en commun soit possible. Plusieurs monades autonomes ne peuvent jamais former un monde, si leurs relations mutuelles ne sont pas déjà incluses dans l’existence de chacune d’entre elles. Il y a dans la connaissance humaine et dans l’expérience des jugements nécessaires et rigoureusement universels, c’est-à-dire des jugements a priori. On les trouve aussi en mathématiques, ils sont les conditions indispensables de la possibilité de l’expérience dans la connaissance humaine.

Dans cette proposition, tout changement a une cause, « ‘le concept d’une cause contient si évidemment celui de la nécessité d’une liaison nécessaire avec un effet et celui d’une rigoureuse universalité de la règle, qu’il serait tout à fait perdu si, comme l’a tenté Hume, on voulait le dériver de la fréquente association du fait actuel avec le fait précédent et de l’habitude qui en résulte pour nous (et qui n’a qu’un nécessité subjective, par conséquent) de lier entre elles des représentations’ »191. Les jugements synthétiques a priori sont les conditions indispensables de toute expérience, et on les trouve dans la connaissance humaine.

Les éléments doivent être conditionnés dans leur principe même par la totalité. Les jugements synthétiques a priori postulent dans leur principe la communauté. La totalité n’est pas extérieure à l’homme, mais en lui, et non pas donnée et existante, mais une fin suprême qui donne à l’homme sa dignité d’homme. Elle est un concept de l’entendement humain. Elle est l’idée transcendantale. Il en est de même de la causalité. Elle est également une catégorie de l’entendement, et son usage n’est légitime qu’à l’intérieur de l’expérience.

Hume avait concentré ses attaques contre la causalité, mais il conservait leur validité apodictique aux jugements mathématiques qu’il considérait comme analytiques. Kant lui fait remarquer que les explications causales sont aussi synthétiques que les jugements mathématiques. Les objections qu’il soulève contre la causalité, un empiriste conséquent pourrait les soulever également contre la valeur apodictique des mathématiques. Son argumentation prouve le caractère totalement atomistique de l’expérience et partant, l’impossibilité d’un système transcendantal. Mais elle est en contradiction avec la science et avec l’expérience universelle qui, elles, prouvent la certitude apodictique des mathématiques. Le réel, le donné n’est donc pas atomistique, il constitue une totalité, tout au moins formelle, même s’il n’est pas matériel et parfait. Les sensations sont données dans le tout de l’espace et du temps qui sont des intuitions pures, deux sources d’où peuvent être tirées a priori diverses connaissances synthétiques. Et de plus, il y a des catégories a priori dans l’entendement humain qui déterminent le donné sensible même si elles ne le font que partiellement.

De l’avis de Kant, Hume s’est arrêté surtout sur le principe de la causalité, et a remarqué justement que la vérité de ce principe ne repose sur aucune connaissance a priori. Mais malheureusement de l’impuissance de la raison à faire de ce principe un usage qui dépasse toute expérience, il conclut la vanité générale de toute prétention de la raison humaine à sortir de l’empirique. Le premier pas dans les choses de la raison pure, qui en marque l’enfance, est le dogmatisme, tendance à affirmer sans discussion et critique. Le second pas est sceptique, et témoigne de la circonspection du jugement averti par l’expérience. Or il y a un troisième pas, qui ne peut être fait que par un jugement mûr, appuyé sur des maximes fermes et d’une universalité inattaquable. Il s’agit de soumettre à l’examen les faits de la raison et la raison même dans tout son pouvoir et dans toutes les connaissances pures a priori dont elle est capable. Hume ne l’a pas fait. Le scepticisme n’est pour la raison humaine qu’un lieu de repos où elle peut songer au voyage dogmatique qu’elle vient de faire afin de choisir la route la plus sûre. Le scepticisme n’est pas un lieu d’habitation où la raison peut fixer sa résidence. Hume ne l’a pas compris.

Si Hume avait fait la critique de la raison, au dire de Kant, il aurait découvert que nous sommes réellement en possession de connaissances synthétiques a priori, comme le prouvent les principes de l’entendement qui anticipent l’expérience. Toute polémique sceptique en réalité n’est dirigée que contre le dogmatique qui poursuit son chemin sans se méfier de ces principes objectifs.

Qu’on puisse sortir de l’expérience au moyen du concept qu’on a déjà, c’est ce qui ne présente aucune difficulté. L’expérience elle-même est une synthèse de perceptions, laquelle augmente le concept qu’on a au moyen d’une perception en y ajoutant des perceptions nouvelles. ‘« Mais nous croyons aussi pouvoir sortir a priori de notre concept et étendre notre connaissance. Nous tenons de le faire soit par l’entendement pur, relativement à ce qui peut être du moins un objet d’expérience, soit même par la raison pure, relativement à des propriétés de choses ou même à l’existence d’objets qui ne peuvent jamais se présenter dans l’expérience’ 192.

Malheureusement, constate Kant, le sceptique Hume ne distingue pas ces deux espèces de jugements, il regarde comme impossible cette augmentation des concepts par eux-mêmes, cet enfantement spontané de l’entendement (et de la raison) sans la fécondation de l’expérience. Il tient pour imaginaires tous les principes a priori de la raison, et il croit qu’ils ne sont qu’une habitude résultant de l’expérience et de ses lois, c’est-à-dire des règles empiriques et contingentes en soi auxquelles on attribue à tort la nécessité et l’universalité. Partant du fait avéré qu’aucune faculté de l’entendement ne peut conduire du concept d’une chose à l’existence de quelque autre chose qui soit universellement et nécessairement donnée, il conclut que, sans l’expérience, il n’y a rien qui puisse augmenter notre concept et nous autoriser à former un jugement qui s’étende lui-même a priori.

Kant reproche à Hume d’avoir conclu faussement de la contingence de ce qu’on détermine d’après la loi à la contingence de la loi même et d’avoir confondu l’acte par lequel on passe du concept d’une chose à l’expérience possible (laquelle a eu lieu a priori et constitue la réalité objective de ce concept) avec la synthèse des objets de l’expérience réelle, laquelle à la vérité est toujours empirique. D’un principe d’affinité qui a son siège dans l’entendement et exprime une liaison nécessaire, Hume fait une règle d’association, qui ne se trouve que dans l’imagination reproductrice, et ne peut représenter que des liaisons contingentes et non objectives193. Cette erreur vient surtout du fait qu’il ne considérait pas systématiquement toutes les espèces de synthèses a priori de l’entendement. Il soumet à sa censure quelques principes de l’entendement, sans soumettre le pouvoir tout entier de l’entendement à l’épreuve de la critique.

Pour Kant l’homme ne crée pas sa connaissance en toute indépendance. Il dépend du donné sensible. Il dépend de la communauté humaine. Le concept de la totalité est inscrit dans son entendement. Le rationalisme radical est insoutenable. L’homme individualiste est limité. Le donné, la matière sans forme, change avec chaque individu. Il n’y a pas deux sensibilités identiques. Deux personnes qui se trouvent dans une chambre voient différemment la même table selon qu’on se trouve à gauche ou à droite, devant ou derrière elle. La communication entre les consciences s’impose. Elle exige que chacun transforme son propre donné immédiat de telle manière que son interlocuteur saisisse ce qui lui est communiqué et puisse le rapprocher de son donné à lui. La communication implique aussi que chacun considère la matière propre de sa connaissance comme un aspect partiel de la connaissance commune et sa connaissance comme dépendante de celle de tous les autres hommes194.

La pensée ne peut en aucun cas être purement empirique, elle a besoin de catégories a priori de l’entendement, ni purement individualiste, elle a besoin de la communauté humaine, ni purement rationaliste puisqu’elle doit serrer de très près le donné, le monde extérieur. La séparation radicale entre forme et contenu, sujet et objet est donc surmontée par Kant. La forme est l’élément commun aux hommes de la société, alors que le contenu constitue justement l’élément individuel, l’élément de séparation. La forme comme la matière de la connaissance ne sont indépendantes ni par rapport au sujet, ni par rapport à l’objet. Elles sont unifiées dans l’activité de l’homme, dans son action.

La connaissance humaine, résultat de l’union de la sensibilité et de l’entendement, ne peut atteindre l’absolu, la détermination intégrale. A partir de la connaissance des phénomènes qui seuls nous sont accessibles, nous n’avons pas le droit de conclure à l’existence des choses en soi. La connaissance des choses en soi ne serait possible que dans une autre intuition, qualitativement différente de celle de l’homme empirique actuel. Mais l’entendement en tant que faculté purement théorique, liée à l’expérience, ne peut pas décider si une telle intuition existe ou non, et même si elle est seulement possible. Pour Kant, le supra-sensible reste une idée problématique.

Que l’on nous permette dans le volet suivant de donner les résultats de la critique de la raison pure, c’est-à-dire la théorie de la connaissance de Kant qui nous permet d’avoir une certaine connaissance de la connaissance et de mieux creuser notre sujet à savoir l’environnement et la pédagogie de la connaissance.

Notes
189.

GOLDMANN (L.), Introduction à la philosophie de Kant, Paris, Gallimard, 1967, p. 134.

190.

KANT (E.), Critique de la raison pure, Trad. de Jules Barni revue par P. Archambault, Paris, GF-Flammarion, 1987, pp. 576-577.

191.

KANT (E.), op. cit., p. 59.

192.

KANT (E.), op. cit., p. 577.

193.

KANT (E.), op. cit., p. 578.

194.

GOLDMANN (L.), Introduction à la philosophie de Kant, p.161.