1 - De la sensibilité

Toute connaissance commence par l’expérience, la sensation. Mais comment cela fonctionne-t-il ? Comment passe-t-on de la sensation à la connaissance ? Nous l’avons déjà dit, pour Kant, la connaissance procède de la sensation, de l’intuition et de l’entendement. Dans ce volet, nous faisons état du fonctionnement de la sensibilité.

Kant isole la sensibilité en faisant abstraction de tout ce que l’entendement y ajoute pour penser par ses concepts de sorte qu’il ne lui reste rien que l’intuition empirique. Ensuite il écarte tout ce qui appartient à la sensation afin de n’avoir que l’intuition pure et la simple forme des phénomènes, seule chose que la sensibilité puisse fournir a priori. Il découvre qu’il y a deux formes pures de l’intuition qui sont des principes de la connaissance a priori, il s’agit de l’espace et du temps.

Parlant de l’espace Kant écrit : ‘« Enlevez successivement de votre concept expérimental d’un corps tout ce qu’il contient d’empirique : la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, l’imperméabilité même, il reste toujours l’espace qu’occupait ce corps (maintenant tout à fait évanoui), et que vous ne pouvez faire disparaître’ »198. L’espace est une représentation nécessaire a priori qui sert de fondement aux intuitions externes. Il est une intuition pure, essentiellement un. L’espace est originairement une intuition a priori. C’est pour cela qu’il permet de tirer des propositions qui le dépassent, ce qui ne serait pas possible s’il était un simple possible.

Voilà qui permet à la géométrie d’être une science synthétique a priori, c’est-à-dire qu’elle détermine synthétiquement et a priori les propriétés de l’espace. L’espace est la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, la seule condition subjective de la sensibilité sous laquelle est possible pour les êtres humains une intuition extérieure. De même que la réceptivité qui permet au sujet d’être affecté par les objets précède toutes les intuitions de ces objets, de même la forme de tous les phénomènes est donnée dans l’esprit antérieurement à toutes les perceptions réelles, et par conséquent a priori. Ainsi l’espace, étant une intuition pure où tous les objets doivent être déterminés, contient antérieurement à toute expérience les principes de leurs rapports.

Le temps également n’est pas un concept empirique, c’est-à-dire qui dérive de l’expérience. Il est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. Le temps est donné a priori. Sans lui, toute réalité des phénomènes serait impossible. C’est sur cette nécessité a priori que se fonde la possibilité des principes apodictiques concernant les rapports du temps ou d’axiomes du temps en général. Le temps est une forme pure de l’intuition sensible. « ‘Le temps, mentionne Kant, est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace, comme forme pure de toute intuition externe, ne sert de condition a priori qu’aux phénomènes extérieurs. Au contraire, comme toutes les représentations, qu’elles aient ou non pour objets des choses extérieures, appartiennent toujours par elles-mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à un état intérieur, et que cet état intérieur, toujours soumis à la condition formelle de l’intuition interne, rentre ainsi dans le temps, le temps est une condition a priori de tous les phénomènes intérieurs en général, la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate des phénomènes extérieurs’ »199.

Les changements ne sont possibles que dans le temps. Le temps garde une réalité empirique, comme condition de toutes les expériences humaines. Mais on ne peut lui accorder une réalité absolue. Il n’est que la forme de notre intuition interne. Le temps n’est pas inhérent aux choses, mais au sujet qui les perçoit intuitivement. Les objets extérieurs ne sont pas une apparence. Ils sont bien réels. Le phénomène est quelque chose qui est réellement donné. Il doit être envisagé sous deux points de vue, ‘« l’un, où l’objet est considéré en lui-même (indépendamment du mode d’intuition où nous le percevons, et par cela même sa nature reste toujours pour nous problématique), et l’autre, où l’on a égard à la forme de l’intuition de cet objet, laquelle doit être cherchée, non dans l’objet lui-même, mais dans le sujet auquel l’objet apparaît, et n’appartient pas moins réellement et nécessairement au phénomène de cet objet’ »200.

L’espace et le temps sont deux sources d’où peuvent être tirées a priori diverses connaissances synthétiques. Les mathématiques pures en donnent l’exemple. Tous les deux (l’espace et le temps) sont des formes pures de toute intuition sensible et rendent possibles des propositions synthétiques a priori. Les phénomènes forment seuls le champ où ils ont de la valeur. En dehors de ce champ, aucun usage objectif n’est possible. ‘« Cette réalité que j’attribue à l’espace et au temps, laisse d’ailleurs intacte la certitude de la connaissance expérimentale, car cette connaissance est toujours également certaine pour nous, que ces formes soient nécessairement inhérentes aux choses mêmes ou seulement à notre intuition des choses ’»201.

Kant explique son opinion sur la constitution de la connaissance sensible en général. Toute notre intuition, estime-t-il, est la représentation de phénomènes. Les choses qu’on perçoit ne sont pas en elles-mêmes telles qu’on les perçoit, et leurs rapports ne sont pas non plus en eux-mêmes tels qu’ils apparaissent au sujet. Nous ne connaissons des objets que la manière dont ils nous apparaissent. Si on fait abstraction du sujet, ou de la constitution subjective des sens en général, toutes les propriétés, tous les rapports des objets dans l’espace et dans le temps, l’espace et le temps eux aussi s’évanouissent, parce que tout cela, comme phénomène, n’existe pas en soi, mais seulement dans le sujet. La nature des objets considérés en eux-mêmes indépendamment de toute réceptivité de la sensibilité humaine demeure entièrement inconnue. On ne peut pas connaître les objets en soi. Car on ne connaît parfaitement que son mode d’intuition, sa sensibilité toujours soumise aux conditions d’espace et de temps inhérentes au sujet202.

L’espace et le temps, conditions nécessaires de toute expérience externe et interne, ne sont que des conditions simplement subjectives de toute intuition humaine. Ils sont des formes subjectives de l’intuition humaine soit externe soit interne. « ‘Ce mode est appelée sensible parce qu’il n’est pas originaire, c’est-à-dire tel que l’existence même de l’objet de l’intuition soit donnée par lui..., mais qu’il dépend de l’existence de l’objet, et que par conséquent il n’est possible qu’autant que la capacité de représentation du sujet en est affectée’ »203.

Notes
198.

KANT (E.), op. cit., p. 60.

199.

KANT (E.), op. cit., p. 92.

200.

KANT (E.), op. cit., p. 95.

201.

KANT (E.), op. cit., p. 95.

202.

KANT (E.), op. cit., p. 97.

203.

KANT (E.), op. cit., p. 104.