2 - A propos de l’entendement

Les deux éléments de toute connaissance humaine sont l’intuition et le concept. Ni les concepts sans une intuition correspondante, ni une intuition sans les concepts ne fournissent des connaissances. Tous les deux sont purs ou empiriques. Purs, lorsque aucune sensation ne se mêle à la représentation, et empiriques, lorsqu’une sensation, qui suppose la présence réelle de l’objet, y est contenue. La sensation est la matière de la connaissance sensible. L’intuition pure ne contient que la forme sous laquelle quelque chose est perçu ; et le concept pur ne contient que la forme de la pensée d’un objet en général. Les intuitions et les concepts purs sont a priori, tandis que les intuitions et les concepts empiriques sont a posteriori 204.

La sensibilité est la capacité qu’a l’esprit humain de recevoir des représentations, en tant qu’il est affecté de quelque manière, et l’entendement est la faculté qu’a l’être humain de produire lui-même des représentations, ou la spontanéité de la connaissance. L’entendement est la faculté de penser l’objet de l’intuition sensible. Sans la sensibilité, aucun objet n’est donné, et sans l’entendement aucun ne serait pensé. Il est tout aussi nécessaire de rendre sensibles les concepts, c’est-à-dire d’y joindre l’objet donné dans l’intuition, que de rendre intelligibles les intuitions, les soumettre à des concepts. L’entendement ne peut avoir l’intuition de rien, et les sens ne peuvent rien penser. La connaissance résulte de leur union.

Négativement l’entendement est une faculté de connaître non sensible. Nous ne pouvons avoir aucune intuition en dehors de la sensibilité. L’entendement n’est pas une faculté d’intuition. Si on met à part l’intuition, on découvre un autre moyen de connaître, les concepts. La connaissance de l’entendement humain est la connaissance par concepts, non intuitive, mais discursive. Les intuitions reposent sur les affections, mais les concepts supposent des fonctions. Une fonction est « ‘l’unité de l’acte qui consiste à réunir diverses représentations sous une représentation commune ’»205. Les concepts reposent sur la spontanéité de la pensée, et les intuitions sensibles sur la réceptivité des impressions. Un concept ne se rapporte pas directement à un objet, mais à quelque autre représentation de cet objet qui peut être une intuition, ou déjà un concept. On est en droit de dire que penser, c’est connaître par concepts.

L’Esthétique transcendantale est la science des règles de la sensibilité en général, et la Logique transcendantale est la science des règles de l’entendement en général.

La logique transcendantale (science des règles de l’entendement en général), se subdivise en deux points de vue : la logique de l’usage de l’entendement en général, et la logique de son usage particulier. « ‘La première contient les règles absolument nécessaires de la pensée, sans lesquelles il n’y a aucun usage possible de l’entendement, et par conséquent elle envisage cette faculté indépendamment de la diversité des objets auxquels elle peut s’appliquer. La logique de l’usage particulier de l’entendement contient des règles qui servent à penser exactement sur une certaine espèce »’ 206. Pour cette dernière, il faut avoir une connaissance approfondie des choses pour être à même d’indiquer les règles d’après lesquelles on peut en constituer une science. Elle ne nous intéresse pas, car notre souci est de rechercher les catégories ou concepts purs de l’entendement en général pour discerner notre sujet de l’environnement et la pédagogie de la connaissance.

La logique générale est pure ou appliquée. La logique pure fait abstraction de toutes les conditions empiriques sous lesquelles s’exerce l’entendement humain. Cette logique ne s’occupe que des principes a priori, de la simple forme de la pensée. Elle est un canon de l’entendement et de la raison, mais seulement par rapport à ce qu’il y a de formel dans leur usage. La logique générale appliquée s’occupe des règles de l’usage de l’entendement sous les conditions subjectives et empiriques enseignées par la psychologie. « ‘Elle traite de l’attention, de ses obstacles et de ses effets, de l’origine de l’erreur, de l’état de doute, de scrupule, de conviction, etc. ’»207. Dans le cadre de notre problématique nous nous intéressons uniquement à la logique générale pure.

La logique générale pure se subdivise en analytique et dialectique. L’analytique transcendantale décompose toute l’oeuvre formelle de l’entendement et de la raison dans ses éléments et les présente comme les principes de toute appréciation logique de notre connaissance. Mais la simple forme de la connaissance ne suffit pas pour décider de la vérité matérielle (objective) de la connaissance. On ne peut pas se hasarder à juger des objets sur la foi de la logique. ‘« Avant d’en affirmer quelque chose, il faut en avoir entrepris en dehors de la logique une étude approfondie, sauf à en demander ensuite aux lois logiques l’usage et l’enchaînement simplement d’après ces lois’ »208.

Dans l’analytique transcendantale, on isole l’entendement (comme dans l’esthétique transcendantale on avait isolé la sensibilité), et on ne prend de la connaissance que la partie de la pensée qui a son origine dans l’entendement. ‘« Mais l’usage de cette connaissance pure, écrit Kant, suppose cette condition, que des objets auxquels elle puisse s’appliquer nous soient donnés dans l’intuition. En effet, sans intuition, toute notre connaissance manque d’objets, et elle est alors entièrement vide’ »209. L’analytique expose les éléments de la connaissance pure de l’entendement et les principes sans lesquels aucun objet en général ne peut être pensé. Aucune connaissance ne peut être en contradiction avec cette logique sans perdre aussitôt tout contenu, c’est-à-dire tout rapport à quelque objet, par conséquent, toute vérité. Et la définition nominale de la vérité est l’accord de la connaissance avec son objet.

Mais on court le risque de se servir de ces connaissances et de ces principes purs de l’entendement sans tenir compte de l’expérience, ou même en sortant des limites de l’expérience, qui seule fournit la matière à laquelle s’appliquent ces concepts purs. Ainsi la deuxième partie de la logique transcendantale critique cette apparence dialectique. Kant l’appelle dialectique transcendantale. Elle est la critique de l’entendement et de la raison dans leur usage hyperphysique pour débusquer la fausse apparence qui couvre leurs vaines prétentions et de borner leur ambition de trouver et d’étendre la connaissance uniquement à l’aide de lois transcendantales. Ce faisant, on les prémunit contre les illusions sophistiques210.

De la décomposition de la faculté de l’entendement résultent des concepts purs ou catégories qui sont des conditions sans lesquelles on ne peut connaître un objet. Ils se rapportent nécessairement et a priori à des objets d’expérience, et c’est seulement par eux qu’un objet d’expérience peut être pensé. Ces concepts purs de l’entendement ou catégories sont :

  1. Quantité : Unité, pluralité, totalité

  2. Qualité : réalité, négation, limitation

  3. Relation : substance et accident, causalité et dépendance (cause et effet), communauté (action réciproque entre l’agent et le patient).

  4. Modalité : possibilité - impossibilité, existence - non existence, nécessité – contingence

C’est grâce à ces concepts que l’entendement peut comprendre quelque chose dans les éléments divers de l’intuition, c’est-à-dire d’en penser l’objet. Les catégories sont les conditions subjectives de la pensée. On ne peut penser, juger qu’en imposant aux données de l’intuition sensibles des formes a priori. Les humains ne peuvent connaître le monde des phénomènes que si leur esprit y opère une intervention organisatrice. C’est en imposant au monde ses structures que l’esprit connaît.

Ces concepts purs de l’entendement sont les principes de la possibilité de toute expérience. C’est à la faveur des catégories que la diversité sensible s’unifie en objet et devient pensable. A ce propos Kant note : « ‘Une diversité contenue dans une intuition que j’appelle mienne est représentée par une synthèse de l’entendement comme rentrant dans l’unité nécessaire de la conscience de soi, et cela arrive par le moyen de la catégorie. Celle-ci montre donc que la conscience empirique d’une diversité donnée dans une intuition est soumise à une conscience pure ’ ‘a priori,’ ‘ de même que l’intuition empirique est soumise à une intuition sensible pure qui a également lieu ’ ‘a priori’ »211.

L’entendement humain n’est pas intuitif. Les représentations ne fournissent pas par elles-mêmes des objets. Il faut que quelque chose de l’expérience lui soit donné permettant aux catégories de s’exercer. « ‘La catégorie n’a d’autre usage dans la connaissance des choses que de s’appliquer à des objets de l’expérience. Penser un objet et connaître un objet, ce n’est donc pas une seule et même chose. La connaissance suppose en effet deux éléments : d’abord le concept, par lequel, en général, un objet est pensé (la catégorie), et ensuite l’intuition, par laquelle il est donné’ »212. Un concept auquel ne correspond aucune intuition est une pensée, et non une connaissance. La pensée d’un objet en général ne peut devenir une connaissance, par le moyen d’un concept pur de l’entendement, que dans la mesure où ce concept se rapporte à des objets sensibles.

Il en va de même des concepts mathématiques. Ils ne sont pas des connaissances par eux-mêmes. Ils concernent la forme des objets considérés comme phénomènes. Les concepts mathématiques ne deviennent des connaissances que dans la mesure où on suppose qu’il y a des choses qui ne peuvent être représentées que suivant la forme de l’intuition sensible pure, l’espace et le temps. Etant donné que la représentation des choses dans l’espace et le temps est toujours une représentation empirique, les concepts mathématiques se rapportent somme toute, par l’intermédiaire des intuitions pures, à des intuitions empiriques. ‘« Les catégories n’ont donc d’usage relativement à la connaissance des choses, qu’autant que ces choses sont regardées comme des objets d’expérience possible’ »213.

Georges Pascal commente  la théorie de Kant : ‘« Toute connaissance suppose des intuitions et des concepts ; ainsi se justifie la formule fameuse... : ‘Des intuitions sans concepts sont aveugles ; des concepts sans matière sont vides.’ Si nous reprenons la comparaison évoquée à propos des intuitions pures, nous dirons que, l’esprit étant comme un oeil dont les lunettes seraient les formes ’ ‘a priori’ ‘, l’oeil ne voit rien qu’à travers ses lunettes ; sans les lunettes il est aveugle, mais les lunettes ne lui servent qu’à voir ce qui leur est extérieur ’»214.

Notes
204.

KANT (E.), Critique de la raison pure, p. 109.

205.

KANT (E.), op. cit., p. 129.

206.

KANT (E.), op. cit., p. 110.

207.

KANT (E.), op. cit., p. 112.

208.

KANT (E.), op. cit., p. 115.

209.

KANT (E.), op. cit., p. 116.

210.

KANT (E.), op. cit., p. 117.

211.

KANT (E.), op. cit., p. 161.

212.

KANT (E.), op. cit., p. 162.

213.

KANT (E.), op. cit., p. 163.

214.

PASCAL (G.), Pour connaître Kant, Paris, Bordas, 1966, p. 71.