1 - Des expériences aux concepts, et des concepts aux expériences

Selon Rousseau, l’éducateur se doit d’exercer aussi bien le corps, les sens de son élève que son esprit et ses jugements. Il doit partir de l’environnement et de l’expérience de l’enfant pour mieux exercer et former son esprit, et en faire un être agissant et pensant, un homme. « ‘La manière de former les idées, écrit Rousseau, est ce qui donne un caractère à l’esprit humain. L’esprit qui ne forme ses idées que sur les rapports réels est un esprit solide ; celui qui se contente des rapports apparents est un esprit superficiel ; celui qui voit les rapports tels qu’ils sont est un esprit juste ; celui qui les apprécie mal est un esprit faux ; celui qui controuve des rapports imaginaires qui n’ont ni réalité ni apparence est un fou ; celui qui ne compare point est imbécile. L’aptitude plus ou moins grande à comparer les idées et à trouver des rapports est ce qui fait dans les hommes le plus ou le moins d’esprit, etc.’ »229

Ainsi l’enseignant doit se baser sur le réel et l’expérience de l’apprenant pour l’amener à constituer sa connaissance. Pour aider l’enfant à bien juger et à raisonner, il appartient à l’enseignant de simplifier les expériences, de vérifier chez l’apprenant les rapports des sens l’un par l’autre, et les rapports de chaque sens par lui-même afin que chaque sensation devienne dans sa tête une idée, un concept conforme à la réalité. Les expériences que fait l’élève visent à l’aider à se former des idées et des concepts. Les idées pour Rousseau sont des notions des objets déterminées par des rapports. Il est nécessaire qu’elles naissent d’un principe actif qui juge230.

Cette manière de procéder, avoue l’auteur d’Emile, exige patience et circonspection. Rousseau donne à titre d’illustration une expérience très suggestive du bâton à moitié plongé dans l’eau que l’enfant à première vue peut croire brisé. Si par exemple à l’enfant qui dit d’un bâton à moitié plongé dans l’eau qu’il est brisé, le maître se contente de tirer le bâton hors de l’eau pour lui montrer son erreur, l’enfant n’aura rien appris de cette expérience. Le maître ne lui aura rien appris. Parce qu’en éducation il s’agit moins de lui apprendre une vérité que de lui montrer comment il faut s’y prendre pour la découvrir. Il s’agit aussi de rendre l’enfant attentif, et capable d’examiner avec soin et sous tous les rapports ce qu’on lui propose ou ce qu’il se propose d’apprendre.

Rousseau propose une façon d’analyser avec soin cette expérience de bâton plongé dans l’eau. D’abord il faut que l’enfant se rende compte que ce bâton est perpendiculaire. Et pour savoir qu’il est brisé ou non, il y a nombre de choses à faire avant de le tirer de l’eau. Je voudrais me permettre de citer toutes les étapes imaginées par Rousseau :

‘« 1° D’abord nous tournons tout autour du bâton et nous voyons que la brisure tourne comme nous. C’est donc notre oeil seul qui la change, et les regards ne remuent pas les corps.
« 2° Nous regardons bien à plomb sur le bout du bâton qui est hors de l’eau ; alors le bâton n’est plus courbe, le bout voisin de notre oeil nous cache exactement l’autre bout. Notre oeil a-t-il redressé le bâton ?
« 3° Nous agitons la surface de l’eau ; nous voyons le bâton se plier en plusieurs pièces, se mouvoir en zigzag, et suivre les ondulations de l’eau. Le mouvement que nous donnons à cette eau suffit-il pour briser, amollir, et fondre ainsi le bâton ?
« 4° Nous faisons écouler l’eau, et nous voyons le bâton se redresser peu à peu, à mesure que l’eau baisse. N’en voilà-t-il pas plus qu’il ne faut pour éclaircir le fait et trouver la réfraction ? Il n’est donc pas vrai que la vue trompe, puisque nous n’avons besoin que d’elle seule pour rectifier les erreurs que nous lui attribuons »231. ’

Si l’enfant n’est pas à même de sentir le résultat de ces expériences, il faut alors appeler le toucher au secours de la vue. On ne tirera pas le bâton hors de l’eau, on demandera seulement à l’enfant d’y passer la main d’un bout à l’autre, et il ne sentira point d’angle. Le bâton n’est pas brisé. Voilà autour d’un simple bâton une bonne leçon de dioptrique (partie de la physique qui étudie la réfraction de la lumière).

Grâce à cette façon de procéder, Rousseau estime que l’esprit peut parvenir jusqu’aux concepts. La conscience que l’enfant prend de chaque sensation devra éveiller son pouvoir conceptuel. Si l’enfant compare une sensation à une autre, il pourra parvenir sans encombre à formaliser et à raisonner. Ce que Rousseau recherche par les expériences menées par les enfants est que leur sensation éveille le pouvoir conceptuel et le concept leur permette de faire mieux les expériences.

Pour la construction de la connaissance, les sens sont guides. Rousseau rend son élève Emile attentif aux phénomènes de la nature pour qu’il devienne curieux. Il met les questions à la portée de son élève, Emile, et lui laisse le temps de répondre lui-même, pour qu’il s’en fasse une idée, une représentation mentale. Il estime que l’apprenant ne doit rien savoir parce que le maître le lui dit, mais parce qu’il a compris lui-même. Il ne substitue pas dans l’esprit d’Emile l’autorité à la raison.

Les deux premiers points de géographie sont la ville où il demeure et la maison de ses parents. Les autres choses viennent par la suite entre autres les lieux intermédiaires, les rivières du voisinage, l’aspect du soleil, la manière de s’orienter, etc. L’enfant fait lui-même la carte de tout cela. C’est une carte simple, d’abord formée de deux objets, auxquels il ajoute peu à peu les autres choses à mesure qu’il avance. Dans tout cela, le maître est toujours appelé à le guider d’une certaine façon. S’il se trompe et commet quelques erreurs, le maître sans corriger lui-même, fera quelques opérations pour qu’il s’en rende compte. Le but à poursuivre n’est pas que l’enfant ait des cartes dans la tête, mais qu’il conçoive bien ce qu’elles représentent et ait une idée nette de l’art qui sert à les dresser.

Rousseau présente à son élève des objets réels pour qu’il sache de quoi il parle. Comme règle générale, il ne substitue le signe à la chose que quand il est impossible de la trouver. Car le signe, pense-il, absorbe l’attention de l’enfant et lui fait oublier la chose représentée. Le but est que l’apprenant, sur la base des sensations, apprenne à penser. Pour cela il ne sautera pas tout d’un coup des objets sensibles aux objets intellectuels. C’est par les premiers qu’il arrive aux autres232. Au lieu de coller l’enfant aux livres, aux cartes, aux globes terrestres, et autres constructions, Rousseau préfère l’amener sur terrain sentir, voir, toucher des choses. Les livres, les matériels didactiques, dans l’action pédagogique de l’auteur d’Emile, ne remplacent jamais le meilleur des livres et le meilleur des matériels didactiques qu’est la nature.

Pour une séance de géographie, Rousseau amène son élève contempler le coucher et le lever du soleil. Une belle soirée, ils se promènent dans un lieu favorable où l’horizon bien découvert laisse voir à plein le soleil couchant, et ils l’observent. Le lendemain ils retournent au même lieu avant le lever du soleil. Ils voient comment il va s’annoncer au loin par les traits de feu, l’incendie augmente, l’Orient paraît en flamme. L’astre se fait attendre avant de se montrer. Ils voient un point brillant comme un éclair qui remplit aussitôt tout l’espace. Tout s’éveille. Le jour naissant éclaire la verdure, les oiseaux en choeur chantent et saluent de concert le père de la vie, etc. De telles expériences pour l’enfant, selon Rousseau, valent plus que tous les discours qu’il peut entendre. Par rapport à elles, toutes les descriptions verbales, l’éloquence, la poésie que peut faire un enseignant sont inutiles.

Pour Rousseau, l’enfant peut bien apercevoir les objets, mais sans apercevoir les rapports qui les lient. Ainsi le maître, après l’avoir laissé contemplé le lever du soleil, après lui avoir fait remarquer les montagnes et les objets voisins, après l’avoir laissé causer là-dessus à son aise, lui posera quelques petites questions pour l’aider à fixer ses idées, et gardera un temps de silence. Puis il pourra dire : « ‘je songe qu’hier le soleil s’est couché ici, qu’il s’est levé là ce matin. Comment cela peut-il se faire ?’ » Que le maître n’ajoute rien de plus, si l’enfant pose des questions stupides qu’il ne réponde pas. Qu’ils parlent d’autres choses. Et que le maître le laisse à lui-même. Si cet apprenant a été habitué à réfléchir, il y pensera. ‘« Pour qu’un enfant, note Rousseau, s’accoutume à être attentif, et qu’il soit bien frappé de quelque vérité sensible, il faut bien qu’elle lui donne quelques jours d’inquiétude avant de la découvrir. S’il ne conçoit pas assez celle-ci de cette manière, il y a moyen de la lui rendre plus sensible encore, et ce moyen c’est de retourner la question. S’il ne sait pas comment le soleil parvient de son coucher à son lever, il sait au moins comment il parvient de son lever à son coucher, ses yeux seuls le lui apprennent. Eclaircissez donc la première question par l’autre’ »233. Voilà pour Rousseau une bonne leçon de cosmographie.

Selon Rousseau, dans n’importe quelle étude, sans l’idée des choses représentées, les signes représentants ne sont pas grand-chose. Il est malheureux de borner l’enfant aux signes sans pouvoir lui faire comprendre les choses qu’ils représentent. Il n’y a pas de science de mots. Par conséquent, il ne faut pas lui faire prendre pour de la science des mots qui n’ont aucun sens pour lui234. Il ne sert à rien d’inscrire dans la tête de l’apprenant un catalogue de signes qui ne représentent rien pour lui.

En histoire par exemple, on ne doit pas se contenter de bourrer la tête de l’enfant des dates, des faits, des noms propres, des noms de villes qui n’ont pas de sens pour lui. Il faut que l’enfant sache trouver des rapports entre des faits et que des idées se forment dans son esprit. Car, pour l’auteur d’Emile, la véritable connaissance des événements n’est pas séparable de leurs causes et de leurs effets. Et si on ne voit dans les actions humaines que les mouvements extérieurs et purement physiques, on n’apprend rien dans l’histoire. Ainsi le maître ne peut donner à l’enfant que l’histoire qui est à sa portée, ou mieux mettra l’histoire à sa portée.

L’esprit de l’institution de Rousseau n’est pas d’enseigner à Emile beaucoup de choses, mais de ne laisser entrer dans son cerveau que de justes et claires idées. Il s’agit moins de lui enseigner les sciences que de lui donner du goût pour les aimer et des méthodes pour les apprendre. Il n’est pas question que l’élève sache tout ce qu’un homme adulte doit savoir. Il n’est pas question que l’enseignant soit subjugué par les sciences au point de vouloir surcharger l’enfant de toutes les connaissances possibles. Il doit se préoccuper de former sa raison et son jugement, lui donner les instruments pour apprendre les sciences quand il en aura besoin. Rousseau écrit : ‘« si vous regardez la science en elle-même, vous entrez dans une mer sans fond, sans rive, toute pleine d’écueils ; vous ne vous en tirerez jamais. Quand je vois un homme épris de l’amour des connaissances se laisser séduire à leur charme et courir de l’une à l’autre sans savoir s’arrêter, je crois voir un enfant sur le rivage amassant des coquilles, et commençant par s’en charger, puis, tenté par celles qu’il voit encore, en rejeter, en reprendre, jusqu’à ce qu’accablé de leur multitude et ne sachant plus que choisir, il finisse par tout jeter et retourne à vide ’»235.

Rousseau organise les expériences de sorte que l’enfant, dans son apprentissage, découvre des choses par lui-même, et se construise son savoir. Lisons cette suite d’expériences sur l’air. « ‘Le vent frappe le visage ; l’air est donc un corps, un fluide ; on le sait, quoiqu’on n’ait aucun moyen de le voir. Renversez un verre dans l’eau, l’eau ne le remplira pas à moins que vous laissiez à l’air une issue ; l’air est donc capable de résistance. Enfoncez le verre davantage, l’eau gagnera dans l’espace l’air, sans pouvoir remplir tout à fait cet espace ; l’air est donc capable de compression jusqu’à certain point. Un ballon rempli d’air comprimé bondit mieux que rempli de toute autre matière ; l’air est donc un corps élastique. Etant étendu dans le bain, soulevez horizontalement le bras hors de l’eau, vous le sentirez chargé d’un poids terrible ; l’air est donc un corps pesant. En mettant l’air en équilibre avec d’autres fluides, on peut mesurer son poids : de là le baromètre, le siphon, la canne à vent, la machine pneumatique. Toutes les lois de la statique et de l’hydrostatique se trouvent par des expériences tout aussi grossières’ »236.

Rousseau estime qu’on prend des notions bien plus claires et bien plus sûres de choses qu’on apprend de soi-même que celles qu’on tient des enseignements d’autrui. Si par soi-même on s’ingénie à trouver des rapports, à lier les idées, à inventer des instruments de recherche on construit mieux sa connaissance. Mais si on se contente d’adopter tout cela tel que donné par le maître, on laisse affaisser son esprit dans la nonchalance. Si la tête de l’adulte conduit toujours celle de l’enfant, cette dernière deviendra inutile.

L’auteur d’Emile constate que les enseignants ne savent pas se mettre à la place des enfants. Ils n’entrent pas dans leurs idées, mais ils leur prêtent les leurs. Au lieu de voir comment les enfants fonctionnent afin de s’adapter à leur mode de fonctionnement, ils suivent le leur. Ainsi ils n’entassent qu’erreurs et brouillards dans les têtes des enfants. Les enfants ont leurs manières de voir, d’apprendre les choses, qui ne sont pas celles des adultes. Les enfants ne sont pas des adultes en miniature. Plus encore, chaque enfant a son génie particulier que le maître sagace devra découvrir pour mieux le former. Et chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a besoin d’être gouverné. Il appartient donc au maître de le découvrir.

Les disputes sur le choix de l’analyse ou de la synthèse dans l’apprentissage des sciences sont vaines. Il n’est pas besoin d’opposer les deux méthodes. On peut diviser et composer dans les mêmes recherches. En les employant l’une et l’autre, elles peuvent se servir mutuellement de preuves. ‘« Je voudrais, par exemple, écrit Rousseau, prendre la géographie par ces deux termes, et joindre à l’étude des révolutions du globe la mesure de ses parties, à commencer du lieu qu’on habite. Tandis que l’enfant étudie la sphère et se transporte ainsi dans les cieux, ramenez-le à la division de la terre, et montrez-lui d’abord son propre séjour »237.’

Notes
229.

ROUSSEAU (J.J.), Emile ou de l’éducation, chronologie et introduction par Michel Launay, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 264.

230.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 132.

231.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 268.

232.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 215.

233.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 217.

234.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 138.

235.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 220.

236.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 226.

237.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 219.