2 - Des apprentissages utiles

Pour Rousseau, l’enfant n’apprend rien dont il ne sent l’avantage actuel et présent, soit d’agrément, soit d’utilité. Si l’enfant voit son intérêt dans ce qu’il apprend, il s’investit. Le maître doit savoir se servir de l’intérêt présent de l’enfant pour faire passer son enseignement. L’enfant n’a pas à faire des choses sur la simple parole. Rien n’est bien pour lui que ce qu’il sent bien. Le maître ne doit pas se contenter de lui dire que ce qu’il lui donne est pour son avantage sans que l’enfant soit en état de le sentir et de le connaître. Il importe que l’enfant voie l’utilité de ce qu’il apprend et l’usage qu’il va en faire. L’intelligence de l’enfant doit être dirigée vers les choses utiles.

Si on veut que les enfants exercent leur esprit, il convient de partir de leur environnement et de leurs intérêts sensibles. Ils raisonnent mieux dans tout ce qu’ils connaissent et qui se rapporte à leurs intérêts présents sensibles238. Il n’est pas convenable de les faire raisonner sur ce qu’ils ne sauraient comprendre, ou de les rendre attentifs aux considérations qui ne les touchent en aucune manière. Il est inutile de leur faire mémoriser des choses qu’ils ne peuvent comprendre et qui ne les intéressent pas, d’autant qu’ils ne sauront pas y rattacher des idées nettes.

Dans le cas où l’apprenant demanderait l’utilité de ce qu’il apprend, il est indispensable que le maître la lui fasse voir. Car il convient qu’il conçoive bien ce qu’il apprend et l’usage qu’il va en faire. Si l’enfant demande l’utilité de la leçon, et que le maître n’ait pas d’éclaircissement bon pour lui à ce moment là, qu’il ne lui en donne pas. Qu’il lui dise sans scrupule : « je n’ai pas de bonne réponse à te donner, j’ai tort, passons à autre chose ». Si l’instruction est réellement déplacée, il n’y a pas de mal à l’abandonner ; si elle ne l’est pas, avec un peu de soin, le maître cherchera l’occasion de lui en rendre l’utilité sensible.

Par un exemple Rousseau étaie ses propos. Il était en train de donner une leçon sur le soleil et la façon de s’orienter, et ils observaient la position de la forêt au nord de Montmorency. Emile ne comprenant pas l’utilité de tous ces concepts, l’interrompt en lui demandant : « à quoi cela sert-il ? » Rousseau n’étale pas ses connaissances. Il ne lui fait pas de discours sur les voyages, les avantages des commerces, l’art de naviguer, la manière de se conduire, etc. Il lui dit tout simplement qu’il a raison et qu’il faut songer aux jeux.

Le lendemain matin, Rousseau lui propose un tour de promenade avant le déjeuner. Ils montent dans la forêt en question et s’égarent. Ils ne savent pas où ils sont. Ils ne savent pas retrouver le chemin pour le retour. Le temps passe, la chaleur vient. Ils ont faim. Ils se pressent, partout il n’y a que des bois, des carrières, des plaines. Echauffés, recrus, affamés, ils ne font que s’égarer davantage. Emile pleure, mais il ne sait pas qu’ils sont à la porte de Montmorency et que le simple taillis les cache. Ils s’assoient pour se reposer et délibérer. Le maître prend l’initiative et demande à son élève comment ils vont faire pour sortir de là. L’enfant pleure, mais Rousseau lui fait remarquer qu’il n’est pas question de pleurer, mais de se reconnaître. Et lui demande l’heure qu’il fait. L’enfant de répondre qu’il est midi et qu’il est à jeun. C’est justement à cette heure que nous observions hier de Montmorency la position de la forêt, lui dit Rousseau. Emile ajoute que la veille ils voyaient la forêt et de la forêt ils ne voient pas la ville. Et Rousseau d’enchaîner, on disait que la forêt était... et Emile de compléter, au nord de Montmorency. Par conséquent, Montmorency doit être... au sud, renchérit Emile.

Comme l’élève a déjà l’esprit en place, Rousseau lui demande comment on peut retrouver le nord. C’est la direction de l’ombre, répond Emile. Et le sud ? L’opposé du nord, confie Emile. Ce dernier regarde au sud et conclut : « sûrement, Montmorency est de ce côté ». Il retrouve les concepts qui lui étaient enseignés en classe. Prenant le sentier à travers les bois, ils découvrent la ville. Emile, au comble de sa joie affirme que l’astronomie sert à quelque chose. Il a découvert les concepts qui lui ont été enseignés.

D’après Rousseau, si on apprend de cette manière, les notions sont mieux assimilées. Au lieu de laisser l’élève supposer des choses dans une salle de classe, il convient de l’amener sur terrain faire ses propres expériences dirigées vers des choses utiles. ‘« Il faut parler tant qu’on peut par les actions, et ne dire que ce qu’on ne saurait faire’ »239. Cela n’autorise pas pourtant à oublier d’enseigner des savoirs constitués.

Pour l’apprentissage du lire et écrire, il faut que l’enfant voie l’utilité de cet exercice. L’intérêt présent est le grand mobile qui mène loin. Emile ne sait pas lire. Mais il reçoit des billets d’invitation pour une fête, une promenade, des amusements. Ces invitations sont bien écrites, courtes et claires. Il faut toujours quelqu’un pour les lui lire. Il arrive qu’il ne trouve personne. Et il manque le rendez-vous. Il regrette de ne pas savoir lire lui-même. L’auteur d’Emile estime que, mis dans telles conditions, l’enfant sentant l’utilité du lire et écrire, apprendra sans conteste à lire, à déchiffrer les invitations afin de répondre à ses rendez-vous. Si le maître s’applique à tenir l’enfant en lui-même, attentif à ce qui le touche immédiatement, il le trouvera capable de perception, de mémoire et même de raisonnement.

D’après Rousseau, dans les situations d’apprentissage, il faut des expériences dont l’enfant est capable de comprendre l’utilité, et il faut utiliser des expressions qui ont un sens pour lui. Si l’enseignant lui parle de rapports des effets aux causes, il faut qu’il en aperçoive la corrélation. S’il lui parle des biens et des maux, il faut qu’il en ait une idée. S’il lui parle des besoins, il faut qu’il les sente. Il est impossible d’intéresser l’enfant aux choses qui ne le touchent en rien. « ‘Il est aisé, estime l’auteur d’’ ‘Emile’ ‘, de convaincre un enfant que ce qu’on lui veut enseigner est utile : mais ce n’est rien de le convaincre, si l’on ne sait le persuader. En vain la tranquille raison nous fait approuver ou blâmer ; il n’y a que la passion qui nous fasse agir ; et comment se passionner pour des intérêts qu’on n’a point encore ?’ »240 Il faut le dire, si Rousseau met l’accent sur l’intérêt dans l’apprentissage, ce n’est pas pour en rester là, mais pour que, s’appuyant sur lui, on aide l’enfant à penser.

Notes
238.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 133.

239.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 235.

240.

ROUSSEAU (J.J.), op. cit., p. 237-238.