A L’Anschauung, le choc des choses et ses vertus pédagogiques

D’après Pestalozzi, pour développer les structures, les capacités et les stratégies d’action de l’apprenant, on doit faire une large place à l’environnement. ‘« La vie est un facteur d’éducation’ »241. L’idée de la formation élémentaire doit se relier étroitement à la vie de l’enfant tant pour sa formation intellectuelle, industrieuse que morale et religieuse. L’on doit se fonder sur les situations vraies ayant l’épaisseur de la vie.

Toute formation, pour Pestalozzi, doit avoir pour point de départ l’intuition d’objets qui affectent et animent les sens. Cette première démarche de la connaissance se nomme intuition sensible ou Anschauung. Elle est à distinguer de l’art de la perception qui est constitué par l’étude des rapports entre toutes les formes. En revanche l’intuition, en elle-même est « ‘la simple présence des objets extérieurs devant les sens et le simple éveil de la conscience des impressions qu’ils produisent. C’est avec elle que la nature commence tout enseignement’ »242.

Les procédés consistent à rapprocher les objets des cinq sens de l’enfant selon des rapports qui facilitent le travail de la mémoire et aident les sens eux-mêmes à lui représenter en nombre chaque jour plus grand et de façon plus précise les objets de son monde d’existence. Le bébé profite d’ailleurs de cet enseignement lorsque sa mère, comme pour le calmer, rapproche de ses sens les objets de la nature. Par là elle lui ouvre le monde, le prépare à faire usage de ses sens et à développer son aptitude à la perception sensible. L’éducation pour Pestalozzi poursuivra le même chemin à mesure que l’enfant grandit. On s’emploiera à rassembler et à présenter à l’éducable dans un cercle plus étroit et en séries régulières ce que la nature présente d’une manière éparpillée et dans des rapports confus.

L’Anschauung se conçoit comme le contact avec le donné sensible, et comme le signe de la présence permanente d’une matière première avec laquelle l’homme doit compter sans cesse dans l’élaboration de sa connaissance s’il veut que celle-ci conquière la maturité nécessaire à son accomplissement. ‘« La nature, écrit Pestalozzi, relie la totalité des impressions de nos sens à notre existence. Toutes nos connaissances extérieures sont des suites des impressions de celle-ci sur nos sens. Même nos rêves en proviennent... ’»243.

A partir du premier instant de son existence, les objets apparaissent à l’enfant comme porteurs de signification vitale pour lui, liée à son intérêt et à sa situation hic et nunc. C’est ce contact répété avec le monde environnant qui éveillera en lui un intérêt à apprendre. Cet intérêt ne se détachera jamais du contexte qui l’a produit et ne cessera de le produire, un intérêt qui, même dans la plus pure des connaissances, sera toujours son intérêt. Si l’on présente à l’enfant avec ordre des objets familiers de façon vivante et attrayante, les impressions mûriront chez l’intéressé, et elles finiront par déclencher en lui le mouvement autonome de sa force de connaître. La référence permanente à l’Anschauung garantit aussi, tout au long des étapes ultérieures de l’acquisition du savoir, que l’apprenant se maintient solidement à l’intérieur des limites qui correspondent aux conditions et aux besoins de sa véritable existence. Pour Pestalozzi, il est décisif que le connaître ne se coupe pas du vécu de l’apprenant244.

Pestalozzi pose l’Anschauung comme le fondement de la connaissance. Chaque connaissance sera tirée de l’expérience sensible et devra y être rapportée. Les notions claires que doit avoir l’enfant au cours de sa formation ne contiennent pour lui de vérités que dans la mesure où il a la conscience claire de leur arrière-fond sensible245. Il n’est donc pas de mise d’arracher l’éducable aux objets qui touchent de près ses sens à chaque instant de son développement. A chaque moment, dans chaque acte d’éducation, l’Anschauung est un ressort décisif d’apprentissage.

A ce propos Michel Soëtard écrit : « ‘Ce processus de l’’ ‘Anschauung’ ‘, que la mère et l’éducateur auront à soutenir en ses débuts, est en définitive l’acte par lequel l’individu, fort de sa capacité d’autonomie, puise, et ne cesse de puiser dans la nature même les moyens de se dégager du donné naturel pour accéder à la maîtrise effective de son humanité. Il importe que l’enfant, puis l’homme, ne perde à aucun moment le contact avec ce dont il tire, jusqu’à un certain point, sa substance autonome. C’est ici le lieu de reprendre l’image chère à Pestalozzi, de l’arbre qui puise dans la terre environnante ce qui lui permet de s’y tenir debout par lui-même ’»246.

L’Anschauung ou l’expérience sensible est toujours présentée par Pestalozzi comme le principe de sa Méthode. Le conseil qui revient volontiers sous sa plume est : ‘« venez et voyez’ ». Il ne cesse d’insister sur les attaches qui relient l’homme, tout esprit qu’il soit, au monde physique dans lequel il est appelé à vivre et qu’il n’a pas choisi. Il en appelle à l’expérience sensible contre tout esprit de système en éducation.

En s’éveillant au monde qui l’environne, l’enfant ne fait que s’éveiller à soi-même. L’intuition sensible, l’Anschauung, ‘« renvoie à une puissance de connaître qui sommeille en chaque individu, s’éveille au premier contact des objets extérieurs et se développe à mesure que l’esprit perçoit les relations qui unissent ces objets. Ce processus, s’il est provoqué et inspiré par la nature elle-même, demande cependant à être soutenu et maîtrisé par une éducation de la connaissance en général, et de la perception en particulier, par une ’ ‘Anschauungskunst’ ‘ qui prenne le relais du premier éveil naturel de l’esprit de l’enfant par le simple ‘être-là’ des objets et favorise la perception de rapports toujours plus élaborés entre ces objets’ »247. La nature laissée à elle-même ne peut pas former l’homme. Il faut faire oeuvre d’éducation. Ainsi Pestalozzi, dans Comment Gertrude instruit ses enfants, présente sa Méthode : il organise des séries d’objets qu’il offre aux sens de l’apprenant pour lui permettre de construire l’essentiel de toutes les connaissances intuitives. Il présente les choses en sorte que l’enfant découvre les rapports multiples qui existent entre elles, et aient des concepts clairs. La connaissance précise des choses, selon le pédagogue suisse, constituera plus tard la base de tout savoir.

Ce faisant l’enfant se constitue en sujet maître de sa connaissance à l’intérieur du monde. Il a construit lui-même sa connaissance à partir des objets qu’il lui ont été présentés sous un certain ordre, et il peut appliquer cette connaissance aux choses de son choix. ‘« La conception de l’’ ‘Anschauung’ ‘ épouse ainsi, chez Pestalozzi, le processus par lequel l’activité autonome de l’individu se déploie à partir de la nature : elle suit (...) ‘la marche de la nature dans le développement du genre humain’ et vise à reproduire cette ‘force autonome’, cette capacité d’auto-position (...) de l’homme dans le monde, dont la nature elle-même appelle le développement’ »248. Le moyen de formation ne doit pas être une technique artificielle, mais la nature qui environne les enfants, leurs besoins et leurs activités.

Il va sans dire que la connaissance du monde extérieur provient de la perception des sens. Voilà pourquoi pour Pestalozzi l’éducation de la perception et des sens est d’importance. On présentera aux sens de l’enfant l’essentiel de toutes les connaissances intuitives et on rendra ineffaçable la conscience des impressions reçues. On produira des sons aux oreilles, on présentera au sens de la vue les objets du monde extérieur, etc. L’oeil doit apprendre à voir exactement, l’oreille à bien entendre, la main à bien toucher249. La présence des objets extérieurs devant les sens développe de bonne heure l’attention et l’aptitude de l’enfant à la perception sensible.

L’enfant est appelé au cours de son éducation à faire lui-même l’expérience, à ‘autopsier’. Il doit voir les choses de sa condition d’existence, les manipuler, les sentir, les entendre, les déguster si possible pour mieux s’approprier le savoir. Sa force s’alimente dans son environnement immédiat, dans ce qui est accessible à son expérience.

L’enfant est appelé à agir au cours de son éducation pour se construire le savoir autonomisant. Le pédagogue, selon Pestalozzi, est invité à permettre à l’action proprement humaine de se développer dans l’environnement de l’apprenant. Les circonstances font l’homme et l’homme fait les circonstances. Toutes les proclamations de pure intention ne seront d’aucun remède si les volontés ne s’entrechoquent dans la réalité de l’action. L’on n’a pas à séparer le savoir de l’agir. Tout gagne à être saisi dans l’action. L’exigence de l’action est fondamentale chez le pédagogue suisse.

Pestalozzi refuse les verbiages et les discours non fondés sur la réalité vécue par l’enfant. L’enseignement abstrait étouffe dans l’homme la force d’autonomie. L’apprenant doit agir pour pouvoir : ‘« La seule parole qui vaille est elle-même action, incitation à se mettre en route ’»250. L’homme se fait autonome dans la mesure où il met en oeuvre effectivement sa capacité de se libérer à l’intérieur de sa condition. Cela implique le devoir d’action que la Méthode s’emploie à transformer en action réelle. Dans Comment Gertrude instruit ses enfants, Pestalozzi s’applique à mettre en place des techniques visant à développer les aptitudes pratiques de l’apprenant afin qu’il satisfasse ses besoins dans son milieu. C’est la situation, le besoin et les circonstances qui déterminent le caractère spécifique du savoir-faire dont l’apprenant a besoin. Et c’est dans la pratique et sa conceptualisation que l’enfant développe son habileté technique.

Les enfants qui, au cours de leur formation sont au contact des choses, font les expériences et les actions réelles, acquièrent le sens du réel. Ils connaissent leur milieu. Ils savent apprécier à leur juste valeur les choses de leurs conditions d’existence et savent les utiliser. Ils voient les choses par eux-mêmes et l’expérience sensible leur procure la force d’observation. Ils deviennent sensibles à la réalité qui se situe dans le cercle de leur expérience. Ils ne sont pas handicapés par les mots qui se substituent à la réalité. Pestalozzi est contre l’abstractionnisme dans l’éducation. Il note dans Mes recherches, si l’homme ne relie pas son savoir aux besoins de sa condition la plus immédiate, il succombe généralement, avec les divagations de son savoir, à la corruption de sa nature animale251. A la faveur du principe d’Anschauung les apprenants ne remplissent pas la tête avec des objets étrangers, échappent à l’abstractionnisme et l’idéalisme, et conquièrent le pouvoir autonomisant, la maîtrise de leurs conditions d’existence.

Il n’est pas superfétatoire de le répéter, à chaque moment du développement, Pestalozzi insiste sur la nécessité de ne jamais détacher l’enfant du cercle des objets qui touchent de près ses sens pour qu’il y puise la force nécessaire à son développement : « ‘je le sais, convient Pestalozzi au sujet des exercices qu’il propose dans le ’ ‘Livre des mères’ ‘, ce ne sont que des formes, elles sont l’enveloppe d’une force qui apportera esprit et vie en toi-même et dans ton enfant ’»252.

Pestalozzi demande aux éducateurs de multiplier autour des apprenants les occasions d’expérience sensible, parce qu’il y va de la réalité du pouvoir autonome de l’homme. L’Anschauung développe le jugement, lieu de la liberté, elle donne un pouvoir réel à l’homme sur la nature. La construction de la connaissance reste liée à cette ‘matière première’. L’Anschauung est une garantie d’autonomisation de la connaissance : on acquiert le jugement.

La ‘« compréhension de l’’ ‘Anschauung’ ‘ laisse sa place au hasard de la nature, à sa diversité aussi inattendue que proliférante, une marge de manoeuvre est alors laissée entre le hasard et la nécessité, qui permet précisément le déploiement en l’homme de sa libre force de regarder le monde comme il l’entend (’ ‘Anschauungskraft’ ‘), qui autorise la mise en oeuvre d’une technique de l’expérience sensible capable d’affermir cette force (’ ‘Anschauungskunst’ ‘), et qui lui permet en définitive de s’auto-poser en ce monde (’ ‘Selbstständigkeit’ ‘)’ »253. L’apprenant peut au creux des circonstances découvrir par lui-même les choses, perfectionner ses techniques de découverte et de compréhension.011

Pour Pestalozzi, l’éducation doit développer l’intellect de l’enfant, lui fournir des savoirs pouvant lui procurer plus facilement, plus sûrement les jouissances suffisantes dans son existence. Son but est de rendre la vie plus agréable que de chercher uniquement à remplir la tête de l’apprenant. La connaissance doit permettre à l’homme de se dégager de l’animalité et de se donner des moyens d’existence que l’instinct seul ne peut lui conférer. « ‘Mais, constate Pestalozzi, il est non moins certain que, par son savoir, l’humanité s’éloigne toujours plus de ce but, que nos connaissances reposent toujours plus sur une tendance exaltée à nous remplir la tête d’objets étrangers qui ne nous concernent absolument plus. D’où une foule d’hommes avec les connaissances les plus étendues, mais qui agissent dans leurs affaires les plus essentielles comme s’ils ne savaient rien, et qui, dans l’égarement qui naît de la dégénérescence de leurs connaissances, en viennent à se faire rêveurs, mendiants et gredins’ »254. La connaissance n’est pas une fin en soi, commente Soëtard. Elle garde pour l’homme une dimension pratique liée à l’intérêt qui l’a fait naître et qui la porte255.

L’éducation est appelée aussi à intégrer l’enfant dans son milieu, le doter de moyens pour exploiter et développer son milieu. Les savoirs seuls, fussent-ils ceux qui procurent des jouissances dans l’existence, ne suffisent pas à l’être humain. Il faut également des savoir-faire dont il a besoin pour parvenir à la satisfaction de ses besoins. Pestalozzi écrit : ‘« toute méthode qui nous prive ainsi de l’apport spécifique des aptitudes pratiques requises par les conditions particulières de lieux et de personnes où nous nous trouvons, et nous met en désaccord avec ces mêmes conditions, ou bien nous rend absolument incapables d’y répondre : toute méthode de ce genre doit être regardée comme contraire à la bonne méthode de formation des hommes, comme un détournement des lois de la nature et des relations harmonieuses de notre être avec lui-même et avec tout ce qui est, et, en conséquence, comme un obstacle à ma formation autonome, à ma formation professionnelle, au développement de mon sens du devoir, et comme un guide trompeur qui met en péril ce que j’ai de plus intime en moi et qui me détourne de l’attachement sincère et passionné à ce qui constitue ma véritable individualité, à ma condition historique’ »256.

L’enfant doit, au cours de sa formation, acquérir aussi des savoir-être. Il doit être formé de telle sorte que ce qui est exigé de lui comme devoir et comme obligation dans le cours de son existence, devienne facilement chaque fois que cela est possible une seconde nature. L’éducation doit faire passer dans son sang et dans ses veines des moyens sensibles qui favoriseront une attitude intérieure de vertu et de sagesse avant que les bouillonnements des plaisirs et de libres jouissances naturelles n’aient viscéralement corrompu le sang et les veines pour la sagesse et la vertu257.

En clair, Pestalozzi milite pour une éducation intégrale et équilibrée de l’enfant mais qui ne doit à aucun moment s’affranchir de l’intuition sensible. C’est la triade coeur, tête et main (Herz, Kopf, Hand) ou les trois verbes : connaître, pouvoir et vouloir (Kennen, Können, Wollen). Pestalozzi écrit : « ‘La nature présente l’enfant comme un tout indissociable, comme une unité organique essentielle avec des dispositions diverses du coeur, de l’esprit et du corps. Elle veut résolument qu’aucune de ces dispositions reste sans développement. - Là où elle agit, là où l’enfant est conduit purement et fidèlement par elle, là se développent également les dispositions de son coeur, de son esprit et de son corps de façon concomitante (zugleich) et dans une unité harmonique. Le développement d’un élément n’est pas seulement indissolublement lié au développement de l’autre, mais la nature développe également chacune de ces dispositions par le moyen des autres et à travers elles. Le développement du coeur va être un moyen même de développer aussi l’esprit, celui de l’esprit, de développer également le corps, et inversement...’ »258. Les trois démarches s’appellent, se contiennent, s’imbriquent et se stimulent réciproquement.011

Le principe d’Anschauung, le choc des choses est fondamental dans l’apprentissage chez Pestalozzi. Ce pédagogue suisse construit toute sa méthode à la faveur de ce principe. Au point B qui suit nous allons montrer comment ce principe est appliqué dans la formation intellectuelle, et dans l’éducation morale et religieuse.

Notes
241.

PESTALOZZI (H.), Le chant du cygne, trad. de Léon Van Vassenhove, Boudry-Neuchâtel, La Baconnière, 1947, p. 47.

242.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, trad. de Michel Soëtard, Albeuve/Suisse, Castella, 1985, p. 177.

243.

in SOËTARD (M.), Pestalozzi ou la naissance de l’éducateur, Berne, Francfort, éd. Peter Lang SA, 1981, p. 487.

244.

SOËTARD (M.), op. cit., p. 488.

245.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 188.

246.

SOËTARD (M.), op. cit., p. 415.

247.

SOËTARD (M.), op. cit., p. 414.

248.

SOËTARD (M.), op. cit., pp. 415-416

249.

PESTALOZZI (H.), Le chant du cygne, p. 49.

250.

PESTALOZZI (H.), note explicative de Michel Soëtard, in Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 33.

251.

PESTALOZZI (J.H.), Mes recherches sur la marche de la nature dans l’évolution du genre humain, présentation, traduction et commentaire par M. Soëtard, Edition Payot Lausanne, 1994, p. 163.

252.

SOËTARD (M.), op. cit., p. 415

253.

SOËTARD (M.), op. cit., p. 425.

254.

PESTALOZZI (J.H.), Mes recherches sur la marche de la nature dans l’évolution du genre humain, p. 37.

255.

Commentaire de M. Soëtard in PESTALOZZI (J.H.), Mes recherches sur la marche de la nature dans l’évolution du genre humain, p. 279.

256.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p.205.

257.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 206.

258.

SOËTARD (M.), op. cit., pp. 360-361.