2 - Dans l’éducation morale et religieuse

La prime éducation

Qu’on ait à l’esprit que l’Anschauung est comprise non seulement comme la première mise en forme du donné sensible, mais également comme le signe de la présence permanente d’une matière première avec laquelle l’homme ne doit cesser de compter. Et la matière première dont il s’agit ici est les relations familiales. Concernant l’éducation morale et religieuse, Pestalozzi insiste sur l’importance décisive du premier milieu de formation qu’est la famille et sur le rôle fondamental de la relation affective que l’enfant va nouer avec sa mère d’abord, puis son père, ses frères et soeurs, et le reste des hommes.

Pour le pédagogue suisse, l’éducation morale et religieuse de l’enfant commence à sa naissance. Dès qu’il naît son père et surtout sa mère doivent s’occuper de lui. Il n’est pas convenable, selon Pestalozzi, d’abandonner l’enfant entre les mains de nourrices. Ses forces morales et religieuses innées sont à sauvegarder par une atmosphère de calme et de tranquillité générée par la satisfaction de ses besoins physiques. Pestalozzi demande à la sollicitude maternelle de s’employer à apaiser diligemment tout besoin qui, non assouvi, est de nature à inquiéter sa sensibilité. Il est d’une importance considérable que l’on maintienne le nourrisson dans le calme de besoin satisfait pour faire éclore en lui les germes encore assoupis d’amour et de confiance. La moindre inquiétude au cours de cette période trouble la vie végétative de l’enfant, et est un terrain ‘« où s’animent et se renforcent toutes les excitations et les exigences de notre nature sensitive, animale, où s’atrophie dans ses racines essentielles le développement naturel de l’ensemble des dispositions et des facultés que constituent l’essence propre de ce qui est humain. (...). Le fonds humain dans son essence ne s’épanouit que dans la quiétude. Hors d’elle, l’amour perd toute la puissance de sa vérité et de sa vertu ’»285.

Pestalozzi veut que la mère prenne soin de son petit, le nourrisse, lui donne la sécurité et le contentement, vienne en aide à son impuissance ; si l’enfant est heureux, estime-t-il, le germe de l’amour se développe en lui. Un objet qu’il n’a jamais vu surgit devant ses yeux, il a peur, il pleure, la mère le serre sur son sein, joue avec lui dans ses bras protecteurs, lui sourit, il répond à ce sourire par un regard limpide et serein ; le germe de la confiance s’est développé en lui286. Quand sa mère lui donne à manger et à boire lorsque il a faim et soif, l’enfant est reconnaissant. L’environnement familial est de grande importance pour l’éducation morale et religieuse de l’enfant.

D’après Pestalozzi, l’agitation est fonction de souffrance psychique ou d’appétence sensitive ; elle engendre la dureté de coeur, l’incrédulité. La déficience d’une sollicitude maternelle inattentive à la satisfaction des besoins réels sape le germe sacré d’amour et de confiance qui porte l’enfant vers sa mère et crée un état de rébellion. Ce n’est pas tout. Cette agitation est aussi fonction d’accumulation sur l’enfant d’inutiles jouissances physiques propres à solliciter l’animalité égoïste.

La mère se limitera à la satisfaction des besoins réels des sens, à procurer à de véritables besoins une satisfaction substantielle. « ‘La mère éclairée et sagace, écrit Pestalozzi, vit pour son enfant, au service de son amour et non pas au service de son caprice, ni de son égoïsme animal sollicité et encouragé’ »287.

C’est par cette voie qu’elle développe tout naturellement chez le nourrisson les premiers indices de l’amour, de la confiance et de la foi qui s’étendront progressivement à la sphère entière de la vie domestique. L’enfant commence par aimer sa mère, puis il aime celui que la mère aime, il embrasse celui que la mère embrasse, celui en qui la mère a confiance, l’enfant aura confiance. Si sa mère lui parle de son grand-père qui habite une ville lointaine et lui demande de croire à son affection, l’enfant croira sa mère sur parole et aimera ce grand-père même sans l’avoir vu.

Il n’en va pas autrement lorsque la mère lui parle de Dieu. Si elle lui dit qu’elle a un Père au ciel, source de toutes les bonnes choses qu’elle possède, l’enfant croira à ce Père céleste, priera avec sa mère ce Père céleste. Pour s’élever jusqu’à Dieu, l’enfant doit avoir confiance dans les hommes. Il faut qu’il les aime et leur obéisse.

L’obéissance est une attitude dont les ressorts sont en opposition avec les premiers penchants de notre nature sensible. Elle se forme par l’éducation. Le désir violent précède l’obéissance. « ‘L’enfant crie avant de savoir attendre, il est impatient avant d’obéir. La patience se développe avant l’obéissance, l’enfant ne devient vraiment obéissant que par la patience, écrit Pestalozzi’ »288.

Pestalozzi exige que l’on développe la patience avant l’obéissance. C’est par la patience que l’enfant devient vraiment obéissant. Ce sentiment se développe avant tout sur les genoux de la mère. Il convient que l’enfant attende jusqu’à ce que la mère lui donne le sein, il importe qu’il attende qu’elle le prenne dans ses bras. C’est seulement plus tard que se développera en lui l’obéissance active et encore plus tard la véritable conscience qu’il doit obéir à sa mère.

Comme la nature se montre inflexible devant les violences de l’enfant qui frappe les bois et les pierres, de la même façon, la mère deviendra impassible aux désirs désordonnés de l’enfant. Qu’il crie, qu’il tempête, si la mère reste inflexible, il ne criera plus et s’habituera à soumettre sa volonté à celle de sa mère. Ainsi les premières sources de la patience et de l’obéissance croissent en lui.

C’est grâce à ces sentiments d’obéissance et d’amour, de confiance et de gratitude que se développera le premier germe de la conscience. L’enfant aura l’ombre légère du sentiment qu’il ne convient pas de se révolter, se fâcher contre sa mère. Il aura cette lueur que la mère n’existe pas seulement pour lui seul, que le monde n’existe pas seulement pour lui. Il sentira aussi qu’il n’est pas au monde uniquement pour lui seul. De là naît le vague soupçon de l’idée du devoir et du droit289.

Dans ces relations de l’enfant à sa mère naît également le germe sensible de cette attitude qui caractérise l’attachement de l’homme à son créateur. Le fondement de tous les sentiments d’attachement à Dieu par la foi est le même que celui qui a produit l’attachement du petit à sa mère. La façon dont les sentiments se développent est la même de deux côtés.

A mesure que l’enfant grandit, le monde qui l’entoure lui crie et séduit ses sens. L’instinct de la prime enfance s’éteint en lui. Il va lâcher la main de sa mère. Le monde tel qu’il apparaît à l’enfant à ce moment-là n’est pas celui que Dieu a créé à l’origine. C’est le monde déchu, le monde du mal, plein de jouissances sensibles, plein de guerres, d’orgueil, de supercherie... Il appartient à la mère en ce moment précis de lui avouer son impuissance et de lui demander de se tourner vers Dieu et d’avoir la foi en Dieu.

D’après Pestalozzi, en cette période, on ne doit plus faire confiance à la nature. On s’ingéniera à arracher l’enfant à son aveugle direction et le confier aux règles et aux forces que l’expérience des siècles a mises entre les mains des hommes290. On n’a pas le droit à la moindre incurie. On fera tarir la source de la corruption et soumettre l’éducation de notre espèce à des principes qui ne détruisent pas l’oeuvre de Dieu engagée dès le berceau par les sentiments d’amour, de confiance, de gratitude. On a à entretenir les moyens que Dieu lui-même a déposés dans notre nature en vue de réussir notre perfectionnement intellectuel, moral et religieux. Aussi l’enseignement et l’éducation doivent être mis en harmonie, d’une part avec les lois du mécanisme physique que suit notre esprit pour s’élever des intuitions confuses aux conceptions claires, d’autre part avec les sentiments intimes de notre nature humaine, dont le développement progressif permet à l’esprit de s’élever jusqu’à la reconnaissance et au respect de la loi morale et divine.

On aura toujours à l’esprit cette règle que l’enseignement élémentaire n’est jamais l’affaire de la tête, de la raison, mais l’affaire des sens, du coeur, l’affaire de la mère. Il doit demeurer longtemps l’affaire du coeur, avant de devenir l’affaire de la raison. Qu’il reste longtemps l’affaire de la femme avant de devenir l’affaire de l’homme291.

La Méthode met toujours sous les yeux de l’enfant les charmes de cette apparition nouvelle du monde associés aux sentiments supérieurs de la nature. Elle présente cette apparition comme une création originale de Dieu et non pas seulement comme un monde plein de mensonges et de fraudes qui va à vau-l’eau. Elle atténue l’importance excessive et le charme de ce monde en revivifiant l’attachement à Dieu et à la mère. La formation de l’esprit n’est jamais séparée du désir de la foi en Dieu jusqu’à ce que, par la pratique et l’exercice, l’enfant soit à même d’adopter une disposition autonome en tout ce qui touche le droit et le devoir.

Pestalozzi estime nécessaire que la mère montre à l’enfant le tout-amour de Dieu dans le soleil qui s’élève, dans le ruisseau qui bouillonne, dans l’éclat de la fleur, dans les gouttes de rosée... Qu’elle lui montre la toute-puissance de Dieu en lui-même, dans ses yeux, dans la souplesse de ses articulations, dans les sons de sa voix. Qu’elle lui montre Dieu partout. Dans ses calculs, dans ses dessins, dans ses mesures, dans ses exercices qu’elle lui montre Dieu.

Notes
285.

PESTALOZZI (H.), Le chant du cygne, pp. 20-21.

286.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 210.

287.

PESTALOZZI (H.), Le chant du cygne, p. 23.

288.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 211.

289.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 211.

290.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 214.

291.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 216.