B A propos du travail

Pour Freinet, ce qui suscite et oriente les pensées des hommes, ce qui justifie le comportement individuel et social, c’est le travail dans tout ce qu’il a de complexe et de socialement organisé. Le travail est le moteur essentiel, le nerf de progrès et de dignité, le symbole de paix et de fraternité. Le travail est une emprise sur l’environnement. Il propose les motivations d’apprentissage les plus fortes et ce sont ses acquisitions qui sont les plus utiles dans la vie sociale et professionnelle. Ainsi doit-il être placé à la base de tous les apprentissages312.

Pour ne pas se méprendre sur le sens du concept travail, Freinet s’emploie à le distinguer des besognes débilitantes et des activités factices de divertissement. « ‘Il y a travail, précise Freinet, toutes les fois que l’activité - physique ou intellectuelle - que ce travail suppose répond à un besoin naturel de l’individu et procure de ce fait une satisfaction qui est par elle-même une raison d’être. Dans le cas contraire, il n’y a pas travail mais besogne, tâche qu’on accomplit seulement parce qu’on vous y oblige - et la chose n’est pas du tout comparable’ »313.

Le travail dont il est question n’est pas que matériel : ‘« il peut y avoir autant de bon sens, d’intelligence, d’utile et philosophique spéculation dans le cerveau de l’homme qui bâtit un mur que dans celui du savant cherchant dans son laboratoire. Seulement, chacun exerce ses fonctions selon ses tendances et ses possibilités et, dans un état bien organisé, elles auraient toute leur éminente noblesse’ »314.

L’animateur de la vie dès le jeune âge, le meilleur ferment de satisfaction saine et dynamique dans le cadre de la vie normale de la famille et de la communauté, c’est le travail et non le jeu comme d’aucuns le pensent315. L’enfant ne peut pas être caractérisé par un exclusif besoin de jeu.

Selon Freinet, à y regarder à deux fois, le jeu prisé par l’enfant est un jeu fonctionnel qui s’exerce dans le sens des besoins individuels et sociaux de l’enfant et de l’homme, un jeu qui prend ses racines au plus profond du devenir ancestral, qui est comme une préparation à la vie. Et tout bien considéré, ce jeu qui est essentiel pour le petit homme, c’est le travail, mais le travail de l’enfant. Pour l’enfant ce travail-jeu est une sorte d’explosion et de libération. Le jeu traditionnel de l’enfant est créateur et dynamique.

Comme le chat imite dans ses jeux le geste d’attraper les souris, le petit chien à mordiller les jarrets des agneaux, de même l’enfant dans ses jeux imite les activités adultes. Il les imite dans leur finalité. Il prend le thème de l’adulte, mais il en adapte à ses possibilités les normes d’exécution. Il tâche de réaliser dans son milieu intime, le travail qu’il ne peut mener à bien dans le cadre social. C’est cela la liaison qui donne au jeu les qualités essentielles reconnues au travail fonctionnel et profond.

C’est pourquoi certains jeux d’enfants, surtout les jeux ancestraux, ceux qui sont spécifiques à l’espèce humaine, sont bien souvent graves, sérieux, et même nostalgiques. Ils ne s’accompagnent pas toujours de grands éclats de rire, mais plus souvent d’émotions violentes, de souffrances, même de coups, de tension extrême pour conquérir la victoire. Et Freinet établit : « ‘IL N’Y A PAS CHEZ L’ENFANT DE BESOIN NATUREL DU JEU ; IL N’Y A QUE LE BESOIN DE TRAVAIL, c’est-à-dire la nécessité organique d’user le potentiel de vie à une activité tout à la fois individuelle et sociale, qui ait un but parfaitement compris, à la mesure des possibilités enfantines ’»316.

Ce travail de l’enfant sauvegarde une des tendances psychiques les plus urgentes à cet âge ; il s’agit du sentiment de puissance, du désir permanent de se surpasser, de surpasser les autres, de remporter des victoires, de dominer des choses et des personnes. L’être humain, l’enfant y compris, est, dans tous les domaines, animé par un principe de vie qui le stimule à monter sans se lasser, à se développer, à se perfectionner, à se saisir des mécanismes et des outils, lui permettant d’acquérir un maximum de puissance sur le milieu qui l’environne317. Les travaux-jeux de l’enfant réalisent cela. L’individu, adulte comme jeune, ne peut vivre avec le sentiment d’impuissance. Il ne s’accommode jamais de la défaite. Il lui faut vaincre et triompher. Le travail-jeu de l’enfant est un véritable apprentissage de la vie. Il répond aux besoins organiques, fonctionnels, sociaux et vitaux des enfants.

Produire, inventer, voilà ce que l’enfant recherche dans ses travaux-jeux. En s’y livrant, il satisfait son désir inné de voir surgir le fruit de sa force et de son travail. L’enfant poursuit inlassablement sa course vers la vie, vers l’activité ; il lui faut la création, le triomphe, la domination. Ce faisant, il ne redoute pas la souffrance, mais la limitation, son impuissance devant la vie, son infériorité. Pour monter, pour aller de l’avant, il ne lésinera devant rien318. C’est le travail qui est le moteur de sa vie et non le jeu.

Pour accréditer ces propos, Freinet cite et analyse quelques jeux. Concernant les jeux qui satisfont le besoin général inné de conquérir la vie, il cite les jeux qui correspondent aux gestes de grimpeur, du cueilleur, du chasseur, du pêcheur, de l’éleveur, de l’homme en quête de la nourriture. A propos des jeux qui correspondent au besoin pour l’individu de conserver la vie et la rendre plus puissante, Freinet cite les jeux de course, de force, de luttes ou des simulacres de luttes d’attaque et de défense, de ruse, de conquête de la nourriture, de construction des abris.

Il est aussi question des jeux qui répondent au besoin impérieux de transmettre la vie et assurer la perpétuité de l’espèce. C’est là qu’il classe les jeux de constitution de groupe papa-maman dont le papa va travailler au champ ou garder les bêtes... et la maman reste à la maison et prépare le dîner, garde les enfants (poupées), s’occupe de l’éducation, etc. C’est là, estime Freinet, la réalisation en pensées, en actes et en paroles d’une invincible poussée subconsciente vers la vie adulte319.

Ces jeux, parce qu’en rapport avec les travaux des adultes, Freinet les appelle travaux-jeux. Ils sont réellement une préparation à la vie et non de recherches effrénées du plaisir et de la joie. L’enfant a besoin de dépenser son activité même sans but. Au lieu de laisser l’enfant dépenser son activité n’importe comment, l’éducation devra canaliser cette activité vers les travaux fonctionnels ou à défaut des travaux-jeux.

Pour Freinet, et cela le rapport de cette analyse avec notre sujet, le travail permet d’être en contact avec le réel, et favorise la construction des connaissances. Par la transformation du réel, on acquiert des connaissances. Voilà pourquoi il met le travail au centre des activités scolaires.

Notes
312.

FREINET (C.), L’éducation du travail, p. 112.

313.

FREINET (C.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, Paris, Seuil, 1994, p. 252.

314.

FREINET (C.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, p. 251.

315.

FREINET (C.), L’éducation du travail, p. 115.

316.

FREINET (C.), L’éducation du travail, p. 126.

317.

FREINET (C.), OEuvres pédagogiques, tome 2, Paris, Seuil, 1994, p. 229.

318.

FREINET (C.), L’éducation du travail, p. 133.

319.

FREINET (C.), L’éducation du travail, p. 153.