C Les conséquences pédagogiques

De ce qui précède, il ressort qu’à l’école, l’éducation du travail est importante pour la construction des connaissances. « ‘L’éducation du travail, écrit Freinet, est plus qu’une vulgaire éducation par le travail manuel, plus qu’un préapprentissage prématuré ; elle est, assise sur la tradition, mais imprégnée prudemment par la science et la mécanique contemporaines, le point de départ d’une culture dont le travail sera le centre’ »320.

L’éducation par le travail ne signifie nullement qu’on se contentera de jardiner, de clouer, de maçonner, de forger, de soigner les plantes et les bêtes. C’est là la conception méprisante du travail qui consiste à laisser à certains la charge aride de l’effort musculaire pour réserver à d’autres des charges nobles où la pensée reste prépondérante. Le travail scolaire est à concevoir comme un adjuvant de l’acquisition, de la formation intellectuelle. Il est un élément de l’activité éducative, intégré à cette activité, et son influence ne se limite pas à quelque arbitraire forme matérielle.011

Il convient de placer l’enfant au centre des préoccupations pédagogiques, placer le travail ou à défaut le travail-jeu au centre de l’activité enfantine, donner la prééminence de l’action féconde sur la pensée spéculative. Ce travail de l’école répondra aux tendances essentielles de l’individu : « ‘besoin de monter, de s’enrichir matériellement, intellectuellement et moralement, d’augmenter sans cesse sa puissance pour triompher dans la lutte pour la vie, besoin de s’alimenter et de se garantir contre les intempéries ; besoin de se défendre aussi contre les éléments, contre les animaux, contre les autres hommes ; besoin de se grouper (famille, clan, patrie) pour assurer la perpétuation de l’espèce’ »321.

La satisfaction pratique des besoins essentiels de l’enfant est le principe même de la pédagogie de Freinet. Le pédagogue français veut que l’apprenant trouve à l’école un travail à sa mesure et qui satisfasse ses besoins primordiaux. C’est un travail qui prépare l’enfant à son rôle d’homme, qui n’est rien moins qu’un rôle de travailleur actif. « ‘Si notre travail scolaire, note Freinet, est motivé comme l’est le comportement hors de l’école, l’enfant éprouvera naturellement le besoin et le désir de monter sans cesse, de perfectionner expérimentalement ses techniques pour les rendre plus efficientes en face du problème complexe de la vie’ »322. L’école Freinet cherche à imprimer la nécessité et la noblesse du travail dans la chair de l’enfant, dans ses muscles, dans ses pensées, dans ses habitudes, pour qu’il en soit pour jamais marqué et imprégné.

Faudra-t-il organiser à l’école uniquement des travaux utiles à la société ? Pour Freinet, point n’est besoin de s’en tenir inconsidérément à l’utilité sociale du travail scolaire, ni de poser cette utilité comme une condition sine qua non. Cette utilité peut être virtuelle et pas toujours immédiate. Pour éviter tout quiproquo sur ce point Freinet précise : « ‘si un travail est exaltant pour l’enfant, s’il satisfait ses besoins essentiels, il est un travail-jeu souhaitable, même s’il ne donne pas immédiatement un produit directement utile à la société’ »323.

Le souci pédagogique essentiel doit être de réaliser, dans la famille, du moins à l’école et autour de l’école, un monde à la mesure de l’enfant, évoluant à son rythme, répondant à ses besoins, et dans lequel il pourra se livrer aux travaux ou aux travaux-jeux susceptibles de répondre aux aspirations fonctionnelles et naturelles de son être. L’on ne doit pas fonder la pédagogie sur le jeu, préconise Freinet324.

Il faut que l’élève travaille, agisse, fasse ses expériences tâtonnées dans son environnement pour construire ses connaissances. Freinet établit : « ‘IL FAUT TOUT PASSER PAR L’EXPÉRIENCE DE LA VIE. Seulement, cette expérience ne peut se poursuivre par des mots, seraient-ils même agencés par le génie subtil d’un Montaigne, mais PAR L’ACTION. Cette action qui est l’essence de notre être, le mobile de notre destinée, c’est ce que nous appelons LE TRAVAIL.’

‘011« Le travail, c’est l’épreuve par laquelle devient miel le nectar encore impur de la connaissance ; c’est l’effort d’assimilation de l’expérience au processus vital dans toute sa complexité, et pas seulement matérielle, morale, sociale, mais intellectuelle aussi »325.’

L’expérience dans son environnement est essentielle pour la construction des connaissances. Les enfants doivent faire leurs propres expériences. Célestin Freinet souligne : “Il ne suffit pas de dire qu’on acquiert par l’expérience, et par l’expérience seulement, car l’expérience ne porte pas forcément en elle-même les éléments de progrès. Elle doit être placée dans un contexte vital qui reste à définir, et qui n’est pas une simple opposition de la théorie et de la pratique.

‘« Par quel processus l’individu enrichit-il son comportement ? Est-ce par la vertu des facultés classiques ? Selon le principe des réussites et des erreurs ? Ou pouvons-nous aborder une nouvelle conception du comportement humain ? ’ ‘« C’est ce comportement que nous avons défini : tâtonnement expérimental »326.’

Pour Freinet, la grande loi qui se trouve au centre de tous les recours humains est la loi du tâtonnement expérimental. « A ‘l’origine, écrit-il, les recours physiques et physiologiques ne sont chargés d’aucun contenu cérébral ou psychique. Ils s’effectuent par tâtonnement, ce tâtonnement n’étant lui-même, à ce stade, qu’une sorte de réaction mécanique entre l’individu et le milieu à la poursuite de sa puissance vitale’ »327. Une expérience réussie au cours du tâtonnement crée comme un appel de puissance, et tend à se reproduire mécaniquement. Ce tâtonnement mécanique du début deviendra expérimental et intelligent. L’intelligence pour Freinet : « ‘C’est cette faculté qu’ont certains êtres de rester particulièrement perméables aux enseignements de l’expérience, de diriger en conséquence leurs tâtonnements qui cessent alors d’être exclusivement mécaniques’ »328. L’intelligence et la raison sont une conséquence de la faculté qu’ont les êtres humains de se souvenir des expériences tentées, d’en comparer et d’en interpréter les résultats en fonction de leur dynamisme vital. Mais il est indispensable qu’il y ait avant tout tâtonnement et expériences, sinon il n’y a ni souvenir ni comparaison329.

Voilà pourquoi selon Freinet, l’école doit ‘« aider l’enfant à faire de nombreuses, très nombreuses expériences vivantes, ne pas prétendre le faire monter prématurément vers les actes complexes qui ne feraient que le désaxer, ne pas cultiver en elle-même cette intelligence proprement dite qui n’est qu’un nom donné à la perméabilité, trace de l’expérience’ »330. L’enseignant ne doit pas essayer d’inculquer à l’enfant de l’extérieur les résultats des expériences d’autrui. Il importe que l’apprenant, par ses expériences tâtonnées dans son milieu, construise ses connaissances.

Seule l’expérience personnelle compte pour tous les apprentissages. En sciences par exemple, les lois de la science ne sont que l’expression d’une ‘constance de rapports qui se sont établis au cours de diverses expériences. Freinet note : « si la notion de ces rapports n’existe pas préalablement en nous, nous possédons les lois comme posséderait un mètre parfait l’homme qui n’aurait rien à mesurer. Il pourra s’amuser à mesurer des choses insignifiantes, comparer les résultats obtenus, épiloguer sur cette acquisition. Mais lui-même n’en sera nullement influencé, ni son comportement ’»331.

Les connaissances, les images, les explications, les lois n’ont quelque valeur que si elles s’accrochent à des expériences personnelles. Elles ne peuvent nullement exister sans l’expérience elle-même. Malheureusement à l’école, regrette Freinet, on apprend les explications, on s’initie verbalement aux règles et aux lois. Tout ce savoir considérable n’est nullement accroché, voilà pourquoi il est d’une si générale inutilité pour le perfectionnement de l’homme, voilà pourquoi il lui reste extérieur, à l’origine d’une culture séparée de la personne332.

La pédagogie de Freinet se méfie du verbiage, du pouvoir magique des mots. Depuis longtemps, note-t-il, l’école avait cru que l’acquisition était à la fois le moyen et le but de toute éducation. « ‘Jusqu’à ce jour les divers enseignements ont été pratiqués selon les mêmes techniques : leçons par le maître, devoirs, mémorisation, sans considération des principes d’économie de l’effort pour un maximum d’efficience’ »333. Les enfants se payaient les mots en face des réalités qu’ils n’osaient pas affronter. Cela ne doit pas continuer. Il convient que, par le travail et les expériences personnelles, les apprenants affrontent le réel, l’environnement, pour construire leurs connaissances.

Freinet plaide pour une pédagogie vivante et motivée permettant le fonctionnement normal du tâtonnement expérimental. L’école doit laisser l’enfant faire ses expériences, tâtonner longuement pour que se forgent son intelligence et sa raison. L’on doit le laisser chercher même s’il s’embarque vers une mauvaise direction. Car selon le pédagogue français, les enseignements de l’école ne s’inscrivent d’une façon définitive dans notre comportement que dans la mesure où ils sont liés à notre vie profonde, où ils répondent à nos besoins impérieux334.

Tout cela exclut-il l’acquisition méthodique ? Eh bien non ! La réforme de Freinet ne tourne pas le dos à l’instruction, ne sous-estime pas l’acquisition. Elle se veut non une réaction, mais une adaptations aux réalités de la société. Freinet se défend : « ‘On a parfois cru que, chercheurs de vie et d’activité, nous sous-estimions jusqu’à la négliger l’acquisition proprement dite que glorifie notre époque trépidante. Nous pensons au contraire que nos enfants sont trop ignorants parce qu’on n’a pas su encore adapter à notre époque d’acquisition extensive, des méthodes rationnelles et efficaces. On continue à piétiner avec une vieille charrue de bois, des champs qui devraient être ensemencés et vivifiés au tracteur moderne. Mais nous voulons éviter en même temps que ce tracteur recouvre dangereusement et tue la graine de vie sans laquelle il ne saurait y avoir de puissante récolte’.

‘« Notre but est de former des enfants instruits en toutes choses, mais instruits d’une science solide, chevillée à l’être, accrochée à la vie »335. ’

Il reste vrai que pour Freinet, ‘« l’acquisition des connaissances reste malgré tout une fonction mineure de l’Ecole. Ce qui est par contre important, c’est la formation en l’enfant de l’homme de demain, de l’homme moral et social, du travailleur conscient de ses droits et de ses devoirs et suffisamment courageux pour y faire face, de l’enfant et de l’homme intelligent, chercheur, créateur, écrivain, mathématicien, musicien, artiste’ »336.

Freinet veut que l’on crée une école où l’on construit, où l’on édifie, non pas par l’étude seule, mais surtout par le travail créateur et, à défaut, par certains travaux-jeux qui en sont les substituts. Le travail de la pédagogie est de créer l’atmosphère de travail, mettre au point des techniques qui rendent le travail productif et formatif accessible aux éducables.

On ne saurait, d’après Freinet, considérer prématurément l’esprit comme une entité qu’on peut cultiver séparément du corps, qu’on peut développer, animer, exalter par des moyens uniquement intellectuels. On devra au contraire attendre qu’une pensée originale et féconde se dégage de l’activité naturelle. « ‘C’est le travail, souligne Freinet, qui distille la pensée, laquelle agit par réaction, sur les conditions de travail’ »337. La pensée est à allier sans cesse à l’action. « ‘Nous partons toujours de ce principe pédagogique, note Freinet : les mots, les concepts plus ou moins logiques qu’ils expriment, ne sont un enrichissement que s’ils sont le résultat et le prolongement de notre expérience personnelle, incorporés à notre vie, liés à notre devenir. Il n’y a qu’un seul moyen d’accéder à la vraie science qui est puissance : c’est de partir humblement de la base, du tâtonnement expérimental empirique, puis du tâtonnement expérimental méthodique et scientifique, et d’accéder à l’appréhension graduelle et intime des outils et du langage’ »338.

Mais comment Freinet réalise-t-il cela concrètement dans son école ? C’est ce que nous allons voir dans le volet qui suit.

Notes
320.

FREINET (C.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, p. 251.

321.

FREINET (C.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, p. 252.

322.

FREINET (C.), Oeuvres pédagogiques, tome 2, Paris, Seuil, 1994, p. 236.

323.

FREINET (C.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, pp. 252-253.

324.

FREINET (C.), L’éducation du travail, p. 191.

325.

FREINET (C.), L’éducation du travail, op. cit., p. 196.

326.

in FREINET (E.), pp. 232-233.

327.

FREINET (E.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, p. 356.

328.

FREINET (E.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, p. 372.

329.

FREINET (E.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, p. 429.

330.

FREINET (E.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, p. 373.

331.

FREINET (E.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, p. 429.

332.

FREINET (E.), Oeuvres pédagogiques, tome 1, p. 431.

333.

in FREINET (E.), op. cit., p. 216.

334.

FREINET (C.), Oeuvres pédagogiques, tome 2, p. 241.

335.

in FREINET (E.), op. cit., p. 206.

336.

FREINET (C.), Pour l’école du peuple, p. 171.

337.

FREINET (C.), L’éducation du travail, p. 224.

338.

FREINET (C.), Oeuvres pédagogiques, tome 2, p. 245.