B Du développement de l’intelligence et des connaissances

Après avoir parlé brièvement du développement mental, nous nous proposons de revenir sur certains concepts de Piaget qui nous permettent de pénétrer davantage les mécanismes du développement de l’intelligence et des connaissances que le psychologue suisse met en avant.

La théorie de stades de Piaget que nous avons développée au volet précédent a soulevé nombre de critiques. On s’élève contre la théorie du développement linéaire et cumulatif de l’intelligence qui est systématiquement lié à l’idée d’acquisition et de progrès, de l’intelligence sensori-motrice du bébé à l’intelligence formelle et abstraite de l’adolescent. On estime que cette conception linéaire peut mener à penser qu’un sujet qui a présenté, dans quelques situations, un mode de réflexion du niveau opératoire, produira toujours des raisonnements de ce genre. Et un sujet qui a manifesté certaines conduites de niveau préopératoire, construira toujours des connaissances de ce niveau.

Ne voit-on pas quelquefois les adolescents comme les adultes, face à des problèmes de raisonnement logique, redevenir comme le jeune enfant, intuitifs et perceptifs, en dépit de leur intelligence abstraite et logico-mathématique décrite par Piaget à ce dernier stade du développement ? Les adultes n’utilisent pas automatiquement le niveau le plus avancé d’opérations cognitives dont ils sont capables, souvent ils essaient d’adapter subtilement leur niveau de fonctionnement cognitif à la nature et à la complexité des situations et des problèmes auxquels ils sont affrontés. On constate toujours la coexistence chez l’individu de divers modes de pensée. Le plus élaboré ne remplace pas forcément le moins élaboré362.

Houdé écrit : « ‘En fait, les données expérimentales actuelles indiquent que les choses ne se passent pas ainsi. D’une part, il existe déjà chez le bébé des capacités cognitives assez complexes (connaissances physiques, mathématiques et logiques) ignorées par Piaget et non réductibles à un fonctionnement strictement sensori-moteur. D’autre part, la suite du développement de l’intelligence, jusqu’à – et y compris – l’âge adulte, est jalonnée d’erreurs, de biais perceptifs, de décalages inattendus et d’apparentes régressions cognitives. Ainsi, plutôt que de suivre une ligne ou un plan du sensori-moteur à l’abstrait ( les stades de Piaget), l’intelligence avance de façon tout à fait biscornue ! Mais cette forme de développement doit bien correspondre à une logique neurale et cognitive dans le cerveau humain’ »363.

Mais quelle est cette logique ? A quoi cela tient-il ? Houdé explique : ‘« le cerveau de l’homme, outre ses mécanismes innés, ses capacités puissantes d’apprentissages, de raisonnement, d’abstraction, etc., est une sorte de jungle où les multiples compétences du bébé, de l’enfant et de l’adulte, sont à tout moment susceptibles de se télescoper, d’entrer en compétition (en même temps qu’elles se construisent) : d’où les erreurs, les biais et les décalages inattendus (exactement comme dans l’histoire des sciences et des savants !). Il en ressort la nécessité – pour être intelligent – d’un mécanisme de blocage tout aussi puissant : l’inhibition. « Je pense, donc j’inhibe » ! (et non pas seulement, comme le suggérait Piaget, « je pense, donc j’active et je coordonne’ »)364.

Et selon Rosnay : « ‘les comportements des systèmes complexes, dans le temps, ne sont ni linéaires ni extrapolables. Ils présentent parfois des accélérations brutales, des périodes de stabilisation, ainsi que des périodes d’inhibition où les systèmes s’annulent les uns les autres à partir de la complexité de leurs échanges et de leurs interactions . ’

‘« L’évolution d’un système dans le temps n’est pas une succession de transitions entre des éléments statiques mais des atteintes de niveaux successifs de complexité ou au contraire de désorganisation’ »365. Et selon Fischer, ‘« toutes les capacités d’une personne ne sont jamais au même niveau de développement. La genèse des capacités doit être suscitée par l’environnement. Seules les capacités dont le fonctionnement est stimulé par l’environnement se développeront au plus haut point chez un individu. Par conséquent, l’hétérogénéité des états de développement est la règle et non l’exception’ »366.

A notre humble avis, ces remarques sont judicieuses et pertinentes. Elles nourrissent notre réflexion et ouvrent nos horizons. Le développement intellectuel n’est pas que linaire et cumulatif. Il est jalonné de régressions, de stagnations, d’accélérations brutales, d’inhibitions, etc. Il dépend des échanges et de l’environnement social. Mais ces remarques et critiques que nous prenons en compte pour notre travail ne contredisent pas la thèse fondamentale du constructivisme progressiste de Piaget. En déplaçant l’attention des structures vers les vecteurs de développement, les critiques mettent en exergue certains éléments présents dans les écrits de Piaget.

C’est bien vrai, dans certains écrits comme La naissance de l’intelligence chez l’enfant, La construction du réel chez l’enfant, Psychologie de l’intelligence, etc., Piaget étudie les mécanismes d’accroissement de la connaissance en faisant abstraction de l’environnement socio-affectif des enfants. Ceux qui se limiteraient à ces écrits pourraient voir occulté le milieu ou l’environnement social et communicatif de l’enfant dans toute l’oeuvre de Piaget. Mais Piaget a écrit d’autres livres dans lesquels cette variable environnementale est prise en compte. Il met l’accent sur la collaboration, la coopération et la réciprocité dans la construction de la connaissance. Nous citerons à titre d’illustration, Psychologie et pédagogie, Où va l’éducation ?, Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, etc.

C’est bien Piaget qui a indiqué que le développement de la connaissance correspond à une décentration (distanciation progressive par rapport à sa perspective propre), à une mobilité croissante ainsi qu’à un élargissement et une complexification grandissante des échanges avec le milieu. Et Piaget lui-même parle dans son livre, Equilibration des structures cognitives, de refonte complète et substitue au terme d’équilibre celui d’équilibration pour caractériser ainsi un processus. Cette nouvelle formulation s’apparente à une ouverture du modèle. La notion d’équilibration majorante permet de mieux intégrer le caractère constamment inachevé de la connaissance et de dépasser l’idée que le stade des opérations formelles constitue un aboutissement du développement.

Notre but n’est pas de recenser toutes les critiques contre Piaget, encore moins de justifier ce dernier, mais de mettre le doigt sur certains mécanismes qu’il a découverts et qui permettent l’accroissement de l’intelligence et des connaissances.

Notes
362.

CRAHAY (M.), Psychologie de l’éducation, Paris, PUF, 1999, p. 198.

363.

In MICHAUD (Y), (Sous la direction de), Qu’est-ce que la vie ?, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 312.

364.

In MICHAUD (Y), (Sous la direction de), Qu’est-ce que la vie ?, p. 312.

365.

MORIN (E.), Relier les connaissances. Le défi du XXI e siècle, p. 399.

366.

In CRAHAY (M.), Psychologie de l’éducation, p. 198.