2 - L’intelligence procède de l’action réelle dans son milieu

Pour Piaget, l’intelligence n’est qu’un terme générique qui désigne les formes supérieures d’organisation ou d’équilibre des structurations cognitives. Elle est l’adaptation mentale la plus poussée, donc l’instrument nécessaire pour les échanges entre le sujet et l’univers, lorsque leurs circuits dépassent les contacts immédiats et momentanés pour atteindre les relations étendues et stables. L’intelligence implique nécessairement la réversibilité ; « ‘l’intelligence, note-t-il, constitue l’état d’équilibre vers lequel tendent toutes les adaptations successives d’ordre sensori-moteur et cognitif, ainsi que tous les échanges assimilateurs et accommodateurs entre l’organisme et le milieu’ »376.

Le développement de l’intelligence et des connaissances tient essentiellement aux activités du sujet dans son environnement. De l’action sensori-motrice aux opérations les mieux intériorisées, le ressort est constamment une opérativité irréductible et spontanée du sujet. Cette opérativité n’est ni préformée une fois pour toutes, ni explicable par les seuls rapports extérieurs de l’expérience ou de la transmission sociale. Elle est le produit de constructions successives dont le facteur principal est une équilibration par autorégulation. Piaget écrit : ‘« le développement des opérations intellectuelles procède de l’action effective au sens le plus complet (c’est-à-dire intérêts compris, ce qui ne signifie en rien que ceux-ci soient exclusivement utilitaires), car la logique est avant tout l’expression de la coordination générale des actions ’»377.

L’origine des opérations intellectuelles se trouve dans les actions et les expériences du sujet dans son milieu. C’est des activités sensori-motrices, préopératoires et des opérations concrètes que procèdent les opérations formelles qui seules permettent de distinguer le vrai du faux. Les opérations ne sont en leur source ni sociales ni individuelles au sens exclusif de ces termes, mais elles expriment les coordinations les plus générales des actions, celles-ci peuvent bien être exécutées en commun ou au cours d’adaptations individualisées378.

Les sujets jeunes cherchent d’abord à réussir leurs actions, c’est ensuite seulement qu’ils essaient d’à articuler leurs actions pour réussir et les actions pour comprendre. Ils vont examiner les actions mises en oeuvre pour atteindre un but particulier et leurs résultats effectifs. Ils s’adonnent à une répétition alternée des actions adéquates et inadéquates par souci de vérification expérimentale. La conceptualisation est subordonnée aux besoins de l’action et non l’inverse.

Pour ce qui est des réussites élémentaires, il y a toujours un retard de la conceptualisation sur l’action, ce qui montre l’autonomie de cette dernière. La prise de conscience part en chaque cas des résultats extérieurs de l’action pour ne s’engager que par la suite dans l’analyse des moyens employés et enfin dans la direction des coordinations générales (réciprocité, transitivité, implication, inclusion...), c’est-à-dire des mécanismes centraux, mais d’abord inconscients, de l’action379. L’action joue un rôle considérable et même nécessaire dans la formation des connaissances ultérieures. D’abord irréversible, peu à peu l’action deviendra opération. Le pouvoir opératoire acquis par le sujet se prolongera indéfiniment par la construction de nouvelles opérations sur les précédentes et ainsi de suite.

Les connaissances dérivent de l’action dans le sens de l’assimilation du réel aux coordinations nécessaires et générales de l’action. ‘« Connaître un objet, note Piaget, c’est agir sur lui et le transformer, pour saisir les mécanismes de cette transformation en liaison avec les actions transformatrices elles-mêmes. Connaître c’est donc assimiler le réel à des structures de transformations, et ce sont les structures qu’élabore l’intelligence en tant que prolongement de l’action’ »380.

Au sein de toute démarche cognitive, le sujet ne parvient à une connaissance claire de ses propres actions qu’à travers leurs résultats sur les objets, et de plus, il ne réussit à comprendre ces derniers que par le moyen d’inférences liées aux coordinations de ces mêmes actions381. La prise de conscience d’une action matérielle consiste en son intériorisation sous forme de représentations. Celles-ci ne s’identifient pas à des simples images mentales copiant les démarches motrices, mais comportent une conceptualisation due à la nécessité de reconstruire, sur le palier de la conscience, ce qui n’était atteint jusqu’alors que par voie motrice ou pratique.

Les connaissances ne se développent pas en copiant par les images mentales le réel, mais en le transformant en actions ou en pensée. Les images sont des supports symboliques, les auxiliaires sur lesquels ou avec lesquels la pensée va travailler pour s’organiser. Les images sont des instruments de connaissance et dépendent des fonctions cognitives. Piaget distingue l’aspect figuratif et l’aspect opératif des fonctions cognitives. ‘« L’aspect dont relève l’image mentale est ce que nous appellerons l’aspect figuratif. Il caractérise les formes de cognitions qui, du point de vue du sujet, apparaissent comme des ‘copies’ du réel quoique, du point de vue du objectif, elles ne fournissent des objets ou des événements qu’une correspondance approximative. Mais cette correspondance s’attache effectivement aux aspects figuraux de la réalité, c’est-à-dire aux configurations comme telles. (...). L’autre aspect des fonctions cognitives, qui ne concerne pas directement les images, mais auquel nous serons parfois obligés de nous référer, est l’aspect opératif, qui caractérise les formes de connaissance consistant à modifier l’objet ou l’événement à connaître, de manière à atteindre les transformations comme telles et leurs résultats, et non plus seulement les configurations statiques correspondant aux ‘états’ reliés par ces transformations ’»382.

Pour Piaget, la structuration et la conservation sont liés au schématisme des actions et des opérations. Les enfants qui construisent des assemblages de cubes eux-mêmes en gardent des images plus fortes que celles de ceux qui ont tout simplement regardé ces assemblages ou celles de ceux qui ont assisté à la construction de ses assemblages par l’adulte. La connaissance ne consiste pas à se donner une copie figurative de la réalité, mais en processus opératifs qui transforment le réel en actions ou en pensée, pour saisir le mécanisme de ces transformations et assimiler les événements et des objets à des systèmes d’opérations ou structures de transformations.

L’expérience portant sur les objets peut être de deux formes : logico-mathématique et physique. La première consiste à tirer les connaissances, non de ces objets mêmes, mais des actions qui les modifient. Nous avons parlé plus haut des abstractions réfléchissantes qui sont nécessairement constructives en ce sens qu’elles reconstruisent en élargissant et en enrichissant la structure élémentaire donnée dans l’action. Et l’expérience physique où la connaissance est abstraite des objets, consiste, non point à tirer de ces objets simplement une copie figurative, mais à agir sur eux pour les transformer, dissocier et faire varier les différents facteurs383. Dans tous les cas, les connaissances ne proviennent pas de simples copies du réel, mais des actions et opérations.

L’action constitue une connaissance (un savoir-faire) autonome, dont la conceptualisation ne s’effectue que par des prises de conscience ultérieures ; celles-ci procèdent selon une loi de succession conduisant de la périphérie au centre, c’est-à-dire partant des zones d’accommodation à l’objet pour aboutir aux coordinations internes des actions. Et à partir d’un certain niveau, il y a influence en retour de la conceptualisation sur l’action qui renforce les capacités d’anticipation ; l’action est modifiée par une utilisation rapide et systématique des médiateurs (comme la transitivité, réciprocité, équivalence...) ; cela ne tombe pas du ciel, mais engendré par les actions elles-mêmes avant de devenir un instrument opératoire généralisé.

Piaget souligne : ‘« L’action concrète, d’où procède l’intelligence, est essentiellement irréversible parce qu’orientée à sens unique en fonction des buts à atteindre, des habitudes motrices (impossibles à inverser sans plus) et des mécanismes perceptifs ; les opérations, au contraire, sont des actions intériorisées (par ex., réunir, dissocier, ordonner etc.) devenues réversibles par le fait de leurs compositions possibles. ’

‘011« Tout développement de l’intelligence consiste ainsi en une coordination progressive des actions : d’abord matérielles et peu coordonnées, celles-ci s’intériorisent en se coordonnant ; et une telle coordination se traduit par une réversibilité croissante, jusqu’à l’état d’équilibre reconnaissable à cette réversibilité entière des opérations logiques et mathématiques dont chacune comporte la possibilité d’une opération inverse’ »384.

Les actions procèdent au début par tâtonnement de proche en proche, sans aucun plan d’ensemble, et deviendront de plus en plus anticipatives. Voilà qui permet la réussite de combinaisons toujours plus complexes et qui fait dire à Piaget : ‘« réussir c’est comprendre en action une situation donnée à un degré suffisant pour atteindre les buts proposés, et comprendre c’est réussir à dominer en pensée les mêmes situations jusqu’à pouvoir résoudre les problèmes qu’elles posent quant au pourquoi et au comment des liaisons constatées et par ailleurs utilisées dans l’action’ »385.

Notes
376.

PIAGET (J.), La psychologie de l’intelligence, Paris, Armand Colin, 1967, p. 17.

377.

PIAGET (J.), Psychologie et pédagogie, p. 99.

378.

PIAGET (J.) et INHELDER (B.), « Les opérations intellectuelles et leur développement », in FRAISSE (P.) & PIAGET (J.), (Sous la direction de), Traité de psychologie expérimentale. VII. L’intelligence, Paris, PUF, 1963, p. 164.

379.

PIAGET (J.), Réussir et comprendre, Paris, P.U.F., 1974, p. 232.

380.

PIAGET (J.), Psychologie et pédagogie, p. 45.

381.

PIAGET (J.), L’équilibration des structures cognitives, p. 59.

382.

In FRAISSE (P.) & PIAGET (J.), Traité de Psychologie expérimentale. VII. L’intelligence, p. 73.

383.

PIAGET (J.), Psychologie et pédagogie, pp. 100-101.

384.

PIAGET (J.), Le jugement et la raisonnement chez l’enfant, p. 8.

385.

PIAGET (J.), Réussir et comprendre, p. 237.