3 - Du développement intellectuel grâce à l’environnement humain

Selon Piaget, au début de la croissance, l’esprit humain est égocentrique. Cela explique son réalisme, son inconscience, son irréversibilité du début. Pour son développement intellectuel, l’être humain doit sortir de lui-même et établir de relations de collaboration et de coopération avec les autres hommes. La coopération libère chacun de son égocentrisme spontané au profit de la réciprocité des points de vue, facteur de la prise de conscience et de la réversibilité. A la faveur de la décentration impliquant la coopération, l’esprit humain passe du réalisme au relativisme, de l’irréversibilité à la réversibilité, de l’inconscience à la prise de conscience et à la vérification.

L’égocentrisme, selon Piaget, est la tendance qu’a l’être humain à se croire au centre du monde, à considérer son point de vue comme étant absolu, sa perspective sur les choses comme la seule possible, à admettre que chacun pense comme lui ou devrait penser comme lui. Ce qui n’est pas évident. C’est pourquoi Piaget préconise la méthode de coopération. La coopération est une forme d’échanges interindividuels propices à la décentration intellectuelle. Elle est la mise en commun des opérations de chacun. « ‘Dans sa forme idéale, écrit Crahay qui analyse Piaget, la coopération requiert l’ajustement réciproque des actions des partenaires, une mise en relation de leurs perspectives propres, l’adoption de règles communes, et un contrôle mutuel, principe qui présuppose l’autonomie des personnes en présence »’ 386. Piaget note : ‘» Du point de vue intellectuel, c’est la coopération qui est le plus apte à favoriser l’échange réel de la pensée et la discussion, c’est-à-dire toutes les conduites susceptibles d’éduquer l’esprit critique, l’objectivité et la réflexion discursive’ »387.

Cela ne veut pas dire qu’on doit se débarrasser de ses points de vue personnels. Chacun doit garder sa perspective particulière, car c’est l’attache qu’il a avec le réel. La chose à faire est de comprendre que le point de vue propre n’est pas le seul possible. Il importe que chacun situe son univers individuel parmi les autres univers possibles, se préoccupe de la mise en relation, recherche à coordonner les points de vue, à se placer au point de vue d’autrui388. La coopération préconisée par Piaget vise ‘« l’accord des esprits, tel qu’il se réalise en science pure, ou à la suite d’une discussion morale, sociale, technique, etc., c’est l’acceptation d’une certaine vérité, expérimentale ou simplement logique, mais après discussion et confrontation des points de vue divers : il suppose ainsi et la prise de conscience des divergences personnelles, et la coordination de ces perspectives en un invariant ou en un covariant susceptibles de les vérifier’ »389.

Débutant par les actions en sens unique, par la recherche non de la vérité, mais la satisfaction personnelle, la connaissance est centrée sur l’activité propre, ce qui entraîne cet égocentrisme et l’irréversibilité qui s’ensuit. Dans la mesure où les actions se coordonnent et s’intériorisent en opérations, les groupements opératoires décentrent l’action propre en l’insérant dans les systèmes de transformations réversibles.

La pensée de l’enfant est égocentrique, cela signifie que l’enfant pense surtout pour lui-même sans chercher à se placer au point de vue de l’autre. Faute de socialiser sa pensée, l’enfant n’a ni le souci de convaincre, ni le besoin de faire la preuve. Son raisonnement est moins déductif et moins rigoureux que celui de l’adulte. Alors que le raisonnement logique est toujours une démonstration, l’enfant se satisfait de juxtapositions (défaut de liaisons) et de syncrétisme (tendance spontanée de l’enfant à percevoir des visions globales au lieu de discerner les détails). Cela est perceptible dans ses dessins, son discours. Il ignore ou emploie mal des conjonctions de connexion causale et logique, et des conjonctions de discordance.

Voilà pourquoi Piaget soutient que le besoin de contrôle est postérieur chronologiquement à la faculté d’inventer des explications390. Les enfants parce qu’égocentriques croient toujours immédiatement être d’accord avec tout le monde et croient même que l’interlocuteur sait toujours ce qu’ils pensent eux-mêmes et pourquoi ils le pensent. Ils croient toujours être compris entièrement391. C’est la pratique de la discussion et la collaboration, donc les facteurs sociaux qui obligent la pensée à la cohérence.

Le réalisme de l’enfant est l’incapacité à manier le jugement de relation, à comprendre la relativité des notions. L’enfant raisonne toujours de son point de vue propre sans parvenir à se placer à celui des autres, de ses frères et soeurs. Il ignore la réciprocité de relation. Le test de trois frères de Binet et Simon et celui de Burt concernant les couleurs des cheveux de Suzanne, Lili et Edith en sont des preuves éloquentes. L’enfant accepte qu’il a un frère, et il ne voit pas qu’il est le frère de son frère. Il ne sait pas comparer dans l’abstrait un individu intermédiaire aux deux individus extrêmes d’une série de trois. Et Piaget d’écrire : « ‘Tant qu’on raisonne du point de vue égocentrique, il est des relations qu’on ne peut pas comprendre, il est des opérations intellectuelles que l’on ne parvient pas à accomplir. Dans la mesure où l’on se débarrasse de l’égocentrisme, on arrive à élaborer certains instruments spirituels nouveaux. Le plus important de ces instruments n’est autre que la logique des relations ’»392.

L’enfant a également des difficultés à prendre conscience de sa pensée, à raisonner sur n’importe quelle assomption proposée par autrui. Le test de Binet et Simon de vendredi l’a démontré. Il s’agit de raisonner à partir de cette phrase : ‘« Quelqu’un disait : Si je me tue un jour de désespoir, ce ne sera pas un vendredi que je choisirai, car le vendredi est un mauvais jour qui me porterait malheur’ »393. L’enfant est incapable d’accepter les prémisses telles qu’elles se présentent et de raisonner à partir de ces prémisses d’une façon simplement déductive.

La pensée de l’enfant passe d’un état d’immédiatisme égocentrique, au cours duquel la conscience connaît uniquement les objets singuliers, pensés radicalement et ne supportant aucune relation les uns avec les autres, à un état de relativisme objectif, dans lequel la pensée dégage des objets en question de diverses relations pouvant permettre la généralisation des propositions et la mise en réciprocité de différents points de vue394. La réciprocité constitue un caractère essentiel de la réversibilité.

Pour Piaget, jamais sans heurt avec la pensée des autres et l’effort de réflexion que ce heurt entraîne, la pensée propre n’en serait venue à prendre conscience d’elle-même. La pensée inconsciente de l’enfant se confond avec l’action. Elle manque de nécessité logique et d’implications réelles. Elle consiste seulement en des opérations manuelles mentalement imaginées et se succédant comme les péripéties de l’action, sans concessions nécessaires. Elle est irréversible. L’esprit ne prend conscience de lui-même, n’existe psychologiquement parlant, qu’à l’occasion d’un contact avec les choses et avec les autres esprits395.

Les deux fonctions essentielles de l’intelligence, celle d’inventer des solutions et celle de les vérifier ne s’entraînent pas nécessairement l’une l’autre. La première participe de l’imagination, et la seconde est proprement logique. La fonction logique, c’est la démonstration, la recherche de la vérité. Ce besoin de vérifier ne naît pas spontanément chez l’être humain. Il naît tard parce que la pensée se met au service de la satisfaction immédiate au début avant de se contraindre à la recherche du vrai. En dessous de 7-8 ans l’individu a une assurance extrême en toutes choses. Si par exemple on montre à un sujet de 4-5 ans deux boîtes, sans les avoir soupesées lui-même, il montrera l’une comme la plus lourde. Jusqu’à 7-8 ans les questions posées par l’enfant sont des questions oratoires, il tient lui-même la réponse et la donne spontanément sans attendre celle d’autrui396. Le besoin de vérification naît du besoin social de partager la pensée des autres, de communiquer la sienne et de convaincre. C’est donc la discussion, les échanges qui incitent à la vérification.

L’enfant se sent inférieur en tout par rapport à l’adulte et en même temps il a l’illusion d’être entièrement compris par lui. Dès lors il ne cherche pas à préciser sa pensée quand il parle par exemple à ses parents ; inversement il retiendra ce qui lui plaît des propos de l’adulte faute de pénétrer le monde adulte. L’enfant éprouve le besoin de socialiser sa pensée quand il a des amis de son âge avec lesquels il joue sans gêne et retenue. La discussion n’arrive que vers 7-8 ans. A cet âge, il y a échange des points de vue avec effort pour motiver le sien et comprendre celui des interlocuteurs.

C’est dans la mesure où on s’adapte aux autres qu’on prend conscience de soi-même, de ses opérations, qu’on peut conceptualiser ses actions et les faire passer au plan verbal. C’est dans la mesure où l’on découvre qu’on n’est pas spontanément compris des autres que l’on fait des efforts pour mouler son langage aux accidents que créent ces inadaptations et qu’on devient apte à l’analyse simultanée des autres et de soi-même397. Piaget est catégorique : « ‘Il ne saurait se constituer, en effet, d’activité intellectuelle véritable, sous forme d’actions expérimentales de recherches spontanées, sans une libre collaboration des individus, c’est-à-dire en l’espèce des élèves eux-mêmes entre eux et non pas seulement du maître et de l’élève. L’activité de l’intelligence suppose non seulement de continuelles stimulations réciproques, mais encore et surtout le contrôle mutuel et l’exercice de l’esprit critique, qui seuls conduisent l’individu à l’objectivité et au besoin de démonstration’ »398.

Pour tout dire, l’égocentrisme, la non relativité, l’inconscience de la pensée, l’irréversibilité du début cèdent la place à la réciprocité, à la relativité, à la prise de conscience, à la vérification et à la réversibilité grâce à la discussion, la collaboration, la coopération, l’environnement social et humain. Piaget souligne : ‘« dans la mesure où l’on est égocentrique, on ne pense pas correctement du point de vue logique. Voilà le fait fondamental. Au contraire, dans la mesure où l’on sort de soi-même et où l’on établit des relations normales et communes avec les autres hommes, alors seulement on commence à penser rationnellement ’»399.011

Notes
386.

CRAHAY (M.), Psychologie de l’éducation, 194.

387.

PIAGET (J.), Psychologie et pédagogie, p. 244.

388.

PIAGET (J.), De la Pédagogie, p. 112.

389.

in XYPAS (C.), (Sous la direction de), Education et valeurs. Approches plurielles, Paris, Anthropos, 1997, p. 158.

390.

PIAGET (J.), Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, p. 15.

391.

PIAGET (J.), Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, p. 31.

392.

PIAGET (J.), De la pédagogie, p. 113.

393.

PIAGET (J.), Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, p. 57.

394.

PIAGET (J.), Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, p. 110.

395.

PIAGET (J.), Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, p. 162.

396.

PIAGET (J.), Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, p. 163.

397.

PIAGET (J.), Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, p. 169.

398.

PIAGET (J.), Où va l’éducation, p. 90.

399.

PIAGET (J.), De la pédagogie, p. 115.