C Pour une pédagogie constructiviste de la connaissance

En guise de conclusion à ce chapitre, nous donnons quelques propositions de Piaget pour la pédagogie de la connaissance. Selon le psychologue suisse, dans l’école traditionnelle, on donne un nombre considérable de connaissances. L’on exerce la pensée verbale, on cherche l’adaptation de l’enfant, non à la réalité elle-même, mais aux expressions et aux mots entendus dans la bouche des adultes ou d’autres enfants, et sous lesquels le sujet cherche à imaginer une réalité. L’essentiel est d’exercer au moins l’intelligence, de retenir par coeur les choses. L’important est d’avoir connu les choses même si par la suite on en perd le souvenir. En fait, on ne fait que meubler son esprit sans vraiment développer son intelligence et ses connaissances d’autant que les connaissances se construisent dans les interactions du sujet avec les objets et les humains. Les méthodes verbales, une suite de conférences prononcées comme devant l’adulte remplacent l’activité effective de l’élève. Ainsi l’on traite l’intelligence en formation sur le modèle de la logique achevée. L’on ignore superbement les différentes étapes, les différents stades du développement mental de l’enfant.

Piaget soutient que les parties les plus récentes du cerveau humain ne sont prêtes à fonctionner que vers la fin de l’enfance. Les opérations logiques ne se constituent et n’acquièrent leurs structures d’ensemble qu’en fonction des exercices non pas seulement verbaux mais surtout et essentiellement liés aux actions sur les objets et aux expérimentations. C’est l’activité réelle qui est le nerf de l’apprentissage. La pédagogie ne doit pas cultiver sans précaution indispensable l’intelligence verbale chez l’enfant parce qu’elle est en partie détachée du réel. L’enfant se contenterait des mots au lieu de penser objectivement le réel tel qu’il est. La structure ne peut exister en dehors du contenu ou d’une situation. On ne peut pas dissocier l’acquisition des connaissances et la mobilisation de démarches de pensée en situation de problèmes400. L’école ne doit pas se contenter de la stimulation des processus et des connaissances, indépendamment des contenus et des situations à structurer.

Dans son épistémologie, Piaget a indiqué que les moteurs essentiels du développement cognitif étaient les déséquilibres externes et internes ainsi que les rééquilibrations que ces déséquilibres entraînent. Piaget préconise que l’école organise l’environnement et les apprentissages de sorte que l’apprenant construise ses connaissances. Que le maître incite l’apprenant à affronter les perturbations plutôt qu’à les éviter par des stratégies de suppression, qu’il l’encourage à chercher toujours plus loin, c’est-à-dire à procéder par assimilation reproductrice et généralisatrice, en introduisant des sources de perturbations sans toutefois opposer des obstacles insurmontables, en suggérant même des voies de rééquilibration pour stimuler la construction des connaissances. Celle-ci s’impose à l’occasion de problèmes, de conflits, de lacunes, de déséquilibres que l’enseignant provoquera, puis aidera les apprenants à réagir en rétablissant l’équilibre. La tâche du maître est d’organiser l’environnement, de mettre en place un contexte interactif, où l’erreur est acceptée, où les apprenants sont incités à résoudre des problèmes en prenant en compte les facteurs de déséquilibre et en cherchant à les dépasser.

Selon Piaget, la pensée étant avant tout opération ou action intériorisée, il convient que l’action éducative commence par la démarcation d’un contenu, que l’apprenant soit confronté aux choses et fasse des actions, en prenne conscience, les coordonne et les intériorise, pour qu’il construise ses connaissances. La structuration et la conservation des souvenirs étant liées au schématisme des actions et des opérations qui consistent à transformer les situations et les objets, c’est-à-dire à agir sur le monde, (plus haut nous parlions des aspects figuratif et opératif des fonctions cognitives), l’apprenant doit faire ses expériences. La démonstration par l’adulte sous les yeux de l’enfant ne donne rien de mieux que la simple perception. En faisant des expériences devant l’enfant, au lieu de les lui faire faire lui-même, on perd toute la valeur informatrice et formatrice que présente l’action propre401. Le pédagogue ne doit pas se satisfaire de procurer les images de configurations statiques.

Pour Piaget, une opération, étant une action proprement dite, mais intériorisée et coordonnée à d’autres actions de même type selon les structures précises de compositions, ne peut être l’apanage de l’individu seul. Elle suppose nécessairement la collaboration et l’échange entre individus, et entre individu et milieu402. Ainsi le psychologue suisse recommande, pour la formation des instruments de la raison, une ambiance collective de recherche active et expérimentale, ainsi que la discussion en commun.

L’école traditionnelle ne connaît qu’une sorte de relation, c’est le rapport de l’enfant au maître, c’est-à-dire de l’inférieur qui obéit passivement au supérieur censé incarner la vérité. Selon Piaget, l’école pour développer l’intelligence, doit accorder une place de choix à la collaboration et aux relations horizontales. L’activité intellectuelle suppose le contrôle mutuel et l’exercice de l’esprit critique, qui seuls conduisent l’individu à l’objectivité et au besoin de démonstration. « ‘Les opérations de la logique, écrit Piaget, sont, en fait, toujours des coopérations et impliquent un ensemble de rapports de réciprocité intellectuelle et de coopération à la fois morale et rationnelle ’»403.

Pour la pédagogie de la connaissance, Piaget préconise le respect mutuel et refuse le respect unilatéral. Le respect unilatéral implique une inégalité entre celui qui respecte et celui qui est respecté, c’est le respect de l’enfant pour l’adulte, du petit pour le grand, du cadet pour l’aîné. Et le respect mutuel est celui qui existe entre les individus qui se considèrent comme égaux en droit et se respectent mutuellement. Le respect mutuel est en quelque sorte la forme d’équilibre vers laquelle tend le respect unilatéral. Piaget reconnaît bien que le respect mutuel ou la coopération ne sont jamais réalisés complètement, ce sont des formes d’équilibre limitées et idéales.

Le respect unilatéral exerce une contrainte de l’adulte sur la pensée de l’enfant, impose les connaissances. Ce qui sort de la bouche de l’adulte est immédiatement considéré comme vrai. Cette vérité d’autorité non seulement se passe de vérification rationnelle, mais encore retarde l’acquisition de l’opération qui suppose l’effort personnel et le contrôle mutuel des chercheurs. Par contre le respect mutuel, l’action des individus les uns sur les autres lorsque l’égalité de fait ou de droit supplante l’autorité, conduisent à une critique mutuelle et à une objectivité progressive, et partant accélèrent l’évolution de l’intelligence et des connaissances. Le respect mutuel propose une méthode, méthode de contrôle réciproque et de vérification, de discussion, de justification 404 .

Pour la formation de l’intelligence, Piaget demande que l’on décentre l’individu, qu’on le fasse abandonner ses attitudes subjectives et égocentriques spontanées pour l’amener à la réciprocité et à l’objectivité. Il importe que l’apprenant sache coordonner les points de vue et mette en relation les perspectives d’observateurs distinct. Cela pourra lui permettre de prendre conscience de sa pensée, de relativiser les choses et de rechercher la réversibilité de notions, facteurs essentiels à la construction de la connaissance.

Piaget est catégorique. « ‘Le but de l’éducation intellectuelle n’est pas de savoir répéter ou conserver des vérités toutes faites, car une vérité qu’on reproduit n’est qu’une demi-vérité : c’est d’apprendre à conquérir par soi-même le vrai, au risque d’y mettre le temps et de passer par tous les détours que suppose une activité réelle’ »405. Ce n’est pas en accumulant les connaissances, qu’on fait évoluer les sciences, mais en construisant un outil intellectuel de coordination permettant de mettre en relation les faits les uns avec les autres. ‘« Il me semble, soutient Piaget, que la tâche première de l’éducateur, (...), c’est d’adapter l’enfant, c’est de façonner dans l’esprit de l’enfant un instrument spirituel -je ne dis pas une habitude nouvelle, ni même une croyance nouvelle, mais une méthode ou un outil nouveaux qui lui permettent de comprendre et de se conduire ’»406. Il ne faut pas donner aux élèves des solutions toutes faites, mais une méthode pour qu’ils puissent s’en construire eux-mêmes. Les vérités qui comptent sont celles que l’on découvre librement par soi-même et non celles qu’on reçoit du dehors.

L’apprentissage, selon Piaget qui s’appuie un peu sur les travaux de Dewey, doit être significatif et assimilable par l’élève. Ce dernier doit trouver l’intérêt de ce qu’il apprend. L’école doit faire appel à l’activité réelle fondée sur le besoin et l’intérêt. L’intérêt, pour le savant suisse, est l’aspect dynamique de l’assimilation. L’intérêt véritable apparaît lorsque le sujet s’identifie avec une idée ou un objet, lorsqu’il se trouve en eux un moyen d’expression et qu’ils deviennent une nourriture indispensable à son activité. L’intellect ne fonctionne et ne donne occasion à un effort du sujet que si ce dernier assimile son objet. Cela ne vaut pas plus pour l’adulte que pour l’enfant. Tout travail d’intelligence repose sur l’intérêt407. Toute conduite comporte simultanément des aspects cognitifs et affectifs.

A la suite de Claparède, Piaget affirme que la pédagogie traditionnelle pensait que l’enfant avait les mêmes structures mentales que l’adulte, mais fonctionnait différemment. Elle imaginait que l’enfant, comme l’adulte, pouvait saisir et comprendre tout ce qui est logiquement évident, mais le considérait comme fonctionnellement différent de l’adulte. Tandis que l’adulte a besoin d’une raison pour agir, l’école traditionnelle considérait l’enfant comme capable d’oeuvrer sans motif, d’acquérir sur commande les connaissances les plus disparates, de faire n’importe quel travail mais simplement parce que commandé par l’école, sans que ce travail réponde à aucun besoin émanant de lui-même et de sa vie d’enfant. Piaget, fort de ses recherches en psychologie, s’inscrit en faux contre ces conceptions. Pour lui, les structures intellectuelles et morales de l’enfant ne sont pas comme celles de l’adulte. Mais sous le rapport fonctionnel, l’enfant est identique à l’adulte. Comme ce dernier, il est un être actif dont l’action est régie par la loi de l’intérêt ou du besoin. L’enfant agit comme l’adulte par intérêt, mais avec une mentalité dont la structure varie selon les stades du développement408. Voilà pourquoi Piaget plaide pour des apprentissages signifiants.

Pour Piaget, l’environnement de l’apprenant, son activité, ses actions, son intérêt, comme nous l’avons déjà indiqué, doivent servir de tremplin pour tout apprentissage. Qu’il nous soit permis de donner l’exemple de mathématiques.

Au dire de Piaget, on considère souvent la compréhension des mathématiques élémentaires comme le signe d’une aptitude spéciale, alors que les mathématiques ne sont rien moins qu’une logique prolongeant de la façon la plus naturelle la logique courante et constituant la logique de toutes les formes un peu plus évoluées de la pensée scientifique. Les gens croient que pour enseigner les mathématiques il n’est que de les connaître, même sans avoir à se soucier de la manière dont les notions se construisent effectivement dans la pensée de l’enfant.

Piaget fait quelques constatations. Lorsque les problèmes sont posés sans que l’enfant ne s’aperçoive qu’il est question de mathématiques au cours d’expériences concrètes faisant intervenir des questions de proportions, de règles, de signes sous forme d’opérations inverses successives, de vitesses, ils sont résolus par les élèves en fonction de leur intelligence générale. Si l’on pose les problèmes de vitesses aux enfants de 10 à 12 ans, sans données numériques, libérés du souci de calculer, ils se plairont à construire activement tous les rapports logiques en jeu et aboutiront à l’élaboration des mécanismes opératoires simples et précis, souvent subtils. Si ces mécanismes sont montés dans l’esprit de l’apprenant, il devient possible d’introduire des données numériques. La dissociation des questions de logique et les considérations numériques ou métriques permet aux enfants de se construire un raisonnement correct, le socle sur lequel ils bâtiront les mathématiques.

Si les enfants demeurent passifs à l’école c’est parce que les problèmes sont posés dans l’abstrait (c’est-à-dire sans lien avec la réalité qu’ils vivent, ni leur besoin actuel). Même les élèves réputés inférieurs en mathématiques présentent une autre attitude lorsque le problème émane d’une situation concrète et se trouve rattaché à leurs intérêts ; « ‘tout élève normal, note Piaget, est capable d’un bon raisonnement mathématique si l’on fait appel à son activité et si l’on parvient ainsi à lever les inhibitions affectives qui lui donnent trop souvent un sentiment d’infériorité dans les leçons se rapportant à cette branche. Toute la différence est que, dans la plupart des leçons mathématiques, l’élève est invité à recevoir du dehors une discipline intellectuelle déjà entièrement organisée, qu’il comprend ou ne comprend pas, tandis que, dans un contexte d’activité autonome, il est appelé à découvrir par lui-même les rapports et les notions, et à les recréer ainsi jusqu’au moment où il sera heureux d’être guidé et informé’ »409.

Dans l’école traditionnelle on enseigne les mathématiques comme s’il s’agissait de vérités accessibles exclusivement au moyen d’un langage abstrait et symbolique ; ‘« or, les mathématiques sont d’abord et avant tout des actions exercées sur les choses, et les opérations elles-mêmes sont toujours des actions, mais bien coordonnées entre elles et simplement imaginées au lieu d’être exécutées matériellement’ »410. La pédagogie doit débuter non pas par le langage accompagné de dessins et d’actions fictives ou racontées, mais par des actions réelles et matérielles. C’est dès l’école maternelle que doit être préparé l’enseignement des mathématiques par une série de manipulations portant sur les ensembles logiques et numériques, les longueurs et les surfaces. Ces genres d’activités concrètes doivent être développées de façon systématique au cours de tout l’enseignement du premier degré pour se muer peu à peu au début du secondaire en expériences de physique et de mécanique élémentaire411.

Si même pour les mathématiques qu’on considère comme sciences purement abstraites, l’on ne doit pas faire abstraction de l’environnement, des actions concrètes, des intérêts de l’apprenant pour leur enseignement, à combien plus forte raison pour d’autres disciplines comme l’histoire, la géographie, les sciences naturelles, les langues, etc. C’est dire que l’enseignement ne doit pas se passer de l’environnement, des activités et des intérêts des apprenants.

Notes
400.

CRAHAY (M.), Psychologie de l’éducation, p. 208.

401.

PIAGET (J.), Psychologie et pédagogie, p. 55.

402.

PIAGET (J.), Où va l’éducation, Paris, Denoël/Gonthier, 1948 et 1972, p. 80.

403.

PIAGET (J.), Où va l’éducation, p. 90-91.

404.

PIAGET (J.), De la pédagogie, p. 126.

405.

PIAGET (J.), Où va l’éducation, p. 89.

406.

PIAGET (J.), De la pédagogie, p. 108.

407.

PIAGET (J.), Psychologie et pédagogie, pp. 215-216.

408.

PIAGET (J.), Psychologie et pédagogie, pp. 207-208.

409.

PIAGET (J.), Où va l’éducation, pp. 83-84.

410.

PIAGET (J.), Où va l’éducation, p. 87.

411.

PIAGET (J.), Où va l’éducation, p. 87.