A Un instrument ancestral intéressant à valoriser011

Aller aux choses

L’éducation traditionnelle confronte constamment l’enfant aux choses, à son environnement. Qu’on s’en souvienne, nous avons défini ce concept d’environnement dans l’introduction. Il est pris au sens large. Il signifie l’ensemble des éléments constitutifs du milieu d’un être vivant, à savoir naturels, physiques, biologiques, humains, socioculturels, politiques, économiques.

Au cours de l’éducation ancestrale du Kasaï, on tient à ce que l’enfant explore et connaisse son environnement, entre en relation avec lui. L’enfant regarde, entend, touche, sent les choses et les personnes de son entourage. A sa naissance déjà, il vit dans un univers chaud et apprend à connaître toute personne qui le manipule. Il découvre ses frères et soeurs, ses cousins et cousines, ses oncles et tantes, ses grands-parents. Et il sera plongé dans le milieu très élargi au sein duquel il apprendra toutes sortes de rapports qui le lient aux autres membres du clan, du village, etc.

Encore très jeune, l’enfant accompagne ses parents à la chasse, à la pêche, au marché, à la place des palabres, à la recherche des plantes médicamenteuses, de l’argile, des outils de travail, etc. L’enfant joue avec des insectes, des herbes, etc., et apprend à les observer, à les décrire, à les dessiner, à les sculpter et les nommer. Il est en contact avec un très grand nombre de bêtes, de poissons, d’oiseaux, de chenilles, de champignons. Il écoute et connaît les cris des animaux et des insectes, les bruits de la nature, etc. Erny souligne : ‘« L’extrême liberté qui lui est accordée lui permet de recueillir toutes sortes de renseignements sur le milieu ambiant’ »412. Il se confronte au réel, aux choses de son environnement.

On pourrait rapprocher cela du ‘choc des choses’ dont parle Pestalozzi. Pour Pestalozzi, toute formation, pour porter des fruits escomptés, doit avoir pour point de départ l’intuition sensible, l’Anschauung, le choc des choses. C’est la simple présence des objets extérieurs devant les sens et le simple éveil de la conscience aux impressions que ces objets produisent413. Avec l’intuition sensible, le choc des choses, la nature commence tout enseignement.

Pour Pestalozzi, l’Anschauung est le principe supérieur de l’enseignement, la base absolue de toute connaissance. « ‘J’ai établi, écrit-il, le principe le plus élevé de l’enseignement dans la reconnaissance de l’intuition sensible comme le fondement absolu de toute connaissance ’»414. Ainsi à chaque moment de son développement, il est hors de question d’arracher l’éducable des objets qui touchent de près ses sens. Dans chaque acte éducatif, l’expérience sensible est un ressort décisif d’apprentissage. Le contact répété avec le monde environnant éveille chez l’apprenant un intérêt à connaître. De plus, c’est dans la nature que l’homme puise les moyens de se dégager du donné naturel pour accéder à la maîtrise effective de son humanité.

D’où il importe que l’apprenant ne perde à aucun instant le rapport avec ce dont il tire, jusqu’à un certain point, sa substance autonome. L’enfant au cours de sa formation doit voir, toucher, manipuler, entendre, goûter, sentir les choses de son monde pour se construire. Si l’on veut qu’il acquière le savoir, l’enfant doit faire lui-même ses expériences. Sa force s’alimente dans son environnement, dans ce qui est accessible à ses expériences.

Pour Pestalozzi, à la faveur de l’Anschauung, les apprenants voient les choses par eux-mêmes et non à travers les mots. Ainsi ils acquièrent le sens de la réalité, connaissent leur milieu et peuvent l’utiliser ; ils conquièrent le pouvoir autonomisant. Le choc des choses, l’Anschauung, est un moyen pour activer l’enfant, mobiliser ses énergies, développer ses structures, ses capacités, ses stratégies, construire les bases sur lesquelles bâtir l’éducation.

C’est pour cela que les procédés employés par Pestalozzi pour développer les forces intellectuelles consistent à rassembler dans un cercle étroit et en séries régulières ce que la nature présente de façon dispersée et éloignée et dans des rapports confus. Ils rapprochent les objets de cinq sens selon des rapports qui facilitent le travail de la mémoire et aident les sens à saisir et se représenter les objets de ce monde en nombre chaque jour plus grand et de façon toujours plus précise. Par divers apprentissages, Pestalozzi met les apprenants au contact des choses pour qu’ils puissent mieux s’approprier le savoir et progresser facilement vers les études plus abstraites.

Chez Freinet également l’accent est mis sur le rapport à l’environnement dans l’apprentissage. Il organise des classes-promenades. Les enfants voient, touchent, manipulent, sentent, entendent les personnes et les choses de leur milieu, les explorent pour construire les connaissances.

Pour Piaget, il faut le monde extérieur pour construire la connaissance et développer l’intelligence. Tout besoin, d’après lui, tend en premier lieu à incorporer le monde extérieur (les choses et les personnes) à l’activité propre du sujet, c’est-à-dire à assimiler le monde extérieur aux structures innées ou déjà construites, et en deuxième lieu à réajuster ces structures (schèmes) en fonction des transformations subies, donc à les accommoder au monde extérieur. Toute la vie mentale tend à assimiler progressivement le milieu ambiant et, en assimilant les objets, l’action et la pensée sont obligées de s’accommoder à eux. A chaque moment du développement humain, l’esprit remplit la fonction d’incorporer l’univers à lui, et se trouve dans la nécessité de tenir compte des particularités propres aux éléments assimilés.011

En assimilant les choses de son milieu et en s’accommodant à elles, l’esprit évolue et se transforme. Il passe d’un état de moindre équilibre à un état d’équilibre supérieur. Le développement mental et la formation des connaissances ne procèdent ni de la seule expérience des objets, ni d’une programmation innée préformée dans le sujet, mais de constructions successives avec élaborations constantes des structures nouvelles.

Selon Aristote, la démarche première de l’intelligence pour épouser le réel et acquérir la connaissance et la science est l’observation, la sensation, l’expérience. A la faveur de l’intuition sensible, on est éveillé à la quiddité d’une chose, cette quiddité est universelle, et permet la définition de la chose en question. Les définitions qu’on découvre grâce à la sensation fondent la science, la démonstration.

Pour Kant, la connaissance a deux sources, à savoir la sensibilité et l’entendement. L’intuition et le concept sont les deux éléments de toute connaissance. Les concepts sans intuition, l’intuition sans concepts, ne peuvent fournir la connaissance. La connaissance est le résultat de l’union de la sensibilité et de l’entendement. La connaissance commence avec l’expérience, la sensation ou l’impression produite par un objet sur la sensibilité. C’est par elle et sur elle que s’exerce la faculté à connaître. Dans le temps, aucune connaissance ne précède l’expérience, avec elle toutes commencent, note Kant. Toute connaissance commence avec l’expérience, mais cela ne signifie nullement qu’elle dérive toute de l’expérience. Il faut le travail de l’entendement qui impose à l’expérience des concepts correspondants. A la faveur de ces concepts, l’entendement comprend quelque chose dans les éléments divers de l’intuition. Les humains connaissent le monde des phénomènes dans la mesure où leur esprit y opère une intervention organisatrice.

Ne pouvons-nous pas dire avec Jousse que c’est à la suite des observations, du retour aux choses, que la science s’est perfectionnée de siècle en siècle ? Il est d’une nécessité impérieuse pour l’homme d’entretenir le contact avec le réel pour acquérir la connaissance et faire progresser la science. L’homme a besoin d’être en face du réel pour qu’il l’informe, l’assiège, le contraigne. C’est cela que recherche l’homme de science. ‘« L’artiste, note-t-il, peut être un enfant prodige. Un calculateur peut être un enfant prodige. Il n’y a pas d’enfant prodige chez les Copernic et les Newton, ces grands manieurs de faits. C’est sur son lit de mort que Copernic reçoit, dans sa main défaillante, son livre de génie expérimental... »415.’

Il conviendrait que la pédagogie du Kasaï se mette sur ces traces de l’éducation ancestrale et de l’Education nouvelle. Que les apprenants du Kasaï soient initiés à regarder, entendre, toucher et sentir les choses de leur milieu.

Notes
412.

ERNY P.), L’enfant et son milieu en Afrique noire, p. 133.

413.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 177.

414.

PESTALOZZI (H.), Comment Gertrude instruit ses enfants, p. 171.

415.

JOUSSE (M.), La manducation de la parole, p. 243.