Les actions sur les choses

L’éducation ancestrale met l’accent sur la manipulation des objets, les actions de l’enfant sur les choses. L’enfant agit sur les choses, les transforme. On fait constamment appel à son activité réelle et spontanée. « ‘Il n’est pas un récepteur purement passif, note Erny, mais participe d’une manière éminemment active à l’éducation qu’on lui donne. Il apprend en faisant, voire en enseignant, car il est sans cesse investi lui-même d’un rôle d’éducateur à l’égard des plus jeunes »’ 416. C’est en allant pêcher et chasser qu’il apprend à pêcher et à chasser. C’est en fabriquant les houes, les machettes et les hameçons qu’il apprend à les fabriquer.

Au Kasaï, le passage aux tâches réelles n’est pas brusque. Les enfants apprennent à les exécuter progressivement et naturellement à mesure que se développent chez-eux capacités et intérêt. Leur participation, fût-elle ténue, ne relève en rien du faire-semblant. Dès qu’ils sont à même de remplir une fonction, une tâche, on leur demande de l’accomplir sans se poser des questions. Il n’est que de regarder comment se fait l’apprentissage d’une tâche pour se rendre compte que l’éducation traditionnelle met l’accent sur les actions des enfants et des adolescents. On laisse d’abord les enfants ou les adolescents regarder une tâche, ensuite on leur demande d’imiter, et enfin on leur donne de sobres explications. L’apprentissage des opérations se fait sans être davantage verbalisé. C’est l’apprentissage dans l’action et par l’action.

Nous pouvons rapprocher cette façon d’éduquer de ce que Pestalozzi, Freinet et Piaget ont construit. Pour la pédagogie de la connaissance, ces auteurs mettent l’accent sur l’activité de l’apprenant. Selon Pestalozzi, l’enfant doit agir pour pouvoir, la seule parole qui compte est elle-même action, ou incitation à se mettre en route. Il importe qu’il manipule les choses de son environnement pour construire son savoir et avoir le sens de la réalité.

Pour Freinet, il importe que les apprenants travaillent avec des outils pour s’instruire, s’enrichir, se perfectionner, monter et croître. L’école organise des travaux de construction, d’élevage, de champs, de menuiserie, de forge, de commerce, de filature, de tissage, etc., pour permettre à l’éducable de construire ses connaissances. Pour le pédagogue français, il convient de permettre l’expérience tâtonnée, de placer le travail au centre de l’activité scolaire, car il n’y a pas chez l’enfant le besoin naturel de jeu, mais du travail. Il faut tout faire passer par l’expérience de la vie, par l’action, par le tâtonnement expérimental, et attendre qu’une pensée originale et féconde se dégage de l’activité naturelle. Le travail distille la pensée, laquelle agit par réaction sur les conditions de travail, et le cycle continue.

D’après Piaget, l’intelligence procède de l’action réelle du sujet. Et les méthodes actives sont nécessaires pour toute formation. Dès sa naissance, l’enfant, sans parole, conquiert par la perception et les mouvements tout l’univers qui l’entoure. Par son activité avec les matériaux qu’offre son environnement, l’enfant ou l’être humain alimente ses schèmes héréditaires ou acquis, il assimile le monde extérieur et s’accommode à lui, se structure, et construit sa connaissance. Au cours de tous les stades de son développement, y compris le stade formel, l’être humain a besoin d’agir dans son environnement pour construire ses connaissances. C’est grâce aux actions réelles dans son milieu que se développent les opérations intellectuelles. La logique elle-même est avant tout l’expression de la coordination générale des actions.

L’individu pour connaître un objet doit pouvoir agir sur lui et le transformer. Ainsi il saisit les mécanismes de cette transformation en liaison avec les actions transformatrices elles-mêmes. On fait une action, on en prend conscience peu à peu, on comprend les raisons de l’échec ou de la réussite, on conceptualise, et à partir d’un certain niveau il y a influence de la conceptualisation sur l’action qui renforce les capacités d’anticipation. ‘« Tout développement de l’intelligence, écrit Piaget, consiste ainsi en une coordination progressive des actions : d’abord matérielles et peu coordonnées celles-ci s’intériorisent en se coordonnant ; et une telle coordination se traduit par une réversibilité croissante... »417.’

Au regard de toutes ces considérations, nous estimons qu’il est d’importance que l’école du Kasaï mette l’activité, les actions et le travail de l’apprenant au centre de son dispositif. Aussi convient-il que l’apprenant ne s’instruise pas seulement par et dans les discours et les mots, mais aussi par ses actions sur les choses.

Notes
416.

ERNY (P.), L’enfant et son milieu en Afrique noire, p. 132.

417.

PIAGET (J.), Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, p. 8.