B Pas d’amalgame entre l’éducation traditionnelle et l’Education nouvelle

Ces éléments de l’éducation traditionnelle du Kasaï ne peuvent pas nous faire oublier ses limites, encore moins nous amener à faire l’amalgame entre l’éducation traditionnelle et les pédagogies des auteurs étudiés.

Qu’on ne s’y trompe pas. L’éducation traditionnelle immerge dans la nature. L’enfant apprend naturellement en suivant son père, ou sa mère au travail. On vit uniquement de la terre, de la nature, et on se laisse dicter les lois par la nature, au gré de ses caprices. La pédagogie traditionnelle n’est pas construite. On se satisfait dadapter l’enfant à son environnement et à sa société. L’enfant est soumis à la société. L’émergence des personnalités n’est pas vue d’un bon oeil. Il y a une certaine recherche de nivellement social. L’éducation est simplement une socialisation. On transmet des savoirs qui ne se détachent pas beaucoup du concret. Le savoir que l’enfant apprend reste à l’intérieur de sa condition, régulé par ses besoins et leur satisfaction naturelle. On éduque en demeurant replié sur soi, sur le Kasaï. C’est dans le passé qu’on recherche les modèles pour l’avenir. Il y a un manque flagrant de perspectives pour le moyen et le long terme. On renferme l’individu dans un monde des représentations relativement clos, etc. Nous avons parlé largement des limites de l’éducation traditionnelle du Kasaï au premier chapitre de notre travail, nous n’allons pas y revenir.

Chez les auteurs de l’Education nouvelle que nous avons étudiés, le rapport à l’environnement est mis au service de la construction de l’intelligence de l’enfant à travers une méthode qui peut être dite “naturelle”, mais qui en fait est une pédagogie construite ; tandis que pour l’éducation ancestrale, il s’agit d’une méthode naturelle. On puise les choses dans la nature. L’Education nouvelle englobe l’éducation traditionnelle en la dépassant.

Si chez les auteurs étudiés, philosophes et pédagogues, on part du particulier, des cas singuliers, ce n’est pas pour s’enfermer dans le particulier, c’est pour dégager les notions universelles, nécessaires, générales. Si on travaille sur l’environnement proche, c’est pour s’ouvrir à l’universel. La connaissance de l’universel permet de mieux apercevoir le particulier. Cette recherche de l’universel est nécessaire pour la construction de la connaissance et de la science. Pour les auteurs étudiés, il y a un dialogue en permanence entre l’universel, les lois, les concepts d’une part, et l’expérience, le concret, l’environnement d’autre part. L’observation et le retour aux choses permettent de monter en abstraction, de conceptualiser, de théoriser, de faire de lois, et les concepts, les théories, les lois permettent à leur tour une bonne lecture et maîtrise du réel, ainsi de suite... Soëtard qui mène la réflexion à l’ombre de Rousseau et de Pestalozzi estime que l’éducation doit aider l’enfant à se dégager « ‘de la particularité instinctive pour se donner, à travers la construction de son intelligence, l’accès aux sciences, l’entrée dans le travail social et dans la citoyenneté, une dimension d’universalité, mais cette universalité acquise n’est jamais détachable de la particularité individuelle, et elle ne cesse de s’élaborer par rapport à un intérêt pratique jamais aboli’ »426.

Chacun se situe quelque part et a besoin de se situer quelque part, mais pour les pédagogues étudiés, l’éducation est aussi distanciation, dépaysement, transplantation, changement des représentations. Éduquer, c’est aussi conduire hors de, mener ailleurs. Certes il faut un enfant adapté à la société, mais aussi capable de prendre du recul à la faveur de ce qui se passe sous d’autres cieux.

C’est vrai, l’homme est un être qui s’est ancré et n’arrête de s’ancrer dans une existence à la mesure des situations vécues, des circonstances traversées, des événements rencontrés. Il est en permanence soumis aux aléas de la vie, c’est sur cette base environnementale, sans oublier la position individuelle, que se construit sa personnalité et sa particularité. Mais l’éducation par la condition d’existence et le retour aux choses ne sont pas à séparer du caractère universel de l’idée même d’éducation. L’universalité ne surplombe pas la particularité qui serait à sa remorque. L’on ne fait pas fi des conditions particulières et on ne s’évapore pas non plus dans l’universalisme idéaliste. L’Education nouvelle baigne dans ce paradoxe qu’elle essaie de gérer et non d’évacuer.

Si les auteurs de l’Education nouvelle étudiés tiennent à ce que les apprenants manipulent les objets et travaillent manuellement c’est pour qu’ils voient les rapports entre les choses, qu’ils acquièrent les opérations formelles, et que leur travail distille leur pensée. Le retour aux choses et leur manipulation permettent de découvrir les principes des choses, leurs qualités, leurs éléments constitutifs, leurs influences réciproques, leurs rapports avec d’autres choses, etc. Voilà qui est un atout pour la construction de la connaissance.

L’éducation traditionnelle comme les auteurs étudiés reconnaissent la complexité du réel. Dans l’éducation traditionnelle cela mène souvent à la sorcellerie, à la pensée mythique, à l’animisme, au refus de regarder les choses en face et de les analyser, au rejet de la critique et de la vérification. Le mythe et la superstition s’identifient au réel ou l’on soumet le réel aux catégories supra-naturelles. Dans l’Education nouvelle les élèves apprennent à observer, analyser, étudier les choses de leur environnement pour l’acquisition de la connaissance. Ils sont initiés à l’esprit critique, à la vérification des informations reçues, des faits racontés, des croyances. L’oeil apprend à bien observer, l’oreille à bien entendre, la main à bien toucher... Et pour avoir une bonne perception des choses, on mesure, on compare, on se méfie, on analyse, on calcule... L’apprentissage dans ce sens aide les apprenants à acquérir la rationalité qui est un dispositif de dialogue de l’idée avec le réel.

De toute façon nous n’ignorons pas que ‘« chez l’être humain, le développement de la connaissance rationnelle-empirique-technique n’a jamais annulé la connaissance symbolique, mythique, magique ou poétique’ »427. Mais il ne faut pas qu’au Kasaï la pensée mythique et magique prenne le pas sur la pensée rationnelle.

L’Éducation nouvelle est constructiviste, volontariste. Pestalozzi veut changer la société en construisant par le bas. Sa méthode est un engagement social en faveur de plus démunis. Il cherche à leur donner des moyens techniques pour qu’ils puissent se prendre en charge. Freinet veut changer le cours de choses. Il constate en son temps un décalage entre l’école publique adaptée à la démocratie capitaliste et les besoins de la classe populaire. La pédagogie de Freinet veut infléchir la tendance. L’Education nouvelle, notamment chez les auteurs étudiés, ne se satisfait pas de constater une rupture de l’homme d’avec la nature ou la société. Elle compte sur les forces de l’enfant et cherche à lui faire acquérir des habiletés techniques afin qu’il ne soit pas soumis aux aléas de la nature ou aux diktats de la société.

L’Education nouvelle met l’enfant à l’écart de la société pour le reprendre comme fin. L’enfant n’est pas considéré comme un moyen, soumis à la société, mais comme une fin. L’Education novelle est prospective. Elle projette l’enfant dans l’avenir et ne se contente pas de lui répéter les vieilles recettes qu’il doit conserver et réutiliser sans faille. Elle vise à ce que l’enfant, s’appuyant sur les ressources sociales passées et présentes, et sur ses propres ressources, construise ou réinvente son avenir et celui de la société. L’Education nouvelle mise sur les individualités et sur les recherches personnelles.

Il faut bien se rendre à l’évidence, le charme animal, comme le note Soëtard, d’un ‘état de nature’ où régnait l’harmonie entre l’homme et son environnement, entre la forme du besoin et la matière capable de la satisfaire est déjà rompu. Aujourd’hui une formation qui s’inscrirait dans le seul mouvement de la nature et miserait sur une socialité naturelle de l’homme est un leurre. Elle ferait fi de la violence non moins naturelle qui marque la société et qui est constitutive du développement de l’enfant comme de l’adulte dans la mesure où il y a nécessité permanente pour lui, s’il veut être soi-même, de se dégager des situations de sujétion auxquelles il se trouve régulièrement confronté428.

Pour Pestalozzi comme pour Freinet, l’homme doit se donner des moyens pour prendre en mains sa destinée. L’apprenant est appelé à acquérir une habileté intellectuelle, un savoir technique, un raisonnement instrumental en violation du pur mouvement de la nature. Dans l’éducation traditionnelle on était fils de laboureur, et on devenait laboureur, on était fils du conteur, et on devenait conteur ; l’Education nouvelle cherche à casser ce cycle et fait en sorte que chacun puisse construire son identité, son aptitude technique en toute indépendance sans être assujetti à cet état de nature. Elle dote l’apprenant des théories, des concepts, des savoirs pour qu’il puisse mieux appréhender son environnement et le transformer.

Dans la logique de l’Education nouvelle, plus précisément chez les auteurs que nous avons étudiés, la simple socialisation ne suffit pas. L’on ne doit pas se satisfaire d’adapter les éducables à leur société, de leur faire connaître seulement ce qui se passe autour d’eux. Il convient qu’ils acquièrent des moyens de se libérer des fatalités de la société comme de la nature et d’orienter les choses dans le sens de ce qui est mieux pour eux et pour l’humanité. La formation ne saurait être conçue en fonction de seuls impératifs sociaux, au profit du seul fonctionnement social. Ce serait former des agents d’exécution d’un projet collectif anonyme. Le mécanisme social ne peut être une fin en soi. C’est le bien des personnes qui est la véritable raison d’être des institutions. Il importe à la pédagogie de se soucier des impératifs personnels. Un arbitrage est à réaliser entre les exigences de la vie personnelle et celles du mécanisme social. La liberté humaine est à prendre en compte.

Les finalités de la formation sont à la fois personnelles et sociales. Il n’y a pas de vie personnelle qui ne s’accomplisse par la médiation du social et il n’y a pas de vie sociale qui ne se construise par l’action des personnes. La visée d’une formation est ‘« d’aider chacun, au moyen des ressources du champ culturel disponible, à cheminer, sous sa propre responsabilité, dans la direction qui donnera à sa vie la plus grande densité de sens’ »429.

Au bout du compte, chez Rousseau comme chez Pestalozzi, c’est chacun qui doit se constituer en oeuvre de soi-même. L’enfant au cours de son éducation doit devenir ce qu’il doit être. C’est au sujet lui-même de se donner forme à la faveur de son adhésion, de son engagement, de ses prises de décision, de ses choix. Cette forme que chacun se donne lui permet de suivre son propre chemin d’évolution.

Soëtard l’explicite : ‘« Le devenir, individuel et collectif, de l’homme n’est plus porté par un grand mouvement finalisé qui suivrait une harmonie préétablie entre l’homme et son environnement naturel : il appartient désormais à la responsabilité de chacun de s’orienter en ce monde sur la base d’une nature individuelle pleinement développée par l’éducation, en vue de la rencontre d’un monde désormais radicalement imprévisible et qui sollicitera quotidiennement sa décision’ »430.

Il appartient à l’éducation de débusquer toutes sortes des déterminations dont l’apprenant est tenu captif pour qu’il puisse s’en libérer et faire naître une liberté de choix. Il faut que l’individu prenne conscience de ce qui le limite et mette en oeuvre une force qui oriente ces déterminations dans le sens de ce qui est mieux pour lui et en soi. L’Education nouvelle oeuvre en ce sens.

Comme le disait Rousseau relayé par Pestalozzi, l’individu étant un être libre et perfectible, l’éducation doit viser à former l’homme. Il incombe à l’éducation de former l’homme en soi à travers des exigences de dignité, de liberté autonome, de responsabilité, de respect. Il appartient à l’éducation, à travers ces actions, de faire du sujet de l’éducation une fin en soi et non seulement un moyen431.

Eu égard à tout ce qui précède, il n’y a pas de confusion possible entre l’éducation traditionnelle et l’Education nouvelle telle que proposée par les auteurs que nous avons étudiés. L’Education nouvelle est d’un autre ordre que l’éducation traditionnelle.011

Notes
426.

SOËTARD (M.), “La pédagogie entre pensée de la fin et science des moyens”, in Revue française de pédagogie, n° 120, 1997, p. 100.

427.

MORIN (E.), Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, p. 63.

428.

In HAMELINE (D.) et alii, L’éducation nouvelle et les enjeux de son histoire. Actes du Colloque international des Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, Bern, Peter Lang, 1995,

429.

LADRIERE (J.), « La formation. Quelles finalités ? Quelles valeurs ? », contribution à l’ouvrage collectif, Les défis de la formation. Quelle personne ? Pour quelle société, Paris, P.U.F., 1990, p. 33.

430.

SOËTARD (M.), « La pédagogie entre pensée de la fin et science des moyens », p. 100

431.

SOËTARD (M.), « La pédagogie entre pensée de la fin et science des moyens », p. 101