Articuler les concepts et les savoirs constitués avec l’expérience011

L’homme traditionnel du Kasaï est en permanence en contact direct avec les choses et les gestes de la nature ambiante. Il garde un vrai contact avec la terre et les rythmes de la nature. Pour acquérir sa science et sa sagesse, il part de ces réalités vitales les plus immédiates. La science qu’il construit est une science de la vie et pour la vie. Son savoir est lié à la situation. Il ignore le savoir purement abstrait. Pour amener l’individu à la construction de la connaissance dans le Kasaï traditionnel, on rencontre une certaine articulation des savoirs constitués avec l’expérience. Le soir, on parle à l’enfant des rapports humains dans les contes, le lendemain, il se joint aux efforts de ses aînés qui construisent une case pour un nécessiteux ou cultivent le champ de l’association. Dans l’apprentissage des tâches, il y a encore cette articulation de l’expérience avec le savoir constitué. On demande à l’enfant de remplir une tâche et on l’éclaire avec les explications et vice-versa. Les énigmes qu’on se lance sont dans une certaine mesure une conceptualisation de l’expérience.

Les proverbes sont les concepts de la science traditionnelle. Les savoirs constitués de la société traditionnelle du Kasaï sont enfermés surtout dans les proverbes. Les connaissances empiriques et la science traditionnelle sont codifiées en de nombreux aphorismes que l’on cite pour montrer, justifier telle manière de procéder ou faire passer tel ou tel enseignement. On apprend ces aphorismes à l’enfant et on le met en état de faire son expérience. Ou, après l’expérience vécue par l’enfant, on lui dit : voilà pourquoi les ancêtres disaient : ..., et l’on cite le proverbe qui conceptualise l’expérience en question. Et l’enfant construit sa connaissance dans l’articulation de son expérience et ces ‘concepts’. L’initiation est un grand moment d’articulation des concepts et de l’expérience. Dans tous les domaines, on donne des enseignements ou on reprend les enseignements déjà donnés dans les familles et on invite les jeunes à faire des expériences ; ou après les expériences on leur donne des enseignements. Pour les choses qui leur étaient interdites comme la sexualité ou l’accès à certaines institutions, on leur donne des instructions, et après l’initiation on leur permet de faire l’amour et d’accéder aux arcanes de la vie traditionnelle.

On sait bien que tout cela se fait de façon naturelle. Nous voulons que l’école du Kasaï s’appuie sur cette articulation traditionnelle des savoirs constitués et l’expérience de l’apprenant en l’enrichissant grâce aux réflexions et aux constructions des auteurs que nous avons étudiés. Il importe de sortir du naturalisme en s’appuyant sur les éléments de la construction technique.

Rousseau et Kant qui ont réfléchi sur le concept de connaissance ont fait ressortir ces deux éléments de la connaissance à savoir l’expérience et le concept. Si l’un de ces deux éléments manque, il n’y a pas de connaissance. Les pédagogues que nous avons étudiés ont organisé leurs dispositifs pédagogiques de façon à articuler ces deux éléments de toute connaissance.

Il est essentiel pour la construction de la connaissance que l’apprenant du Kasaï observe les choses de son environnement, les manipule, fasse l’expérience au cours de son apprentissage. Et en même temps on ne peut pas perdre de vue que la connaissance ne s’acquiert pas sans concepts. Les concepts permettent de mieux percevoir ce qu’on observe, ce qu’on analyse ou ce qu’on manipule. Les concepts aident à mettre la lumière sur sa condition. Les lois, les idées, la théorie permettent à l’apprenant d’éclairer sa situation. Mais on ne peut pas s’enfermer dans les concepts, ce serait perdre le réel. Les concepts sont parfois des vues partielles du réel, relatives à un certain point de vue, à une certaine attitude de l’esprit. En ce sens on ne peut pas arrêter le réel dans les concepts construits. Pour la construction de la connaissance, le pédagogue se doit d’aider l’apprenant à connecter les concepts et les expériences, à confronter sans cesse les concepts au réel.

Il importe que le concept trouve du sens aux yeux de l’apprenant et qu’il en fasse lui-même l’expérience. On n’a pas à se satisfaire d’enseigner dogmatiquement à l’élève de savoirs tout constitués. C’est souhaitable, autant que faire se peut, qu’il en découvre et s’en construise lui-même au cours de son activité. L’exemple de la leçon d’astrologie de Rousseau à Emile est, à cet égard, suggestif. Au cours de cette leçon en soi sensée, Emile ne trouve pas du sens pour lui. Il a fallu l’ingéniosité de son maître, l’égarant en forêt, pour qu’il voie la pertinence des concepts nord, sud, est, ouest. Le pédagogue peut partir du concret et amener l’enfant à conceptualiser ou du concept et pousser l’enfant à l’utiliser dans son environnement.

Nous excluons l’acquisition des connaissances abstraites indépendamment des situations à structurer. La structure n’existe pas en dehors de la situation. L’acquisition des connaissances et la mobilisation de démarches de pensée en situation de problèmes ne sont pas à dissocier. L’enfant n’a pas à se contenter des mots. Il n’y a pas de science de mots, disait Rousseau. Il ne convient pas qu’il prenne pour de la science des mots qui n’ont pas de sens pour lui. Il ne convient pas non plus qu’il fasse l’économie des concepts et des savoirs constitués dans son apprentissage.

Nous proposons cette procédure : contextualiser les apprentissages, les décontextualiser et les recontextualiser. L’on peut partir du concret, effectuer les apprentissages dans un contexte précis, avec des situations et des exemples qui sont accessibles aux élèves. Ensuite l’on montera en abstraction jusqu’à la théorie, à la généralisation, à la règle. Et on reviendra, autant que faire se peut, aux contextes et aux situations que la théorie ou la loi permet d’appréhender, de comprendre, d’éclairer, de résoudre ou de transformer. Le maître peut contextualiser les apprentissages par une situation-problème, les décontextualiser par la théorie et revenir dans l’environnement en demandant aux apprenants de chercher d’autres situations que la théorie permet d’appréhender. Pour un cours sur la démocratie à Athènes par exemple, on peut débuter par des exemples connus de démocratie, puis on parlera de la démocratie athénienne, on donnera les principes mêmes de la démocratie, donc la théorie, et enfin on pourra revenir dans le milieu pour que les élèves trouvent d’autres situations de démocratie. Et dans le Kasaï traditionnel, il ne manque pas de structures démocratiques (conseils de sages, conseils de notables, structures d’accession au pouvoir, alternances et organisation du pouvoir, éviction du pouvoir). Une séquence sur le relief d’un pays lointain pourra être une occasion pour approfondir le relief de leur milieu, de leur pays. En apprenant les éléments d’autres endroits que l’on permette aux élèves d’ouvrir leurs yeux sur ce qui leur est familier.

Ce faisant, on met les élèves en situation de recherche. Ils vont se mettre à chercher, dans leur vie quotidienne et à l’occasion de tous les contacts qu’ils pourront avoir avec leur environnement, comment réinvestir la théorie apprise, comment ce qui vient d’être appris peut expliquer d’autres phénomènes, etc.

Si on cherche dans la mesure du possible à partir de l’environnement des apprenants, de ce qu’ils connaissent dans leur milieu, on pourra mieux asseoir les apprentissages. Ne serait-ce pas convenable à la faveur des apprentissages d’ouvrir les yeux des éducables sur leur environnement ? Point n’est besoin de se satisfaire des enseignements abstraits, des règles et lois sans ancrage dans leurs conditions d’existence, et point n’est besoin de s’enfermer dans ces conditions. De plus, il faudra s’interdire d’enseigner les diverses disciplines sous la forme dogmatique.

Il importerait que les sciences comme la physique, la chimie, la biologie permettent aux individus de s’adapter à leur environnement, à l’utiliser au mieux. En effet, si les apprenants savaient utiliser et faire fonctionner les concepts, les formules et les lois de ces sciences dans leur environnement, ils le connaîtraient et le maîtriseraient mieux. Ce faisant, ces sciences seraient chevillées à leur vie. On essaiera autant que faire se peut de réinsérer les apprentissages dans l’environnement naturel, socioculturel, économique et politique du Kasaï, de rechercher des liens entre ce qui est à apprendre et la vie, de faire le pont entre le passé et le présent pour construire l’avenir, de montrer le lien entre l’abstrait et le concret, entre le particulier et le général.

Comme le dit Meirieu, il n’est pas séant que les apprenants considèrent des savoirs appris comme de pures abstractions, au risque d’être démunis devant les situations qu’ils auront à rencontrer. Avec un peu d’adresse, on pourra les rendre capables d’en faire usage à bon escient, on pourra les aider à repérer la famille des problèmes que les savoirs appris permettent de résoudre, les situations qu’ils rendent intelligibles, leur domaine de validité. Les savoirs ne peuvent être vraiment acquis que lorsqu’ils sont reliés à des situations précises432. Se limiter à transmettre des connaissances toutes prêtes fixées dans les manuels scolaires, c’est faire croire aux apprenants que ‘« l’esprit peut fonctionner à vide et que les contenus n’ont aucune contrainte interne ; c’est supposer, en fait, qu’on peut faire l’économie de l’analyse de la situation à laquelle on est confronté, alors que c’est précisément à cela qu’il faut préparer les sujets ’»433.

L’articulation du concept et de l’expérience permet la reprise autonome des savoirs constitués par l’apprenant, d’autant que la pédagogie se doit de chercher à ce que l’apprenant fasse du sens en se réappropriant les apprentissages, en les inscrivant dans le sens de ce qu’il juge meilleur pour lui et pour l’humanité. L’école du Kasaï visera à ce que l’apprenant se rapproprie ce savoir préétabli dans sa situation et condition, qu’il l’utilise à ses fins, et qu’il en fasse ‘une oeuvre de soi-même’ ; qu’il prenne la formation des mains du maître pour en faire sa propre affaire et l’appliquer aux objets de son choix.

Pour ce faire, on ne le dira jamais assez, il faut ‘« un souci permanent de relier le savoir à acquérir aux besoins et à la condition la plus immédiate de l’enfant, mais dans le même temps une incitation à ce que celui-ci dépasse son propre plaisir pour mettre ce savoir dans la perspective de ce qu’il doit devenir, pour le meilleur de lui-même et de son espèce, en vue de son ennoblissement...  Il importe que l’enfant accède à la maîtrise morale du savoir, c’est-à-dire qu’il ne le poursuive pas seulement en soi et pour son propre plaisir, avec tous les risques d’une égocentration sociale, mais sous l’exigence d’une mise en perspective humaine, à la fois personnelle et sociale, des connaissances acquises’ »434.

Il appartient au pédagogue de construire un dispositif d’apprentissage, de créer des situations-problèmes de sorte que l’apprenant s’approprie le savoir, qu’il le structure de façon personnelle et explicite, et opère par lui-même le transfert de l’acquis vers les choses qui le touchent. Il lui appartient de créer des conditions telles que tout apprentissage soit vu comme une réponse à une question et à une situation, que les savoirs acquis puissent être réinvestis dans l’environnement de l’éducable, d’instrumenter ce dernier afin qu’il puisse faire face, mieux maîtriser les situations concrètes qu’il affronte ou affrontera.

Ce que nous disons vaut même pour l’arithmétique et les mathématiques qui sont considérées comme des sciences purement abstraites au Kasaï. Pour amener les enfants à articuler les concepts et l’expérience, ils pourront commencer à calculer avec des objets placés devant leurs yeux et qu’ils manipuleront à volonté pour qu’ils conceptualisent et prennent conscience des rapports entre le réel et les nombres. On pourra se préoccuper de donner aux apprenants une impression solide des rapports numériques conçus comme des changements des objets réels en chiffres et nombres abstraits. On cherchera comment inscrire cet enseignement dans les cycles des activités quotidiennes, le rendre vivant, en relation avec ce qui se passe autour des élèves.

L’essentiel est d’amener les élèves à découvrir les rapports entre la réalité et les notions mathématiques dans leurs activités. Il convient qu’ils découvrent et prennent conscience, à titre d’exemple, que la transitivité, l’inclusion ou les implications ne sont pas que des formules et signes, elles sont tirées de la réalité. Il est préférable qu’ils repèrent les problèmes dont on peut venir à bout avec telle règle mathématique. L’on cherchera à tirer les exercices et les problèmes de leurs activités réelles et de leur vie au quotidien.

Il importerait que les apprenants prennent conscience que les mathématiques sont un moyen, un outil pour explorer et étudier le réel. L’on visera dans cet apprentissage à faire comprendre le lien entre le réel et l’abstrait, à utiliser l’outil mathématique dans le concret, dans diverses situations qui préoccupent les apprenants. S’ils parviennent à trouver dans leurs activités que l’enseignement des mathématiques n’est pas une compilation de formules creuses et de signes abstraits, ce sera déjà une bonne avancée.

Les élèves à l’école font des exercices de gestion : prix d’achat, prix de vente, gain ou perte. Pour l’articulation de ces concepts et l’expérience, au lieu de se contenter des chiffres, nous souhaiterions qu’on pose ces problèmes de façon concrète en faisant appel aux situations qu’ils connaissent suffisamment. A titre d’exemple, monsieur André a un capital et fait un petit commerce, il a autant de bénéfice par an, il a une femme et autant d’enfants à nourrir, à vêtir, et à faire étudier. Il convient de bien chiffrer tout. S’il épouse une deuxième femme qu’il doit prendre en charge, et qui lui donnera autant d’enfants qui normalement ont les mêmes besoins que les premiers. Comment les mêmes activités commerciales pourront-elles évoluer en termes de bénéfice ou de perte ? Cette façon de procéder a aussi cet avantage que les apprenants prennent peu à peu conscience que certaines situations, dans lesquelles on fait intervenir la sorcellerie, sont en fait les conséquences d’une mauvaise gestion.

Au total, l’enseignement de mathématiques sera toujours un enseignement actif, fondé sur le concret pour amener l’élève à mieux comprendre les signes et les formules abstraites. L’accrochage de cet enseignement aux réalités de la vie et de l’existence de l’apprenant pourrait l’aider à maîtriser son milieu. Savoir calculer n’est pas une fin en soi. Il importe que l’apprenant sache comment utiliser les formules et les calculs pour analyser et condenser le réel, et qu’il se rende compte, au cours de ses recherches, que l’algèbre est un outil simplificateur des recherches.

Notes
432.

MEIRIEU (P.) & DEVELAY (M.), Emile, reviens vite... ils sont devenus fous, Paris, ESF, 1992, p. 162.

433.

MEIRIEU (P.), Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, Les éditions ESF, 1989, p. 26.

434.

SOËTARD (M.), Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, p. 70.