De l’intérêt dans l’apprentissage

Dans la société traditionnelle du Kasaï, l’intérêt de l’enfant joue un rôle de choix dans l’apprentissage. On suscite l’intérêt de l’enfant et on lui apprend des choses qu’il pourra utiliser dans son milieu. On lui apprend ce qui sera utile à ses activités. Voilà qui le motive. On cherche à enrôler l’enfant pour qu’il soit preneur. Les apprentissages répondent à ses besoins présents et futurs, et aux besoins de sa société. Il voit clairement à quoi servent les choses qu’on lui demande de maîtriser. On lui dit par exemple : « maîtrise cela, un jour tu t’en serviras si tu te retrouves seul en brousse, si ton enfant tombe malade, etc. » Les apprentissages sont signifiants, reliés et intégrés à la vie. L’on ne cesse de diriger l’enfant vers les choses qui l’intéressent. C’est pour cette raison qu’il s’investit sans compter.

Et avec Rousseau, nous le savons, l’enfant apprend mieux s’il voit l’avantage de ce qu’il apprend. Si l’on veut exercer son esprit, il sied que l’on parte de son intérêt présent sensible, et qu’il voie l’intérêt et l’utilité de ce qu’il apprend. L’intérêt est le ressort de la liberté et le pivot de l’apprentissage. Un problème ou un apprentissage qui a suscité de l’intérêt éveille l’attention et la curiosité, ravive la concentration, incite l’intelligence à entreprendre et la volonté à persévérer, donne le désir et la joie anticipée de le résoudre ou de se l’approprier. Selon Piaget, l’être humain, qu’il soit adulte ou jeune, n’oeuvre pas sans motif, il agit par intérêt. L’enfant pas plus que l’adulte ne peut faire n’importe quel travail uniquement parce que commandé par l’école sans qu’il réponde à ses besoins435. Le véritable intérêt apparaît lorsque le sujet assimile un objet ou une idée, qu’il s’identifie à eux, et qu’il trouve en eux un moyen d’expression et un aliment pour son activité.

Pour Soëtard, le vrai intérêt de l’homme est qu’il se dégage de l’animalité pour accomplir sa destination humaine, à savoir la liberté autonome qui lui permettra de s’assurer la maîtrise de ses actes. Il est hors de question de satisfaire un intérêt animal qui ne cherche qu’à s’assouvir dans les réalisations sociales, et qui fait fi du devoir-être de l’homme. Il convient de distinguer le véritable intérêt de l’enfant de ses caprices et désirs enfantins436. Il va sans dire que pour la pédagogie de la connaissance, il faut qu’entre l’apprenant et les savoirs ou les idéaux qui lui sont présentés, vienne se placer l’intérêt qu’il prend à les poursuivre. C’est sur cette base qu’il peut y avoir autonomisation et réappropriation des savoirs constitués.

Comme l’affirme Soëtard, il incombe au pédagogue de gouverner le vrai intérêt de telle façon qu’il promeuve le meilleur de l’humain, qu’il le porte vers son ennoblissement. Dans cette action, le pédagogue ne peut omettre d’en appeler à la volonté de l’enfant et à l’effort par lesquels il s’assurera, autour de cet intérêt, la prise en main de sa nature pour la diriger dans le sens de ce qu’elle doit être437. ‘« Le problème pédagogique, note Soëtard, se situe dans le jugement - chez le pédagogue d’abord, le formant chez l’enfant, en attendant que l’enfant l’opère de lui-même – qui va permettre d’apprécier les intérêts sensibles au regard de ce que l’enfant est appelé à devenir selon l’universalité de l’essence humaine. Faire ‘une pédagogie de l’intérêt’, c’est donc travailler cet intérêt, en le gardant autant que possible à sa spontanéité première, mais en faisant en sorte qu’il soit pris en mains par la volonté éclairée de l’intéressé, de telle sorte que celui-ci se porte à terme de lui-même vers ce qu’il pense être le meilleur pour lui (et dans le même temps en soi)’ »438.

Il importe que les apprenants comprennent que les études servent à quelque chose dans la société et dans leur vie. Nous sommes d’accord avec Pestalozzi pour dire que la science ne vaut pas par elle-même, elle ne vaut que comme moyen pour que l’individu se donne forme. La science a pour but d’aider l’homme à maîtriser son milieu, à agir sur sa situation et améliorer son action. Les savoirs n’ont vraiment de valeur que s’ils servent à ajuster l’action des apprenants. Ils ne sont pas une fin en soi. L’installation d’une filière dans un milieu ne pourra-t-elle pas tenir compte de besoins réels de ce milieu et de ceux qui y vivent ?

Eu égard aux intuitions de l’éducation traditionnelle et aux constructions de la pédagogie moderne, nous préconisons que les apprentissages soient signifiants et intégrés à la vie, que les savoirs appris ou à apprendre soient reliés aux besoins de la condition la plus immédiate de l’apprenant du Kasaï pour que ce dernier y trouve son compte. Il importerait que l’enseignant définisse clairement ses objectifs et les moyens qu’il mettra en oeuvre pour y parvenir. Les moyens ne seront pas à détacher de la fin. A chaque instant il devra expliciter ce qu’il fait et pourquoi il le fait pour maintenir la motivation.

Pour susciter de l’intérêt dans l’apprentissage et la consolidation du lire-écrire, par exemple, nous souhaitons qu’on indique clairement à quoi sert cet apprentissage et même qu’on mette l’élève dans des conditions telles qu’il puisse sentir l’importance de cet apprentissage pour lui. On pourra avoir à l’esprit l’exemple d’Emile, qui, puisqu’il ratait ses rendez-vous parce qu’il ne savait pas lire les invitations qu’on lui envoyait, s’est investi dans l’apprentissage du lire et écrire.

Pour cet apprentissage, l’on pourra utiliser comme support des phrases et des textes suggérés par une image ou des situations connues, vécues. Ne serait-il pas adéquat d’offrir un matériel significatif, des textes qui résonnent pour les apprenants, de réalités à partir desquelles ils apprendront à lire et à écrire ? Si les enfants connaissent le cadre de référence, le contexte du texte qu’ils apprennent, ils pourront y trouver de l’intérêt et s’investir. Dans la mesure où les enfants du Kasaï sont très attirés et subjugués par les contes et le chant héroïque, ceux-ci ne pourraient-ils pas servir aussi de support pour l’apprentissage et la consolidation du lire-écrire ?

Pour rendre cet apprentissage intéressant et utile pour les élèves, ne serait-il pas aussi convenable de mettre les apprenants non seulement dans la situation de lecteurs mais aussi d’émetteurs ? Ils écriront des lettres à leurs parents, à leurs amis, aux responsables scolaires, etc. On encouragera les correspondances scolaires et interscolaires pour échanges d’informations, de cadeaux... Et pourquoi ne pas habituer les élèves à mettre par écrit ce qu’ils rencontrent, ce qu’ils voient dans leurs excursions et visites, leurs projets, le déroulement de jeux auxquels ils ont pris part ? Ne pourra-t-on pas envisager la création d’un journal scolaire ?

Toujours dans le souci de rendre les apprentissages signifiants, pour l’apprentissage de la langue française qui est la langue officielle du Congo et la langue de l’enseignement, nous suggérons de partir des textes dont les apprenants connaissent le contexte, des textes simples tirés de leur univers. On commencera par des textes du terroir, de la littérature congolaise avant d’aller plus loin. On choisira ou on composera des textes faciles, adaptés au niveau des élèves.011

Cela ne signifie pas pour autant qu’on doit se limiter seulement aux textes des Africains. On commence par ce qui est familier pour mieux susciter l’attention et l’intérêt des apprenants et ouvrir à l’universel. Ce faisant, la pédagogie aide l’enfant à plonger son “pivot” dans le terreau du Kasaï et l’amène à devenir “rhizome”. Car il ne s’agit pas d’un mouvement à sens unique, mais d’un va et vient. L’éducation se situe sur un axe vertical et horizontal, en compréhension et en extension, dans la ligne de l’approfondissement et dans celle de l’élargissement439.

En demandant aux éducables d’écrire des textes librement quand ils en ont envie et sur les sujets qui les intriguent, ils peuvent aussi apprendre la langue française. On peut les inviter à écrire des textes quand ils le veulent et sur les sujets de leur choix, des textes axés sur leur environnement. On les analysera, on les corrigera ; ils pourront même être publiés dans le journal scolaire. En faisant prendre conscience que l’apprentissage d’une langue étrangère est justifié par les besoins de la communication aussi bien écrite que verbale avec d’autres peuples et d’autres cultures, on peut susciter et entretenir la motivation. Il convient de favoriser les échanges oraux, les discussions et les dialogues en français pour permettre la maîtrise de cette langue. Il n’est pas séant de privilégier l’étude scientifique de la langue au détriment de ces échanges oraux.011

Il est convenable que les connaissances s’ancrent dans le concret des situations et des circonstances par rapport auxquelles elles se développent, que les savoirs scolaires soient perçus comme le fruit d’un besoin né des conditions données, que les apprenants voient l’utilité de ce qu’ils apprennent. Il n’est pas permis à l’école d’ignorer volontairement les contextes, les conditionnements, les problèmes sociaux et personnels que les apprentissages sont destinés à faire évoluer. Car ce sont eux qui peuvent susciter l’intérêt dans l’apprentissage.

En géographie et histoire, par exemple, pour susciter l’intérêt de l’apprenant, ne serait-il pas pertinent de partir, comme l’estimait Rousseau, de ce qui est proche, de ce qui est à portée des enfants, de ce qui les entoure dans le temps et dans l’espace avant d’aller loin. Ils observeront les positions et les relations géographiques dans leur entourage. Les rivières du Kasaï, leurs sources, leur longueur, leurs débits peuvent bien être objets d’apprentissage. Et les petits lacs du Kasaï pourraient bien être recensés, observés et appris dans les écoles. Les montagnes du Kasaï comme Kankelenga, Kalundu, Mangulu, Mutunduyi, Mvunayi, etc., dont personne ne connaît même pas l’altitude méritent bien d’être observées et étudiées par les élèves. Le relief du Kasaï encore mal connu peut bien figurer aux programmes scolaires.

On songera à familiariser les enfants avec les cartes du Kasaï et du pays. Il s’avère nécessaire qu’ils sachent dessiner la carte de leur contrée et localiser leur cité sur la carte de la République Démocratique du Congo par exemple. Ne convient-il pas de les former de sorte qu’ils puissent savoir lire les cartes et se conduire à partir d’elles ?

En histoire, les élèves du secondaire pourraient bien apprendre l’histoire du Kasaï. Il y a eu des guerres, des alliances, des séparations, des migrations, etc., qui concernent leurs ancêtres. Et l’on sait que les enfants du Kasaï sont généralement friands des histoires qui concernent leurs ancêtres. L’histoire politique, l’histoire sociale, l’histoire religieuse, l’histoire des idées du Kasaï peuvent bien figurer dans les programmes scolaires. L’histoire pourra être aussi une réflexion sur le passé du Kasaï (son art, ses techniques, ses coutumes, ses traditions, etc.) pour construire l’avenir. Ne dit-on pas : ‘connaître l’histoire c’est construire l’avenir’, ‘il faut savoir pour prévoir’ ? Les connaissances historiques peuvent bien être utilisées pour éclairer le jugement sur le présent et éviter de tomber dans les erreurs du passé. Un cours d’histoire ainsi conçu pourrait éveiller l’attention et la curiosité des apprenants.

Pour ancrer les enseignements dans la vie et susciter l’intérêt de l’apprenants, n’est-il pas pertinent de faire des va et vient entre les événements passés et les événements actuels, entre les événements proches et les événements lointains ? Il y a lieu de partir du vécu des élèves pour analyser la séquence qu’ils ont à apprendre. Il y a lieu d’amener les élèves à découvrir les similitudes et les différences entre les situations étrangères et les situations connues et familières. Une leçon sur une matière lointaine sera une occasion d’approfondir ou de se remémorer les acquis antérieurs. On peut partir du connu vers l’inconnu, et se servir de la connaissance de ce qui est lointain pour mieux apprendre ce qui est proche.

Il serait intéressant que les apprenants considèrent le savoir acquis, la science apprise non comme une simple matière scolaire mais comme des outils, des instruments à utiliser dans leur vie quotidienne ou future. Car si l’apprenant ne voit pas l’intérêt pour lui de ce qu’on lui demande d’apprendre, s’il ne voit pas l’utilité de ce qu’il apprend, s’il ne voit pas un mieux être social à l’issue de sa scolarité, s’il voit des enseignants faire briller dans le ciel un savoir sacralisé qu’ils estiment n’être accessible qu’à quelques rares élus, il repousse les savoirs et l’école qui s’emploie à les lui enseigner. D’où les échecs et abandons scolaires, l’indiscipline et l’immoralité dont nous avons fait état au deuxième chapitre de la première partie de cette recherche.

Notes
435.

PIAGET (J.), Les six leçons de psychologie, p. 15.

436.

SOËTARD (M.), Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, p. 53.

437.

SOËTARD (M.), Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, p. 54.

438.

SOËTARD (M.), Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, p. 55.

439.

ERNY (P.), L’enseignement dans les pays pauvres. Modèles et propositions, p. 158.