Savoir relier les connaissances011

Pour l’Africain en général et le Kasaïen en particulier, la réalité d’un être, d’une chose est complexe. Les éléments de l’univers sont interdépendants et interagissent. L’homme n’est pas un être cloisonné. Il est en relation avec tous les éléments de l’univers. Il y a une compénétration de l’univers visible et de l’univers invisible, du religieux et du profane. On ne peut séparer l’être humain de l’univers.

Spontanément et naturellement, les Kasaïens savent dans une certaine mesure relier les connaissances. On cours de l’éducation, on essaie de relier les choses les unes autres. Quand une question se pose, on l’aborde sous tous ses aspects. Si c’est un arbre que l’enfant n’a jamais vu, on lui dit son nom, à quels arbres il ressemble, comment et où on peut le planter, si ses fruits sont comestibles ou pas, son utilité pour l’homme ou pour les animaux, s’il a de pouvoir curatif on lui dit comment s’y prendre pour le capter, s’il sert dans les sacrifices religieux, on le lui en parle ; c’est aussi une occasion de raconter des histoires autour de cet arbre, etc. L’un des soucis de l’initiation est de relier les unes aux autres des connaissances acquises séparément, de montrer les liens qui existent entre les choses, entre le monde visible et le monde invisible...

Cela va dans le sens de l’interdisciplinarité et de la globalisation dont il est question dans la pédagogie moderne. On estime que le réel est complexe. Il est un et multiple. Il est divers et articulé. L’univers n’est pas un agrégat de choses, d’animaux, d’êtres sans relation entre eux. Tout objet peut être regardé et connu sous plusieurs aspects. Les éléments de ce monde et de notre vie sont en interaction, ils entretiennent des relations en permanence. L’action humaine est toujours interdisciplinaire. Les solutions que nous donnons aux problèmes auxquels nous sommes confrontés dans la vie au quotidien sont interdisciplinaires. La compartimentation des connaissances rend difficile leur transférabilité. Aujourd’hui, les informations et les connaissances à l’école sont multidimensionnelles, reliées, contextualisées et globalisées.

Le cosmos, comme la vie, ne peut pas être morcelé. S’ils sont morcelés en plusieurs disciplines à l’école, c’est pour en permettre l’étude. Il est essentiel d’étudier chaque discipline séparément pour mieux la creuser et en même temps de savoir relier les disciplines pour l’efficacité de l’action. Et Meirieu de noter, « ‘si notre action quotidienne est interdisciplinaire, notre réflexion ne peut jamais qu’emprunter les voies d’une discipline, même si on fait se succéder différentes disciplines ou si on tente de les juxtaposer (...). Chaque fois que nous pensons, nous choisissons, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non, un certain champ épistémologique de référence qui nous permet de dire ‘cela est vrai’ et nous permet aussi de communiquer avec les autres’ »440.

Il est pertinent d’étudier chaque discipline séparément. Mais cela n’autorise pas les apprenants à regarder les connaissances de disciplines différentes comme des unités dissociées sans liens entre elles. Les programmes proposés par l’école ne doivent pas apparaître aux yeux des apprenants comme des inventaires dans les disciplines totalement séparées. Il importe de savoir rapprocher les connaissances, de rechercher ce que les différentes disciplines peuvent avoir en commun. Pour une connaissance pertinente, estime Morin, il faut relier, contextualiser, globaliser les informations et les savoirs, articuler les connaissances précises dans des situations réelles. La compartimentation des connaissances rend impossible leur contextualisation. C’est un défi de la pédagogie que de former des êtres capables d’insérer leurs savoirs dans une unité, au lieu d’en faire de purs éléments juxtaposés d’un catalogue, et, en même temps, qui soient à même de ne pas homogénéiser, ni unifier arbitrairement les savoirs441.

L’école qui recherche que les apprenants maîtrisent leur environnement et agissent sur ce qui les entoure doit savoir ouvrir à l’interdisciplinarité. En recherchant les liens qui existent entre les choses, on peut mieux les percevoir et les maîtriser. Il est nécessaire que les apprenants du Kasaï sachent relier les choses, les faits, les uns aux autres, à leur cause, et s’appliquent à les comprendre dans leur corrélation. Dans ce monde complexe, les connaissances d’une discipline sont des vues partielles du réel, du tout. Il importerait de savoir articuler les connaissances des parties dans un tout. La connaissance du tout a besoin de celle des parties constitutives et réciproquement. L’analyse a besoin de la synthèse et vice versa. L’analyse va permettre d’extraire de la nature les éléments et les faits qui habilitent à bâtir les théories, et la synthèse permet d’avoir une vision d’ensemble de la question, ainsi l’action est possible. La relation entre l’analytique et la systémique permet de jumeler les connaissances dans un cadre de référence plus large facilitant l’exercice de l’analyse et de la logique442.

A-t-on besoin de connaissances segmentaires, compartimentées, refermées sur un objet, à seule fin de le manipuler ? Les élèves ne sont-ils là que pour apprendre sans s’occuper du reste ? On n’apprend pas que pour apprendre. Les élèves ne sont pas là pour empiler les savoirs. N’est-il pas vrai qu’on apprend pour agir et comprendre les résultats et les buts de son action ? La transdisciplinarité permet d’organiser les connaissances pour l’efficacité de l’action.

Relier les connaissances ne signifie pas une transdisciplinarité homogénéisante, mais les situer les unes par rapport aux autres en fonction de leurs altérités historiques, anthropologiques et épistémologiques (sans exclure pour autant leurs possibilités d’altération mutuelle)443. Il importerait d’éviter une juxtaposition arbitraire de différentes disciplines. « ‘Pour qu’il y ait, dans cette perspective, une véritable interdisciplinarité, note Meirieu, il faut que les différentes disciplines impliquées collaborent à un projet commun : ainsi, lorsque le projet d’une classe est de découvrir une région en parcourant un sentier de grande randonnée, sans doute convient-il que le professeur de biologie, celui de géographie et celui de littérature s’associent afin de montrer comment un climat, un relief, la nature d’un sous-sol, le poids de la sociologie rurale déterminent le mode de vie dans un milieu donné. La découverte de la région est alors située véritablement au carrefour des différents apports disciplinaires et l’interdisciplinarité apparaît réellement indispensable et non créée artificiellement. L’école peut alors prétendre former à une ‘approche globale’ des objets et éviter le découpage des savoirs en unités dissociées, sans relation évidente entre elles’ »444. La pédagogie doit savoir trouver des principes organisateurs de connaissances pour faire face au défi de la complexité du réel.

Les professeurs de différentes disciplines peuvent se mettre ensemble pour trouver comment divers savoirs peuvent s’harmoniser dans un projet commun. Les consultations et la collaboration entre différents enseignants sont donc de mise.

Notes
440.

MEIRIEU (PH.) & DEVELAY (M.), Emile, reviens vite... ils sont devenus fous, p. 176.

441.

MORIN (E.), Relier les connaissances. Le défi du XXI è siècle, p. 457.

442.

MORIN (E.), (sous la direction de), Relier les connaissances. Le défi du XXI è siècle, p. 401.

443.

MORIN (E.), (sous la direction de), Relier les connaissances. Le défi du XXI è siècle, p. 450.

444.

MEIRIEU (PH.) & DEVELAY (M.), Emile, reviens vite... ils sont devenus fous, pp. 175-176.