Former à la recherche et à l’esprit scientifique

Dans l’éducation traditionnelle, la liberté qui est accordée à l’enfant lui permet d’explorer son monde. Il fait ses recherches et mène ses expériences. Il observe, voit les choses par lui-même et les manipule. Il découvre lui-même les choses, les compare et imagine comment les orienter et s’en servir. On cultive sa curiosité, son imagination et son esprit de créativité en le laissant prendre des initiatives, en lui confiant des tâches, par les jeux, etc. C’est dans ses recherches personnelles ou en groupe que se construit sa pensée. L’éducation traditionnelle fait appel à l’activité réelle de l’enfant. C’est dans la pratique que la jeune pousse acquiert des notions. Il entretient le contact avec le réel pour se construire. Il est en permanence confronté aux choses de son environnement pour qu’il fasse ses expériences. Mais il y a un manque d’instruments adéquats pour cette recherche et ces expériences. Les concepts scientifiques et les instruments de mesure appropriés manquent. Les croyances et le fétichisme entravent l’effort d’intelligence, ne l’oublions pas.

Nous estimons qu’il est opportun que l’école du Kasaï poursuive le chemin naturel de l’éducation traditionnelle : l’éveil de l’observation, de la curiosité et de l’imagination, l’esprit de recherche dans l’environnement, les expériences de l’apprenant, etc., en l’enrichissant des instruments modernes de la recherche et de l’esprit scientifique.

Si l’intelligence est, comme disent les psychologues, un dispositif d’adaptation au réel, il est important qu’au cours de leur formation, les apprenants acquièrent les instruments de la recherche scientifique pour s’adapter au réel. Il n’est pas suffisant que l’école se satisfasse de faire répéter aux élèves des vérités toutes faites. Ce serait oublier que la science évolue, qu’elle avance par constructions et déconstructions, que les certitudes en science sont fluctuantes, et que chacun peut y apporter sa pierre de construction. Le but de l’école n’est-il pas, comme l’indique Piaget, d’amener les enfants ou les adolescents à conquérir par eux-mêmes le vrai, la vérité, de façonner dans leur esprit un outil intellectuel de coordination et une méthode qui leur permettent de comprendre, d’agir, de s’adapter et de faire évoluer la science ?

Il serait intéressant que l’école amène les élèves à faire la recherche, à contrôler les vérités apprises, à examiner les idées reçues, à se méfier des opinions, fussent-elles autorisées, à se former par l’expérience qu’ils font eux-mêmes, à l’aide de leurs sens et des instruments appropriés que l’école mettra à leur disposition. Cela formerait leur esprit scientifique.

Dans cette perspective, nous proposons que dès l’école maternelle, les enfants commencent à se familiariser avec leur milieu ambiant, ce qui est accessible à leurs sens, et soient amenés à réfléchir. Ils prospecteront leur milieu. Ils verront les insectes, les animaux, les fleurs, les plantes, les arbres se trouvant dans leur environnement. Ils les toucheront, les manipuleront, feront des expériences tâtonnées. Il serait intéressant de sortir les apprenants de l’école et les amener dans la nature pour qu’ils puissent inventorier les arbres, les poissons, les oiseaux, les animaux, les sauterelles, les insectes, (cette liste n’est pas exhaustive) de leur milieu, chercher des ressemblances et des différences, les comparer, les classer.

L’observation des phénomènes naturels pour préparer l’enseignement des sciences à l’école secondaire est aussi d’importance. Il importerait d’habituer les enfants à observer les phénomènes naturels, de les rendre curieux, de créer en eux le besoin de regarder, comparer, décomposer, recomposer, dessiner, comprendre, s’exprimer, intérioriser... les phénomènes de leurs conditions d’existence. Pour la construction de l’esprit scientifique, il est pertinent que les élèves étudient méthodiquement les choses de leur environnement, qu’ils les mesurent avec les instruments adéquats, les comparent, les décomposent, fassent de calculs, recherchent les relations entre divers éléments et propriétés, fassent leurs expériences, et acquièrent des concepts scientifiques.

Il importe de familiariser les enfants avec les divers instruments de mesure et de leur apprendre à mesurer effectivement. Je me souviens encore de ces élèves de la terminale du Kasaï qui, le jour où on délimitait le terrain de football, se mettaient à mesurer avec leurs pas de façon traditionnelle. Peut-on dire que pareils élèves s’étaient familiarisés avec les instruments de mesure ? Si les élèves pouvaient, à l’aide d’instruments apprendre à mesurer, à vérifier, à comparer ce qu’ils voient, cela pourrait les aider à être plus précis dans leurs estimations et appréciations, et à avoir des idées nettes et claires sur ce qui les environne.

Par leur observation et leur recherche, les Anciens du Kasaï ont découvert les plantes médicamenteuses. Grâce à la décoction et d’autres procédés, ils soignaient avec beaucoup de réussite certaines maladies comme la grippe, les maux de tête, l’impuissance, la stérilité, les maux de dents, les fractures, etc. Voilà encore un domaine où les élèves peuvent faire des recherches pour découvrir et isoler les éléments chimiques, les principes actifs afin de faire progresser cette médecine traditionnelle dont les Kasaïens disent beaucoup de bien.

Le domaine de la recherche n’est pas simplement matériel, il est aussi humain et culturel. La littérature, la poésie, la pensée, les institutions sociales, économiques et politiques ancestrales sont autant de domaines dans lesquels les apprenants peuvent faire leurs recherches. Il n’est pas convenable que les disciplines comme l’éducation politique, l’éducation civique, l’économie politique, etc., ignorent ce patrimoine ancestral.

Au Kasaï on se contente de dire, quand un vieux du village meurt, c’est toute une bibliothèque qui brûle445. Nous estimons que si l’on ne veut pas la perte des bibliothèques, on a tout intérêt à fixer ces bibliothèques dans et par les écrits que les jeunes générations apprendront. Cela postule la recherche. La littérature et la poésie du Kasaï sont transmises oralement. Ce sont les contes, les chants poétiques héroïques, les sentences sapientielles, les aphorismes, etc. Ne faudra-t-il pas les collectionner, les mettre par écrit afin qu’ils passent dans les programmes scolaires ?

Par leurs recherches, les apprenants peuvent parvenir à pénétrer et analyser la pensée et la science ancestrales qui sont fixées dans les contes, les chants poétiques, les sentences sapientielles. Nous suggérons qu’on les analyse pour faire ressortir la pensée des Anciens sur les sujets qui les préoccupaient et qui d’une certaine façon nous concernent. N’est-il pas convenable que les jeunes pousses du Kasaï étudient leurs réflexions et les solutions qu’ils donnaient aux questions qu’ils se posaient et les passent au crible ? Nous estimons en outre que cette étude porterait des fruits escomptés si les élèves étudiaient également d’autres littératures, d’autres poésies et d’autres façons de penser et de voir les choses.

Souvent à l’école, on fait abstraction de tout un amont caractéristique du travail scientifique, le travail de problématisation. On sert aux élèves sur un plateau d’or des solutions toutes faites. Pour mieux apprécier les solutions au problème, ne faut-il pas savoir qu’il y a problème ? Pour mieux pénétrer le sens qu’on peut donner à une question, il faut d’abord reconnaître qu’il y a question. Former à la recherche et à l’esprit scientifique revient à faire vivre les conditions de production scientifique446.

D’où il importe d’éveiller et d’entretenir la curiosité des élèves, de cultiver leur sens d’observation. Il convient de favoriser l’aptitude de l’esprit à chercher et à se poser de vraies questions, à résoudre les problèmes essentiels, à vérifier et contrôler les résultats. Les élèves observeront le réel, prospecteront autour d’eux, feront des enquêtes, émettront des hypothèses (ce qui demande de l’imagination) et chercheront à les valider ou les invalider.

Pour amener les apprenants à se poser des vraies questions sur leur vie et sur la société, ils peuvent analyser et dresser la liste des besoins et des problèmes qu’ils rencontrent dans leur milieu, entre autres, approvisionnement en eau potable, problème de santé, d’artisanat, de nourriture, de communication, de conservation du patrimoine, etc. Nous suggérons qu’ils ne se limitent pas seulement à citer les problèmes, mais qu’ils les traduisent en termes d’objectifs et de questions de recherche, et qu’ils y travaillent. Au cours des travaux divers, selon leur niveau, ils pourront chercher comment traiter et résoudre ces problèmes. Chaque élève peut traiter les problèmes posés par son milieu réel qui l’intriguent le plus, qui ont de rapport avec ses véritables intérêts et ses besoins. Le professeur les aidera à trouver des concepts appropriés et des instruments scientifiques pour les traiter.

Il faut se rendre à l’évidence, la construction d’une pensée scientifique exige une rupture d’avec le sens commun. Il s’agit de construire une nouvelle rationalité qui va au-delà de ce qu’on peut atteindre en tâtonnant à l’aide d’exemples. L’esprit scientifique exige l’étude des relations entre les phénomènes qui pourra s’exprimer mathématiquement ou algébriquement447. « ‘De conceptions implicites, locales au sens où elles ne se rapportent qu’à quelques situations particulières, écrit Crahay, il faut passer à des modèles explicatifs qui, tout en ayant vocation à la généralité, ont un statut hypothétique et donc révisable. Le rapport de l’élève aux concepts doit également se transformer : ceux dont ils disposent initialement sont centrés sur les propriétés et les fonctions des objets (ils ont ou exercent une force, ils contiennent de la chaleur, l’électricité sert à alimenter les appareils, etc.), alors que le concept scientifique désigne une relation entre paramètres’ »448. D’où il conviendrait d’initier les apprenants à aller par-delà les concepts vulgaires et rechercher les concepts scientifiques.

Nous souhaitons aussi que les élèves soient invités à mener une recherche par petits groupes, à tenir un cahier de laboratoire dans lequel ils consigneraient leurs observations, leurs supputations, leurs formulations successives des problèmes et des solutions, leurs critiques, etc. De plus ils pourront rédiger un rapport. La démarche scientifique s’apprend dans la pratique.

Lorsque les sujets sont confrontés à une notion jusque là inconnue ou un fait nouveau qui perturbent leurs connaissances actuelles, il est adéquat qu’on les habitue à ne pas d’emblée les écarter, mais à essayer de les étudier, les expérimenter, les vérifier, et s’ils s’avèrent conformes à l’ordre des choses, qu’ils intègrent le facteur de déséquilibre dans leur système. Si nous adoptons les concepts de Piaget, nous dirons que les sujets pour progresser doivent assimiler ces notions ou faits nouveaux et s’en accommoder.

La connaissance étant, comme l’indique Morin, « ‘l’adéquation d’une organisation cognitive (représentation, idée, énoncé, discours, théorie) à une situation ou une organisation phénoménale’ »449, il n’est pas question de négliger le verdict des faits qui contredisent les constructions de la raison. Si les apprenants utilisent des concepts inadéquats, il est impérieux de leur faire prendre conscience des limites de ces concepts en les confrontant à des situations où ils s’avèrent inappropriés et/ou à des conceptions plus élaborées. Dans le domaine de la recherche, les échecs comme les réussites sont acceptés. Ils s’inscrivent dans une perspective développementale. ‘« La fécondité de la connaissance scientifique, écrit Morin, tient à ce qu’elle progresse toujours dialogiquement, dans les complémentarités antagonistes de la raison et de l’expérience, de l’imagination et de la vérification. C’est donc bien dans la dialogique action/praxis, communication/échange, réflexion/critique, que les stratégies de la connaissance trouvent leur meilleur viatique’ »450.

Des manipulations et des activités concrètes sont à développer de façon systématique de sorte qu’elles se muent peu à peu en expériences de physique, de mécanique, de chimie, etc. Dans la mesure du possible que les apprenants mettent la main à la pâte, qu’ils travaillent avec des outils, qu’ils construisent leur pensée scientifique dans leurs activités, dans leurs expériences et expérimentations. C’est le tâtonnement expérimental qui doit devenir la voie royale de l’acquisition, nous fait savoir Freinet. On n’a pas à se faire du souci si ce tâtonnement commence comme une sorte de réaction mécanique entre l’individu et le milieu. Ce qui est à viser est qu’il devienne expérimental et intelligent, c’est-à-dire que l’individu soit à mesure de se souvenir des expériences tentées, de les comparer et d’interpréter les résultats en fonction de leur dynamisme vital et des concepts plus adéquats.

Nous proposons, pour la construction de l’esprit scientifique, le recours aux méthodes actives qui accordent une grande part à la recherche spontanée des éducables et qui exigent que toute vérité à acquérir soit réinventée ou tout au moins reconstruite. Il faudra donc cesser d’inculquer aux élèves de l’extérieur les résultats des expériences d’autrui. Piaget écrit : « ‘conquérir soi-même un certain savoir au cours de recherches libres et par un effort spontané conduira à le retenir davantage ; cela permettra surtout à l’élève d’acquérir une méthode qui lui servira toute sa vie, et qui élargira sans cesse sa curiosité sans risquer de la tarir ; tout au moins, au lieu de laisser sa mémoire primer son raisonnement ou de soumettre son intelligence à des exercices imposés du dehors, apprendra-t-il à faire fonctionner sa raison par lui-même et construira-t-il librement ses propres notions ’»451.

Dans quelques rares écoles du Kasaï, il y a des laboratoires de chimie et de physique, et les enseignants font quelques expériences devant les élèves. Cela constitue une avancée, mais ne suffit pas pour former les élèves à la recherche scientifique. Nous disons comme Piaget : « ‘ce ne sont pas, en effet, les expériences que le maître peut faire devant eux ou même qu’ils font de leurs mains, mais selon une procédure déjà établie et qu’on leur dicte simplement, qui leur apprendront les règles générales de toute l’expérience scientifique, telles que la variation d’un facteur en neutralisant les autres (‘toutes choses égales d’ailleurs’), ou la dissociation des fluctuations fortuites et des variations régulières. Sur ces terrains bien plus encore que sur chacun des autres, les méthodes d’avenir devront faire une part de plus en plus grande à l’activité et aux tâtonnements des élèves ainsi qu’à la spontanéité des recherches dans la manipulation de dispositifs destinés à prouver ou à infirmer les hypothèses qu’ils auront pu faire d’eux-mêmes pour l’explication de tel ou tel phénomène élémentaire’ »452.

Loin de nous l’idée de sous-estimer la transmission du savoir. Celle-ci est d’importance. Autant on a besoin de saisir le réel en agissant sur lui, autant on a besoin de savoirs constitués pour mieux appréhender ses actions. La théorie et la pratique sont à mettre dans une logique d’implication mutuelle. Autrement dit la théorie ne pourra être justifiée que par le lien qu’elle ne cessera d’entretenir avec la pratique. Dans tout cela on ne perdra pas de vue que le principal est d’amener les apprenants à se construire des instruments de la recherche scientifique.

Notes
445.

HAMPATE (A.), Aspects de la civilisation africaine, p. 21.

446.

In MORIN (E.), (sous la direction de), Relier les connaissances. Le défi du XXI è siècle, p. 428.

447.

BACHELARD (G.), Le rationalisme appliquer, Paris, P.U.F., 1949, p. 109.

448.

CRAHAY( M.), Psychologie de l’éducation, pp. 218-220.

449.

MORIN (E.), La méthode 3. La connaissance de la connaissance,  Paris, Seuil, 1986, p. 220.

450.

MORIN (E.), La méthode 3. La connaissance de la connaissance, p. 229.

451.

PIAGET (J.), Où va l’éducation, p. 79.

452.

PIAGET (J.), Où va l’éducation, p. 24.