Dans le Kasaï traditionnel, tout naturellement les parents recherchent les particularités et les talents de chacun de leurs enfants. En les voyant faire leurs activités, ils essaient de découvrir les aptitudes qui les caractérisent et les poussent à les développer. L’enfant dont on a découvert les prédispositions pour la chasse sera lancé à la chasse. Celui dont on a découvert les habiletés pour la médecine sera dirigé vers ce domaine, etc. Les discours que les parents tiennent à leurs enfants prennent en compte la personnalité, la sensibilité et les aptitudes de chacun.
Notre souhait est que l’école du Kasaï poursuive cet élan naturel en l’enrichissant avec les constructions des auteurs que nous avons étudiés qui articulent les singularités avec l’intelligible et l’universel humain pour mieux aider l’apprenant à se constituer en oeuvre de soi-même. L’on sait que la recherche de l’universel et de l’intelligible humain n’est pas la préoccupation de l’éducation traditionnelle. La pédagogie moderne est à ce sujet d’un réel secours à l’école du Kasaï.
Selon les constructions que nous avons parcourues, l’action pédagogique trouve sa spécificité dans l’articulation singulière entre l’universel et le particulier. Pour le pédagogue, il n’y a pas de monde d’Idées imaginé par Platon et les idéalistes auquel le singulier est soumis. Le particulier, le fortuit a son importance. Comme Aristote, le pédagogue ne sépare pas la forme et la matière, l’universel et l’individuel. Les formes et les universels n’existent pas en dehors des sensibles. Il ne peut parler, ni agir sans se mettre en présence d’aucun sujet ou d’aucun objet déterminé. Il ne peut faire l’économie ni de l’universel, ni du particulier auquel il est confronté.
Comme le note Soëtard, la pédagogie se réfère à un monde d’idées générales construites par la science ou apportées par la tradition philosophique sur la nature humaine. Mais elle met en oeuvre ces idées par rapport à un élève déterminé et à une liberté, elle-même enracinée dans une particularité. Le pédagogue a besoin des savoirs qui se sont constitués sur l’homme et sur son développement, mais son action ne se réduit pas à une simple application de ces lois générales. Il évolue à la faveur de l’élaboration de moyens qui sont appelés par la situation453.
Les individus, qui sont des êtres libres, n’obéissent pas toujours aux lois générales dans lesquelles les sciences les enserrent. Ces savoirs sont certes nécessaires, mais ne sont pas toujours suffisants. Ils ne disent pas tout ce qui doit être fait pour gérer la construction de la connaissance chez tel ou tel apprenant qui a sa liberté entre ses mains. Il est toujours susceptible de refuser ce que l’enseignant, armé de tous les savoirs du monde, lui propose. Certes le sujet se construit à travers une harmonie, mais aussi à travers des ruptures. Son développement n’est pas linéaire et lié systématiquement à l’idée d’acquisition et de progrès. Il n’intègre pas nécessairement les objets selon un ordre préétabli. Le moi ne se pose qu’en s’opposant au non-moi, dit-on.
D’où la pédagogie ne sacrifie pas le réel, l’individuel au profit de l’intelligible, de l’universel et des savoirs constitués sur l’homme par les sciences humaines. La reconnaissance de l’aléatoire, du fortuit, du singulier est autant indispensable que la considération des lois nécessaires qui président au développement de la nature humaine454. Le pédagogue est appelé à articuler le nécessaire, le général, l’universel avec l’aléatoire, le particulier de telle façon que chacun atteigne la plénitude de son développement. Le pédagogue, artisan de l’humanité, travaille la particularité afin de l’ouvrir à l’universel. Il se donne des moyens d’accomplir l’universel dans le particulier.
La philosophie et la science travaillent sur la généralité. Il n’y a de science que du général disait Aristote. Le pédagogue est attentif, par delà tous les savoirs accumulés, au noyau dur que constitue le sujet à éduquer455. Sa préoccupation est d’aider chacun pour qu’il soit performant. Il réfléchit à une forme d’action qui soit en cohérence avec ce que l’apprenant est en fait, et avec ce qu’il veut pour lui : qu’il construise ses connaissances, devienne lui-même et atteigne la plénitude de son développement.
Eu égard à tout ce qui précède, nous préconisons que le pédagogue du Kasaï s’occupe de chaque enfant réel qu’il a en face de lui. Il ne se satisfera pas d’assimiler les enfants les uns aux autres. Il cherchera à les différencier, à trouver la spécificité de chacun, à appréhender chacun pour lui-même. Il discernera ce qui en lui est irréductible à la loi, ce qui en lui est lui-même et rien d’autre que lui-même pour l’aider à progresser. Il sera un peu comme la maman ou le papa, qui par-delà les similitudes de ses jumeaux, cherche à percevoir les points qui les différencient. Mais le pédagogue plus que le parent cherchera ces différences pour pouvoir donner à chaque enfant des instruments adéquats, afin qu’il se construise et construise ses connaissances.
Le pédagogue du Kasaï pourra s’employer à repérer et faire émerger les intelligences propres de chaque apprenant. Aussi tiendra-t-il compte de toutes les intelligences. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, il n’y a pas qu’une sorte d’intelligence, il y en a plusieurs. On peut citer : l’intelligence langagière, l’intelligence logico-mathématique, l’intelligence spatiale, l’intelligence musicale, kinesthésique, interpersonnelle, intrapersonnelle456. Le pédagogue cherchera à faire prendre aux apprenants conscience de leurs intelligences, et poussera chacun à développer les siennes propres.
Pour pouvoir faire émerger les intelligences de chacun, nous souhaitons qu’on mette le travail au centre des activités scolaires. A l’école primaire comme à l’école secondaire, il y a une discipline dénommée le travail manuel. Actuellement aux heures de cette discipline, les élèves ne s’adonnent qu’aux travaux de champs ou à l’entretien de leur cour. Dans ce qu’ils font il n’y a rien de formatif. C’est cette discipline que nous voulons mettre à profit pour qu’elle serve vraiment à la construction de la connaissance.
Nous suggérons que dès l’école maternelle, l’on mette le travail au centre des activités scolaires. Que le travail adapté à l’âge des enfants soit organisé et que les instruments taillés à leur mesure soient mis entre leurs petites mains. Selon les méthodes modernes, ils construiront, planteront, jardineront, arroseront, chacun selon ses aptitudes et intérêts.
Nous préconisons que l’on mette les élèves en rapport d’action avec la terre, l’argile, le bois, le fer, le fil, la paille.... Qu’ils se familiarisent ou essaient de se familiariser avec les métiers de leurs conditions d’existence : forge, pâtisserie, mécanique, céramique, vannerie, cynégétique, halieutique, pisciculture, élevage, menuiserie, etc. On pourra amener les élèves chez les artisans du village ou faire venir ces derniers à l’école pour qu’ils parlent de leur art. Ainsi, on pourra déceler les intelligences de chaque éducable et l’aider à les développer. Et pour l’orientation scolaire, on pourra se servir de ces données.011
Qu’on ne s’y trompe pas. Il ne suffit pas de mettre les outils entre les mains de l’enfant, il ne suffit pas qu’il travaille manuellement pour que son intelligence émerge, s’enrichisse et accroisse. Il faut savoir articuler pratique, manipulations et réflexion, actions et théorie. Il importe qu’on aide l’élève à prendre conscience de ses actions matérielles en les intériorisant sous forme de représentations, à coordonner ses actions en construisant de relations nouvelles dépassant les frontières de l’observable. L’apprenant doit parvenir à la théorisation pour que ses actions se perfectionnent. La schématisation de ses réalisations et la discussion sont de rigueur.011
Il est souhaitable que les enfants travaillent grâce aux outils, pour s’instruire, s’enrichir, se perfectionner, monter, croître et développer leurs aptitudes propres. Cependant l’école ne doit pas devenir une entreprise de production et le directeur un chef d’entreprise qui commande, surveille, vérifie la production pour s’enrichir ou subvenir aux besoins matériels de l’école. Ce n’est pas cela qui est à rechercher dans cette discipline, même si le travail des élèves peut servir à quelque chose.
Toujours dans le souci de faire émerger les intelligences de chacun et d’articuler les particularités avec l’universel humain, à l’école primaire, on pourra organiser les ateliers de dessin et de sculpture. Les enfants peuvent apprendre à dessiner pour avoir une adresse manuelle. On leur fera regarder les objets de leur environnement : arbre, fleur, construction, animal, oiseau, insecte, etc. On leur demandera de les intérioriser et de les dessiner ou d’imaginer des choses dans le même sens et les dessiner. On ne peut pas se borner aux objets de la nature. Pour mettre leur esprit de créativité en branle, les élèves pourront également travailler à partir des tableaux de maîtres, les oeuvres d’art : les masques, les statuettes, les toiles du Kasaï et d’ailleurs. Ils les dessineront et les sculpteront. Cela pourrait catalyser les intelligences de chaque apprenant.
Chez les enfants, on remarque le besoin spontané de s’exprimer avec tout leur corps, mais aussi la tendance instinctive à rejouer, avec leur bouche, tous les sons de la nature. Qu’on leur apprenne à écouter les choses, entendre les sons des choses. Que leur oreille apprenne à se laisser charmer et modeler par les innombrables sonorités du Réel. Les enfants pourront aussi chanter les airs du milieu, apprendre à utiliser et même à fabriquer les instruments musicaux ancestraux. L’on n’oubliera pas des musiques et des instruments musicaux étrangers. L’étude des gammes, des solfèges, des portées, des signes musicaux, etc., qui sont un langage universel et la théorie musicale solidifieront cet apprentissage et catalyseront les intelligences des apprenants.
Il importe que le pédagogue cherche à pénétrer le mode de fonctionnement de chaque enfant et l’aide à en prendre conscience, ses stratégies, ses idiosyncrasies, ses représentations, et au besoin qu’il lui en propose d’autres. Il tiendra à découvrir la façon dont chaque individu s’approprie les savoirs constitués pour lui apporter un secours adéquat. Il s’attellera à percevoir les images mentales (auditives ou visuelles) que l’apprenant utilise spontanément, et lui en proposera d’autres, qu’il n’utilise pas, pour améliorer ses performances. Le travail de l’enseignant est d’enseigner et de renseigner.
Pour l’apprentissage du lire et écrire par exemple, les élèves ne fonctionnant pas de la même façon, nous préconisons que le maître ne se limite pas à une même méthode, ou un même mode de fonctionnement. L’utilisation autant de la méthode globale que de la méthode syllabique pourrait permettre à tous les élèves d’y trouver leur compte. L’on partira des groupements qui ont du sens pour l’apprenant et on l’aidera à repérer les syllabes et les lettres. Et l’on partira des lettres et on aidera l’apprenant à les combiner en vue de former des mots et des phrases.
Le maître doit se rendre à l’évidence, il ne suffit pas de montrer au tableau un exemple de multiplication de fraction pour instruire un auditif. Il faut en plus expliquer verbalement cette opération. Il en est de même pour un visuel. Il ne suffit pas d’expliquer verbalement l’opération en question, il faut aussi l’écrire au tableau. De plus, il importe que le pédagogue fasse en sorte que les apprenants sachent gérer les images mentales457.
Au total, le pédagogue du Kasaï aura toujours à l’esprit qu’il a affaire à des individus qui ont chacun sa personnalité et ne peuvent nullement être traités comme des êtres moyens et anonymes. Il ne perdra pas de vue que l’existence concrète individuelle ne se déduit pas. Il ne réduira pas les individus aux lois, mais fera converger les lois, toutes les lumières fournies par les sciences du général vers l’individu, pour mieux le connaître et l’accompagner sur son chemin.
SOËTARD (M.), Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, p. 105.
SOËTARD (M.), Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, p. 103.
SOËTARD (M.), Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, p. 104.
GARDNER (H.), Les intelligences multiples, p. 31-41.
LA GARANDERIE (A. de), Pédagogie des moyens d’apprendre, p. 42.