Du respect et de l’affection dans les relations apprenant/professeur

L’enfant de par sa position de petit a des sentiments d’admiration et de crainte vis-à-vis de l’adulte. Ce qui induit son respect à l’adulte. Dans l’éducation traditionnelle, on demande à l’enfant de respecter tous ceux qui sont plus âgés que lui, qu’ils soient de sa famille ou pas. Et tout naturellement il doit du respect à tous ceux qui s’occupent de son éducation. Ce qui fait qu’il accepte et assimile sans critique tout ce qu’on lui apprend. Et dans la société du Kasaï tous les aînés du groupe familial, du quartier ou même du village peuvent lui donner des enseignements, le reprendre et le corriger. Son éducation est considérée comme l’affaire de tous. L’enfant se montre généralement docile, et accueille avec respect les leçons qu’on lui donne.

Si on regarde la chose à deux fois, il s’agit là du respect unilatéral qui implique une inégalité entre celui qui respecte et celui qui est respecté. C’est cette sorte de respect que l’inférieur éprouve pour le supérieur et qui possible la contrainte. Le petit respecte l’aîné, mais l’aîné n’est pas obligé de respecter le petit. Ce respect unilatéral ne favorise pas la construction du sens et de la connaissance par l’enfant. Tout ce qui vient de l’adulte est accepté sans se poser des questions et sans vérification. « Du point de vue intellectuel, écrit Piaget, le respect unilatéral rend également possible une contrainte de l’adulte sur la pensée de l’enfant et cette situation présente elle aussi un aspect positif et un aspect négatif, ce dernier étant trop peu connu de la plupart des éducateurs. D’une part, ce qui sort de la bouche des adultes est immédiatement considéré comme vrai ; d’autre part, cette vérité d’autorité, non seulement se passe de la vérification rationnelle, mais encore retarde souvent l’acquisition des opérations de la logique lesquelles supposent l’effort personnel et le contrôle mutuel des chercheurs »458.

Si l’enfant est toujours dans la situation d’infériorité et d’obéissance, il ne pourra pas facilement accéder à la connaissance dont nous avons déjà dit qu’elle exige les concepts et l’expérience. L’expérience implique l’observation personnelle du réel et la vérification. Si l’on met toujours l’enfant dans l’état de prendre pour dogme tout ce que le supérieur lui apprend, il ne pourra pas construire sa connaissance. Si l’adulte se contente de faire sentir à l’apprenant son infériorité (ce qui n’arrange pas toujours l’apprenant), ce dernier peut se détourner du maître et du savoir qu’il lui inculque. N’incombe-t-il pas au supérieur de savoir cheminer avec lui, et de le prendre comme un partenaire à sa mesure ?

Ce respect unilatéral est le seul qui existe dans le système scolaire actuel du Kasaï. On demande à l’élève de respecter le maître, mais le maître ne se sent pas obligé de respecter l’élève. D’où les injures, les punitions corporelles, les humiliations de tout genre. L’ennui, c’est que ce manque de respect et cette autorité du maître génèrent la frustration. Et la frustration bloque l’accès au savoir. Chacun sait qu’on n’apprend pas de la même façon dans la joie ou dans la tristesse, dans l’affection ou dans l’animosité.

Ce que nous recommandons pour amener l’apprenant à donner du sens à l’acte de connaître et faciliter la construction de sa connaissance, c’est le respect mutuel : celui qui existe entre les individus qui se considèrent comme égaux en droit et se respectent réciproquement459. Tout être humain a une valeur absolue et mérite respect. Il existe comme une fin en soi. En conséquence il ne peut pas être considéré simplement comme un moyen pour atteindre certaines fins. Kant disait : ‘« agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen ’»460. Et selon Pestalozzi, un homme ne devient lui-même qu’en acceptant l’humanité de l’autre, qu’en acceptant que l’autre devienne aussi homme. L’on n’oubliera pas que l’apprenant est un être humain qui a une valeur absolue et qui mérite respect.

A y regarder de près ce respect mutuel existe d’une certaine mesure dans le Kasaï traditionnel. Cela est d’autant plus vrai que l’éducation traditionnelle met l’accent sur la réciprocité des rapports. L’enfant est considéré comme un partenaire à sa propre mesure. Il est sujet d’un dialogue permanent. Si l’enfant doit respect et obéissance à la personne adulte qu’elle soit son parent ou pas, si les jeunes ont des devoirs envers les personnes âgées, si les sujets doivent respect et obéissance à leur chef, l’adulte dans la tradition du Kasaï doit à son tour considérer tout enfant comme son propre enfant et coopérer avec lui compte tenu de ses capacités, les vieilles générations doivent de la considération aux jeunes générations, le chef doit aimer ses sujets et coopérer avec eux. Et l’on se lance se proverbe : ‘« Buta bunemeka mpanda, mpanda unemeka buta ’», pour dire que le respect doit être mutuel. On se souviendra que dans l’éducation traditionnelle du Kasaï on est habituellement permissif à l’endroit de l’enfant. Les croquemitaines se substituent souvent à la fustigation et aux punitions corporelles. Les enfants s’estimant respectés et considérés comme des partenaires à leur mesure s’adonnent à coeur joie aux enseignements et aux travaux qui leur sont donnés.

Ainsi demandons-nous au pédagogue du Kasaï d’utiliser ce concept de respect mutuel que l’éducation traditionnelle utilise déjà dans les apprentissages et que la pédagogie moderne prône pour faciliter l’accès au savoir. Pour Piaget, le respect mutuel, l’action des individus les uns sur les autres lorsque l’égalité de droit prend le pas sur l’autorité, conduisent à une critique mutuelle, à la vérification et à une objectivité progressive, et du même coup accélèrent l’évolution de l’intelligence et des connaissances461. L’enfant qui peut établir des contacts réellement mutuels avec l’adulte s’ouvre au savoir qu’on lui inculque. S’il s’estime respecté, il pourra adopter la méthode de contrôle réciproque et de vérification. Ce qui facilite la construction d’une pensée scientifique autonome, d’autant qu’ ‘» on ne reçoit pas du dehors et toute faite une méthode scientifique. On se la crée partiellement à soi-même en ajustant celle d’autrui’ »462.

Un apprenant qui se sent humilié peut facilement se détourner de l’apprentissage et de l’école qui le lui donne. Nombre d’élèves se désintéressent du savoir qu’on leur inculque uniquement parce que l’enseignant n’est pas sympathique à leur égard. Si un apprenant se sent respecté dans son être, il peut s’ouvrir à l’apprentissage, y trouver de l’intérêt, y trouver du sens pour lui. Cela est essentiel pour la construction de sa connaissance. Que l’on se rende à l’évidence, dans toute conduite humaine il y a des aspects cognitifs et des aspects affectifs. Pour permettre les apprentissages, l’on jouera sur les deux registres.

Si un enseignant essaie de s’identifier à l’élève et d’identifier l’élève à lui, s’il essaie de considérer l’élève comme un autre ego, s’il le respecte, il y a de chance que l’élève s’intéresse aux apprentissages qu’il lui propose. Nous avons eu dans notre expérience de chef d’établissement un certain nombre d’élèves qui s’investissaient parce que les cours étaient donnés par le professeur qui les respectait et les traitait comme des adultes. Et d’autres qui fuyaient les cours parce qu’ils étaient humiliés, injuriés et non respectés par le professeur.

Pour permettre à l’apprenant de faire du sens en se réappropriant le savoir, il importerait que la contrainte et le respect unilatéral du début se muent peu à peu en la collaboration et en respect mutuel ; que les petits et les grands, les enfants et les parents, les élèves et les éducateurs arrivent à se considérer comme égaux en droit, à se respecter mutuellement, à s’écouter, à dialoguer, à négocier et à collaborer. Cela mettrait l’élève dans de bonnes dispositions d’apprentissage.

Au cours de l’éducation traditionnelle, règne une atmosphère détendue et un climat de confiance réciproque. L’atmosphère crispée de l’école actuelle du Kasaï est ignorée par les éducateurs traditionnels. Pour favoriser les apprentissages, les parents et les éducateurs utilisent des propos folâtres et sont affectueux envers les enfants et les jeunes. Ils sont bienveillants envers eux. Ce qui pousse dans une certaine mesure les éducables à apprendre. On fait confiance à l’enfant et au jeune, on leur confie certaines responsabilités. Les parents et les éducateurs font tout pour montrer aux enfants et aux jeunes qu’ils les aiment et que tout ce qu’ils font concourt à leur bien. Même au cours de l’initiation, les formateurs cherchent autant que possible à s’attirer la confiance des néophytes. Ils jouent avec eux, font des blagues, discutent, etc. On envoie la jeune fille pour son initiation auprès d’une personne en laquelle elle a confiance, etc. Ce qui incite les enfants et les jeunes à s’investir et à donner du sens à leur acte de connaître.

Dans le but de faciliter l’apprentissage et la construction du sens, il conviendrait que l’enseignant du Kasaï instaure une atmosphère détendue et un climat de confiance réciproque dans sa classe, que les relations entre lui et les élèves soient affectueuses. Pestalozzi disait que le fonds humain dans son essence ne s’épanouissait que dans la confiance et la quiétude. Le maître s’évertuera pour que chaque apprenant sente qu’il est attaché à lui et qu’il recherche son progrès. Et je dirai, comme Pestalozzi, que ce qui détermine de façon décisive les sentiments des élèves envers leur enseignant, ce ne sont pas quelques actes isolés, mais l’ensemble de son attitude, le degré de sympathie qu’il manifeste chaque jour à leur égard463. Cette atmosphère favorise la construction du sens et l’apprentissage. Une atmosphère crispée rendrait difficile l’accès au sens.

Ce climat d’affection, de confiance et de sympathie mutuelles n’autorise pas à fermer les yeux sur les erreurs et l’ignorance de l’apprenant. On lui doit la vérité : lui dire ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, ses potentialités et ses limites sans porter atteinte à sa personne. Un proverbe du Kasaï dit : « ‘kuambilangana mutudi king mbulanda kufua’ », ce qui signifie, se dire ce qu’on est ne détruit pas les relations, mais au contraire les renforce. Il importerait donc de reprendre l’éducable, le corriger le cas échéant, et lui donner les instruments dont il a besoin pour s’élancer et construire ses connaissances. Et cela sans air ni ton condescendant mais avec respect et amour.

S’il s’agit d’infliger des sanctions à l’apprenant, nous proposons des sanctions par réciprocité. Ce sont des sanctions qui sont motivées, c’est-à-dire, qu’il y a rapport de contenu et de nature entre la faute commise et la punition464. Les sanctions que se donnent les groupes de pairs dans l’éducation traditionnelle vont dans ce sens. Celui qui ne respecte pas les normes du groupe, n’est plus appelé à participer aux manifestations du groupe. Il est tenu à l’écart du groupe. Les sanctions expiatoires (sans aucun rapport entre le contenu de la sanction et la nature de l’acte sanctionné) dont use l’école du Kasaï actuelle sont une entrave à la construction la connaissance. L’enfant qui ne fait pas son devoir, on le fouette. Comment améliorer son orthographe ? On lui demande d’écrire cent fois, je ne commettrai plus jamais de faute d’orthographe. Cela favorise-t-il l’apprentissage du fautif. Nous estimons pour notre part que si on pouvait créer des circonstances permettant au sujet de faire le devoir qu’il n’a pas remis ou lui proposer des exercices lui permettant d’améliorer son orthographe (sanctions par réciprocité), cela pourrait rendre la sanction salutaire pour le fautif et améliorer ses connaissances.

Notes
458.

PIAGET (J.), L’éducation morale à l’école, p. 111.

459.

PIAGET J.), L’éducation morale à l’école, p. 26.

460.

KANT (E.), Métaphysique des moeurs I. Fondation. Introduction, traduction et présentation par A. Renaut, Paris, GF- Flammarion, 1994, p. 108.

461.

PIAGET ( J.), De la pédagogie, p. 126.

462.

JOUSSE (M.), L’anthropologie du geste, p. 25.

463.

PESTALOZZI (H.), Lettre de Stans, p. 37.

464.

PIAGET (J.), Le jugement moral chez l’enfant, p. 164.