La contrainte pour ouvrir à la liberté autonome

Ces deux axes, la contrainte et la liberté, se retrouvent dans l’éducation traditionnelle. Il y a une certaine contrainte quand on demande aux enfants d’obéir à l’adulte, de faire comme les Anciens, de réciter le traditionnel, etc. Mais dans l’éducation traditionnelle on explique toujours aux jeunes pousses l’importance de gestes et choses qu’on exige d’elles : apprenez ce qu’on vous demande là, ça vous sera utile si on vous demande de prendre la parole dans une assemblée, si vous vous retrouvez un jour seul en brousse, ou si quelqu’un vient vous attaquer à votre domicile, etc. Et on se rappellera que durant l’initiation on laisse les néophytes seuls en brousse sans moyens, pour se rendre compte s’ils sont à même de se tirer d’affaire.

Dans l’éducation traditionnelle, on laisse aussi à l’enfant une certaine liberté de mouvement, de recherche et d’action. La liberté qui lui est accordée lui permet de recueillir toutes sortes de renseignements sur le milieu ambiant. En errant seul ou avec ses parents ou ses camarades, il apprend à connaître les animaux, les insectes, les oiseaux, les arbres, etc. Il n’est pas perturbé par un enseignement rigide et formel sans rapport avec ses préoccupations et ses intérêts. Les parents laissent leurs enfants s’adonner aux occupations et aux jeux de leur choix, mais à condition qu’ils ne soient pas nuisibles à leur santé.

C’est cette contrainte nécessaire et cette liberté d’action, de mouvement et de recherche qui se rencontrent dans l’éducation traditionnelle, et sur lesquelles insistent les auteurs que nous avons étudiés, que nous souhaitons retrouver dans l’école du Kasaï pour que l’apprenant construise des connaissances qui aient un sens pour lui.

A l’école il s’avère indispensable de demander à l’apprenant d’observer des règles et une discipline. Celles-ci ne doivent pas avoir d’autre but que de créer une ambiance favorisant les apprentissages et la construction de l’apprenant. Leur maîtrise et leur intériorisation permettront à l’éducable d’exercer sa liberté autonome. Les apprentissages socialisés auxquels il est soumis lui donnent des instruments pour bâtir sa liberté. On s’en souviendra, dans Comment Gertrude instruit ses enfants, Pestalozzi mettait l’accent sur les tâches pédagogiques les plus concrètes. Cet apôtre de la liberté de l’enfant imposait à ce dernier dans les apprentissages élémentaires les répétitions mécaniques de mots et de chiffres pour lui permettre de construire les moyens d’exercer sa liberté autonome.

La contrainte qu’on retrouve dans la mécanisation des apprentissages est nécessaire. Elle aide à la construction des instruments de la liberté. Elle permet de doter l’apprenant de moyens concrets lui permettant l’accès au sens. Le sens n’est pas dans les moyens, mais dans l’usage qui en sera fait465. On ne le perdra pas de vue, les apprentissages mécanisés ne valent que dans la mesure où ils visent à instrumenter l’apprenant pour qu’il soit à même de construire un savoir qui fasse sens pour lui, un savoir qu’il pourra mettre au service d’une action pensée et voulue de la liberté autonome.

L’élève seul ne peut pas parvenir à construire ses connaissances. Tout ne dépend pas que de lui. En travaillant sur un objet, il a besoin de son maître, de la communauté et de concepts, nous a fait savoir Kant. Il ne peut pas tout trouver de lui-même, il a besoin des acquis sociaux. L’individu ne peut accéder à la liberté autonome sans passer par des apprentissages socialisés. L’on doit passer par la contrainte sociale si l’on veut accéder à l’autonomie intellectuelle. Pour Soëtard, « ‘il importe que le désir naturel se casse contre la loi pour revenir sur soi en liberté’ »466. La maîtrise des règles et des acquis sociaux permettra à l’individu de mieux exercer sa liberté autonome. Il faut s’y résoudre : l’individu pour acquérir son autonomie, ne peut pas faire fi des apprentissages socialisés. Que l’on le conserve à l’esprit, le passage par le nomos n’a de sens que pour faire advenir l’auto-nomos.

Pour mieux digérer cette contrainte et ces apprentissages socialisés, il importerait que le pédagogue prenne toujours le temps d’écouter les avis et les réserves des apprenants, de discuter avec eux, de négocier ; il importerait qu’il prenne le temps de dire aux apprenants ce qu’il fait et pourquoi il le fait, d’articuler les moyens employés et le but poursuivi, de leur montrer le bénéfice qu’ils pourront en tirer pour qu’ils puissent trouver du sens à ce qui est exigé d’eux. Il est préférable que le maître affiche clairement ses intentions, que les apprenants voient ce qu’il leur veut, et où il veut les conduire.

On ne peut pas faire abstraction des normes sociales mais on ne peut pas non plus oublier que la liberté doit respirer. Si la tête de l’adulte conduit toujours celle de l’enfant, à quoi servira la sienne propre ? L’élève qui est soumis à la contrainte de l’opinion régnante, qui se soumet d’avance à tout ce qui sort de la bouche du maître ne peut penser par lui-même. Celui dont l’anarchie intérieure empêche de penser, celui qui est dominé par son imagination, sa fantaisie subjective, ses instincts, ne peut prétendre être libre et construire une connaissance qui fasse vraiment sens pour lui et pour l’humanité. ‘« Est libre, par contre, écrit Piaget, l’individu qui sait juger, et dont l’esprit critique, le sens de l’expérience et le besoin de cohérence logique se mettent au service d’une raison autonome, commune à tous les individus et ne dépendant d’aucune autorité extérieure’ »467.

L’école du Kasaï actuellement se contente de brimer l’enfant. L’enfant est crispé dans les quatre murs de la classe. On ne lui permet pas de se balancer, de faire des gestes en récitant sa leçon comme il le fait à la maison quand il apprend et récite ses leçons traditionnelles. Jousse n’a-t-il pas raison lorsqu’il écrit que le portage oral est une suite du portage global. L’élève est un être global. ‘« Il est UN. Il n’a pas d’un côté sa bouche et de l’autre côté son corps. On a trop oublié en pédagogie les bases corporelles-manuelles avec leur irradiation orale enchaînée automatiquement ’»468

L’école n’accorde pas la liberté intellectuelle à l’élève. Elle ne prépare pas non plus à cette liberté intellectuelle pourtant nécessaire pour l’autonomisation de la pensée. L’enseignant est considéré ou se considère lui-même comme le symbole du savoir et de la vérité toute faite. Il est souvent dominé par une sorte d’autocratie n’acceptant aucune concession. Il importe qu’il lutte contre cette tendance spontanée qui émane autant des élèves que de son propre comportement.

On ne peut apprendre aux élèves à penser de façon autonome s’ils sont soumis à un régime d’autorité intellectuelle. « ‘Penser, note Piaget, c’est chercher par soi-même, c’est critiquer librement et c’est démontrer de façon autonome. La pensée suppose donc le libre jeu des fonctions intellectuelles, et non pas le travail sous contrainte et la répétition verbale’ »469. Il est essentiel, pour la construction de leur connaissance, que les élèves n’agissent pas simplement sur commande, qu’ils fassent des recherches par eux-mêmes, expérimentent, lisent et discutent avec une part d’initiative suffisante. Il est indispensable qu’on intègre la recherche personnelle dans la formation, que les élèves fassent des recherches autonomes qui peuvent même contester le savoir constitué pour qu’ils trouvent du sens pour eux, construisent leur pensée et fassent progresser la science si possible.

Il sied que les apprenants aillent aux choses concrètes et au savoir constitué, qu’ils observent, analysent, manipulent, fassent leurs expériences selon les centres de leurs intérêts. La construction de la liberté et de la pensée autonome, et le surgissement de l’esprit de créativité sont à ce prix. Le cours qu’on donne aux élèves doit faire sa place et toute sa place à la recherche personnelle libre. Sinon le mécanisme social viendra vite interférer, et les élèves se satisferont de répéter le social. Les idées toutes faites finiront par avoir plus de poids que les réalités objectives. Il importe qu’en cours les élèves acquièrent des concepts, des clefs de lecture pour comprendre et agir dans les choses qui les intéressent. Il ne serait pas opportun que le maître leur impose des choses dont ils ne voient pas le sens pour eux.

Il appartiendrait au maître d’éclairer et d’instrumenter le choix des apprenants pour que leur action contribue à leur ennoblissement et celui de toute l’humanité. Le rôle du maître est à la fois nécessaire et insuffisant dans la construction de la connaissance des éducables. L’adulte est nécessaire lorsqu’il donne des consignes nécessaires et utiles qui guident les élèves et non quand il impose des consignes de façon autoritaire ou des consignes que les élèves ne sont pas prêts à respecter par manque de maturité tant physique qu’affective ou intellectuelle. Le rôle de l’adulte est indispensable pour créer les confits cognitifs et piloter les confits sociocognitifs en créant des situations qui suscitent les questionnements, en montrant des faits contradictoires, en demandant aux apprenants de donner leur avis, d’aller vérifier et de construire le savoir qui fasse sens pour eux.

La liberté à accorder à l’éducable n’est pas une liberté qui serait un enfermement dans le subjectivisme où l’on construit à sa mesure et à son gré les rapports aux autres et aux objets. Elle ne servirait qu’à nourrir ses fantaisies et ses caprices. Ce qui bloquerait la construction de la connaissance. L’individu n’est pas seul dans ce monde, il ne vit pas seul, il y a d’autres individus, il y a la société, il y a l’humanité, il y a des objets, il y a la nature qui le dépasse de haut et de bas, en amont et en aval. Et il en tire profit en permanence. De quel droit, l’individu primerait-il sur les autres individus et sur la société ? De quel droit peut-il utiliser les objets et la nature sans se poser des questions sur leur pérennité ? L’on n’oubliera pas que la nature peut exister sans les hommes, mais que les hommes ne peuvent pas subsister sans la nature. L’autonomisation de la pensée et la construction du sens s’obtiennent par des rapports toujours ouverts et distanciés aux uns et aux autres, en conjuguant sa liberté et la contrainte sociale. En clair, s’il n’y a que la contrainte et les apprentissages mécanisés, on ne peut parvenir à construire un savoir qui fasse sens pour soi, et si on s’affranchit de tout ce qu’il est conventionnel et qu’on fasse tout à sa tête, on ne peut pas non plus acquérir les instruments facilitant la construction du savoir qui fasse sens pour soi. Il faut savoir articuler la contrainte et la liberté.

En tout état de cause, l’autonomisation de la pensée et l’accès au sens sont une affaire de décision personnelle. Chacun se forme et se construit au travers de ses prises de position, de son adhésion, de ses recherches, des circonstances rencontrées, etc. Il est donc nécessaire d’en appeler sans cesse à la volonté et à la responsabilité de l’éducable. La construction du savoir qui fasse sens pour lui exige sa volonté de s’engager, de se constituer en oeuvre de soi-même. Toutes les méthodes du monde sont inefficaces devant un élève qui ne veut pas s’engager. L’être humain a en lui la force d’orienter les choses vers son accomplissement intellectuel. Le pédagogue essaiera donc de prendre l’enfant pour lui-même et d’en appeler constamment à sa volonté et à sa responsabilité. Dans toutes ses activités, il tentera de traiter le sujet apprenant comme un autre ego, une fin en soi. Ainsi à chaque moment de sa démarche, il essaiera d’orienter la nécessaire acquisition du savoir, l’incontournable mise en oeuvre d’une méthode, l’indispensable inculcation de valeurs afin que l’éducable construise ses connaissances, se fasse oeuvre de soi-même et devienne ce qu’il doit être470.

Notes
465.

SOËTARD (M.), Qu’est-ce la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, p. 36.

466.

In HAMELINE (D.) et alii, L’Education nouvelle et les enjeux de son histoire. Actes du colloque international des Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, Bern, Peter Lang, 1995, p. 242.

467.

PIAGET (J.), De la pédagogie, p. 162.

468.

JOUSSE (M.), L’anthropologie du geste, p. 228.

469.

PIAGET (J.), De la pédagogie, p. 163.

470.

SOËTARD (M.), « La pédagogie entre pensée de la fin et science des moyens », p. 103.