Dans le Kasaï traditionnel, les gens spontanément aiment parler, causer, discuter, collaborer. Même les gens qui ne se connaissent pas ne peuvent pas faire un bout de chemin ensemble sans se parler et dialoguer. Dès le jeune âge, on apprend à s’ouvrir aux autres et à partager avec eux, à consulter les aînés, ceux qui sont avisés ou ont de l’expérience, en cas de difficultés. Les gens aiment spontanément se rendre service, travailler ensemble. Le travail en groupe, disent-ils, rend la tâche légère. Au cours de ce travail en groupe, ils discutent, se lancent des proverbes et des énigmes, chantent, etc. L’égoïsme et l’égocentrisme n’ont pas de place dans la société ancestrale. La communication, la communion et les échanges fraternels sont des règles de vie. Dans l’éducation traditionnelle, on met l’accent sur les relations entre pairs, entre petits et grands pour l’inculcation des savoirs, des savoir-faire et des valeurs. Les enfants forment des bandes, travaillent ensemble, acquièrent diverses aptitudes.
Notre souci est qu’on puisse utiliser ces atouts traditionnels enrichis des constructions et réflexions des auteurs que nous avons étudiés à l’école du Kasaï pour donner du sens à l’acte de connaître et faire avancer la recherche. Notre souci est d’utiliser la discussion et la collaboration pour inciter les élèves à mieux percevoir ce qu’ils apprennent afin qu’ils construisent leurs connaissances.
Pour la construction de la connaissance, il sied, comme le disait Piaget, de sortir l’individu de son égocentrisme spontané pour l’amener à se situer et se soumettre aux normes de la réciprocité et de la discussion objective. Avec les Anciens du Kasaï comme avec Piaget, nous estimons que l’individu n’a pas intérêt à centrer sur soi-même les relations qui l’unissent à son entourage. Il n’a pas intérêt à ne voir des choses et des personnes que de son propre point de vue, à ne les juger que par rapport à soi, s’il veut se construire et construire ses connaissances. Il est d’importance que l’individu sache situer son moi dans sa vraie perspective par rapport à celui des autres, qu’il sache l’insérer en un système de réciprocités impliquant une discipline autonome et une décentration de l’activité propre471. Il importe que l’individu abandonne ses attitudes subjectives ou égocentriques pour s’ouvrir au savoir constitué et construire ses connaissances.
Selon Soëtard, il est utopique, de prétendre penser pour soi-même, chacun est comme obligé de penser par-delà son moi sensible, d’entrer dans la discussion et d’aller jusqu’au bout de la raison472. Pour le développement de l’intelligence, il faut savoir inhiber les comportements impulsifs primaires pour promouvoir des comportements rationnels : la discussion, le débat, la critique, l’autocritique... nous font savoir les psychologues.011
A la faveur de la discussion et de la collaboration entre tous les membres impliqués dans le processus éducatif que les éducables comme les enseignants apprennent à surseoir à leurs impulsions pour accepter le principe d’une discussion argumentée, qu’ils apprennent que les conflits peuvent se résoudre autrement que par la violence physique ou verbale, qu’il est déloyal de soutirer l’accord de l’autre par la contrainte ou la supercherie, la flatterie ou la ruse, qu’ils apprennent à écouter l’opinion contraire à la leur même s’ils ne l’adoptent pas, à chercher ce qui est différent dans les arguments de l’autre mais peut enrichir leurs propres idées, à faire des concessions, etc.
Piaget disait que sans heurt avec la pensée des autres et l’effort de réflexion que cela entraîne, la pensée propre n’en serait pas venue à prendre conscience d’elle-même. L’esprit ne prend conscience de lui-même, n’existe psychologiquement parlant qu’à l’occasion d’un contact avec les choses et avec d’autres esprits. Le besoin de logique et de vérification naît du besoin social de partager la pensée des autres, de communiquer la sienne et de convaincre. C’est la discussion, la collaboration, les échanges qui incitent à la logique et à la vérification. C’est dans la coopération que la pensée humaine se construit et qu’on donne du sens à son acte de connaître.
Pour construire la connaissance, la raison dans ses entreprises a besoin de se soumettre à la critique et d’accepter la critique nous disait Kant. Chacun a besoin pour construire la connaissance de se mettre en question. La connaissance n’est pas le miroir des choses, mais le fruit de traductions et de reconstructions cérébrales à partir des signes captés et codés par les sens473. Elle n’est donc pas infaillible. Les théories, les concepts, les idées, les discours ne reflètent pas le réel, mais le traduisent de façon souvent insuffisante. Personne n’a le monopole du sens. C’est essentiel que chacun comprenne que la matière propre de sa connaissance est un aspect de la connaissance commune, que sa connaissance dépend de celle de tous les autres humains. La discussion et la collaboration permettent de s’en apercevoir. De plus, elles amènent à éviter les erreurs provenant des illusions de perception, du subjectivisme, des projections, des émotions, etc. Elles poussent chacun à approfondir ce qu’il croit connaître.
A la faveur de la discussion et de la collaboration, chacun peut revenir sur ses connaissances, en prendre conscience, les ajuster et mieux percevoir le sens des savoirs dispensés par l’école. La discussion peut permettre à l’élève de trouver un sens à ce qu’il apprend. Elle est un processus de construction du sens. Dans la discussion, « ‘on apprend à prendre la parole et à écouter les autres, pour approfondir sa compréhension à travers la diversité des réponses. On apprend à justifier ses réponses, à les argumenter, à vérifier leur pertinence par rapport aux problèmes posés, ce qui oblige à la cohérence des propos’ »474.
L’être humain est un peu égocentrique, ce qui est loin de favoriser la construction de la connaissance. La discussion et la collaboration libèrent de cet égocentrisme en le poussant à comprendre que son point de vue n’est pas le seul possible, à le coordonner avec d’autres points de vue, à situer son univers parmi les autres possibles, à se placer au point de vue d’autrui475. L’autocritique et la pratique de la discussion vont permettre à l’individu de prendre en compte d’autres points de vue, d’autres paramètres, d’autres sensibilités qui lui échappaient et de raisonner plus ou moins juste. Le sujet seul peut être obnubilé par une idée, par un aspect de la réalité ou un intérêt, la critique, la discussion et la collaboration vont lui permettre de se remettre en question. Et c’est l’objectivité qui y gagne. ‘« Il ne saurait se constituer, en effet, écrit Piaget, d’activité intellectuelle véritable, sous forme d’actions expérimentales de recherches spontanées, sans une libre collaboration des individus, c’est-à-dire en l’espèce des élèves eux-mêmes entre eux et non pas seulement du maître et de l’élève. L’activité de l’intelligence suppose non seulement de continuelles stimulations réciproques, mais encore et surtout le contrôle mutuel et l’exercice de l’esprit critique, qui seuls conduisent l’individu à l’objectivité et au besoin de démonstration’ »476.
Pour donner du sens à l’acte de connaître et faire avancer la recherche, la communication, la discussion, la collaboration entre l’enseignant et les apprenants, et entre les apprenants eux-mêmes sont donc de mise. L’enseignant est donc appelé à accepter la discussion et les critiques des apprenants, et même à les encourager pour la construction de leur connaissance.
Comme nous l’avons déjà indiqué, personne n’a le monopole du sens. L’apprenant n’en est pas complètement dépourvu. L’enseignant n’est pas l’unique portier et détenteur du savoir. Dans ce monde moderne les élèves accèdent au savoir de plusieurs façons : journaux, radio, télévision, Internet, leur recherche personnelle, etc. Ne serait-il pas convenable que l’enseignant se montre constamment ouvert, se remette en question et écoute les opinions de ses apprenants. Dans les choses si insensées soient-elles qu’ils peuvent dire, il y a parfois des lueurs dont ils peuvent se servir pour construire leurs connaissances. Et l’enseignant peut utiliser ces lueurs pour amener les apprenants à percevoir le sens de l’apprentissage et construire leur connaissance.
Il est important que l’enseignant incite les élèves à se communiquer ce qu’ils savent, à faire des recherches ensemble, à former des équipes, à se mettre ensemble et plancher sur un même sujet. Les aînés pourront aider les petits, et les plus doués les moins doués. Ce faisant, les doués approfondissent leurs connaissances et les autres profitent de leurs talents. Cela cadrerait mieux avec le concept de solidarité africaine et faciliterait la construction de la connaissance.
Pour faciliter la discussion entre les apprenants et leur maître, il serait préférable que le professeur dissocie le savoir de sa propre personne. Sinon la critique qu’un élève pourrait porter au savoir serait interprétée comme une attaque personnelle. Il serait pertinent de considérer le savoir constitué comme un troisième pôle vers lequel les deux autres pôles à savoir l’enseignant et les apprenants tendent.
PIAGET (J.), Où va l’éducation, p. 93.
SOËTARD (M.), Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, p. 118.
MORIN (E.), Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, p. 18.
BARTH B.(M.), op. cit., p. 215.
PIAGET (J.), De la pédagogie, p. 112.
PIAGET (J.), Où va l’éducation, p. 90.