De l’estime de soi

Dans la pédagogie traditionnelle du Kasaï il y a déjà cette préoccupation d’amener l’enfant à l’estime de soi pour qu’il puisse se motiver et améliorer ses performances. Mais pour le faire, on essaie de lui rappeler son appartenance au clan, on lui raconte les actes de bravoure de la communauté, de ses ancêtres, de ses parents, de ses aînés, etc. C’est d’ailleurs une des raisons d’être du chant poétique du Kasaï, kasala, qui raconte les actes de bravoure des Anciens et des Aînés, morts ou vivants. Pour donner l’estime de soi à quelqu’un et le motiver du même coup, on l’honore de titres de louange relatifs à son nom, à sa famille, à son clan, etc. Et habituellement, les individus pour avoir l’estime d’eux-mêmes et se mobiliser disent : moi, fils de tel ; moi, le frère, la soeur de tel ; moi de la famille de tel, etc., comment voulez-vous que je ne réussisse pas ? Mais il faut le reconnaître, on se soucie moins de faire découvrir à chacun ses propres potentialités, que de lui rappeler ce que les Aînés avaient fait dans le passé. La pédagogie moderne apporte à ce sujet à l’école du Kasaï une aide incontournable.

L’estime qu’on a de soi est un capital essentiel pour l’épanouissement personnel, le développement de son plein potentiel et la construction du sens, et le manque d’estime de soi est souvent un obstacle à l’avancement de l’être humain, à la construction du sens et à la réussite dans sa vie. « ‘L’enjeu pédagogique, écrit Barth, est d’aider l’apprenant à construire une image de lui-même qui soit valorisante à ses propres yeux, en l’outillant pour réussir ce qu’on lui demande à l’école : acquérir des connaissances. Dans le cas contraire, il risque de ne pas chercher à participer et à comprendre, de ne pas se sentir coresponsable de son apprentissage, voire de s’exclure’ »481. Nous souhaitons que l’école du Kasaï amène l’apprenant à l’estime de soi en s’appuyant non seulement sur ce capital traditionnel, mais surtout sur les constructions de la pédagogie moderne.

Selon Poletti, l’estime de soi se situe à deux niveaux : au niveau de l’agir (perception d’une compétence personnelle) et au niveau de l’être (la conviction intime d’avoir de la valeur en tant que personne). « ‘Avoir une bonne estime de soi, écrit Poletti, c’est se percevoir compétent et digne de respect. Avoir une mauvaise estime de soi, c’est ne pas se sentir digne de vivre pleinement, c’est croire que l’on n’est ‘pas assez bien’’ »482. L’estime de soi n’est pas de l’orgueil ou de l’arrogance, elle n’est pas surestimation de soi ni sous-estimation des autres. L’estime de soi rime avec connaissance de ses capacités et limites, et la reconnaissance de capacités et limites des autres. Elle rime avec la conscience de sa propre valeur et celle de chaque être humain. Et de plus, elle procure à l’apprenant du tonus pour donner du sens à son acte de connaître.

D’où il s’avère nécessaire de savoir revaloriser l’apprenant, d’avoir empathie et confiance en lui, de l’accepter comme une personne à part entière, avec ses droits propres, ses divers sentiments et ses propres potentialités, et de l’aider à les reconnaître. L’enseignant établira un climat dans lequel chacun sentira que ses possibilités personnelles sont appréciées et qu’on le juge capable d’apprendre et de progresser. Si, chaque fois que l’élève prend l’initiative d’une action par rapport à ce monde des êtres et des choses, il est brimé par l’éducateur, qui veut décider de ses actions, il n’aura pas une bonne image de lui-même et ne sera pas entreprenant par la suite. L’éducateur se doit de lui réserver une attitude d’accueil, de compréhension, de reconnaissance à l’occasion de ses initiatives et des situations d’action à lui offertes. Cette attitude d’accueil et de compréhension n’excuse, ni n’accuse. Elle invite à éviter les condamnations péremptoires comme si l’on n’avait jamais soi-même commis d’erreur. Si nous la préconisons, c’est pour humaniser les relations enseignant/apprenant et mettre ce dernier dans de bonnes dispositions. Ce qui favorise l’accueil des remarques, l’autocorrection et l’autodétermination.

Dans cette perspective, il conviendrait d’éviter au cours des apprentissages des jugements de valeur du type, « tu es incapable, tu ne pourras pas réussir, tu n’as pas d’esprit de créativité, etc. » A force de répéter tous ces jugements à l’apprenant, il peut finir par s’en convaincre ou douter de lui-même. Ce qui n’est pas mobilisateur. Personne n’est incapable en tout, il y a des choses dans lesquelles il réussit, dans lesquelles il a un esprit de créativité. On voit souvent ceux qui échouent dans les tâches abstraites à l’école réussir dans des tâches concrètes à la cité. On ne peut pas réduire un être humain à son erreur, à son crime, au plus mauvais fragment de son passé, à la plus petite partie de lui-même. C’est au pédagogue de découvrir même chez le plus paresseux ce qu’il a de positif, lui en faire prendre conscience afin de le mettre sur le chemin de la réussite.

Les humiliations infligées à l’apprenant sont souvent un obstacle à l’estime de soi et à l’effort qu’il peut faire pour se dépasser. Il importerait d’éviter de l’humilier et de s’en prendre à sa personne. N’est-il pas préférable de s’en prendre à la faute commise pour aider son auteur à s’améliorer plutôt qu’à la personne qui l’a commise ? Dans le même ordre d’idées, nous souhaitons qu’on s’interdise de se moquer des apprenants qui ne savent pas répondre aux questions ou qui commettent des fautes. Les moqueries de leurs camarades ou de leur enseignant ne font qu’ajouter au manque de confiance en eux. C’est même traumatisant pour certains. N’est-il pas vrai que tout le monde a besoin d’être reconnu, apprécié, estimé pour s’estimer soi-même ?

Ainsi incombe-t-il au pédagogue de revaloriser l’apprenant par ce qu’il sait, lui donner les sentiments de compétence en bien le positionnant devant une tâche pour qu’il ait lui-même les preuves dans sa compétence. Il ne s’agit pas de dire tout simplement à l’élève : ‘tu es capable, tu es capable’, mais de faire en sorte qu’il ait lui-même les preuves de ses capacités dans des actions bien calibrées par l’enseignant. Il s’agit de limiter la difficulté de la tâche à un niveau qui est accessible à l’apprenant, de le confronter à des tâches qui sont dans sa zone proximale de développement. On ne peut pas l’oublier, autant la motivation procure la réussite, autant la réussite accroît la motivation et la construction du sens.

Notes
481.

BARTH (B. M.), op. cit., p. 214.

482.

POLETTI (R.) & DOBBS (B.), L’estime de soi. Un bien essentiel, St Julien-en-Genevois, Jouvence, 1998, p. 14.