Conclusion : vers une pédagogie de la personne

Au terme de ce travail, que l’on nous permette de faire le point. Dans la pédagogie traditionnelle du Kasaï, la personne est quelque peu oubliée. L’accent est mis sur la société et la communauté. Les éléments de la société exercent les uns sur les autres une pression pour la conservation de la société, et du coup on ne se soucie pas du développement plénier de la personne. L’éducation est une adaptation des individus aux réalités sociales existantes.

Nous avons reconnu à l’éducation traditionnelle le mérite de mettre les éducables au contact des choses et des personnes dans les apprentissages, de faire en sorte qu’ils fassent leurs expériences. Mais si l’éducation traditionnelle met les apprenants au contact des choses de leur environnement, on n’attend pas d’eux qu’ils découvrent et construisent ce qui serait en contradiction avec les us et les usages de la société, et de ce fait mettrait en péril l’équilibre social. On veut qu’ils découvrent ce que la société a déjà construit. L’on ne permet à personne de voir les choses autrement que les ancêtres. Si l’éducation traditionnelle du Kasaï met en exergue les rapports humains, les contacts des adultes et des jeunes, les contacts entre pairs, c’est aussi dans le souci d’exercer la pression des uns sur les autres afin que la tradition se conserve. Celui qui sort du lot pour se lancer dans des voies nouvelles se verra délaissé par ses camarades ou par la société. Il n’aura pas d’autre issue que de revenir dans le moule social.

Les techniques pédagogiques utilisées visent à conserver et perpétuer les acquis sociaux. L’éducation tâche de transmettre de génération en génération les mêmes proverbes, devinettes, fables, contes, récits, chants, conceptions du monde. Elle ne permet à personne de les remettre en question, d’autant plus qu’ils sont fondés sur le sacré et le religieux. Leur mise en cause, selon la tradition, entraînerait le déséquilibre social et cosmique.

Les rites d’initiation qui sont l’apothéose de l’éducation cherchent à vérifier si les adolescents qu’on va agréger au monde adulte ont acquis la science, les techniques, les conceptions, les comportements acceptés dans leur société. De plus, par ces rites, on cherche à combler les lacunes et à dispenser d’autres enseignements dont les postulants, à l’âge adulte, ont besoin pour s’adapter à leur société, et entrer dans le moule social.

Le but de la pédagogie ancestrale est de faire en sorte que les éducables voient les choses comme on les voit dans leur société, pensent, agissent comme le commun de la société. Cela ne peut nullement permettre à la société de progresser. Pour que la société fasse des progrès, il faut, comme estime Bergson, des hommes qui tentent de dépasser le sens commun par une meilleure perception des rapports nouveaux entre les choses ; il faut des personnes qui, par leurs recherches, réflexions, initiatives, esprit d’entreprise et créations tirent la société et l’humanité en avant ; il faut des personnes qui travaillent à leur ennoblissement et à celui de la société entière.

Le système scolaire actuel du Kasaï est certes une avancée par rapport à l’éducation traditionnelle, mais la personne y est encore oubliée. Les apprenants s’ouvrent aux acquisitions de l’humanité déposées dans les sciences qu’on leur enseigne. Ils conceptualisent et s’ouvrent à l’universel. La société a sélectionné certaines habitudes et connaissances construites grâce au génie humain qu’elle distille aux éducables. Ce sont les apprentissages sociaux que l’école transmet. Et les élèves sont soumis aux effets de la pensée socialisée par laquelle s’expriment les savoirs et les conventions acceptés. Les maîtres se satisfont de dispenser les acquis de l’humanité sélectionnés dans les programmes scolaires. Ils façonnent des élèves pour les rendre conformes à des modèles. Le système scolaire ignore l’environnement du Kasaï. Les élèves se contentent des idées et des concepts enfermés dans les mots. Les individus sont donc perdus dans le savoir abstrait. Un autre ennui est que depuis 1961, les programmes n’ont pas évolué. On répète les mêmes choses depuis plus de 40 ans.

L’école du Kasaï ne favorise pas l’observation et la curiosité des éducables. Elle ne met pas les apprenants au contact des choses de leur environnement. Elle ne les rend pas chercheurs et créateurs. L’école s’occupe des savoirs constitués sans se soucier de la situation réelle des apprenants. Et pourtant, comme le dit Mounier, « ‘L’acceptation du réel est la première démarche de toute vie créatrice. Qui la refuse déraisonne et son action déraille. Mais cette acception n’est qu’un premier pas. Trop m’adapter, c’est me livrer à l’esclavage des choses’ »483. L’école actuelle du Kasaï ne libère pas tous les talents et toutes les intelligences des apprenants pour qu’ils soient à mesure de s’ennoblir et de pousser leur société et l’humanité en avant.

De tout cela, il ressort que l’école du Kasaï ignore la personne. La personne est perdue dans le savoir, dans l’abstraction. L’école actuelle s’avère incapable de mobiliser les diverses potentialités des apprenants pour la plénitude de leur développement et le progrès de la société du Kasaï. La pédagogie de l’école n’étant pas fondée sur les contacts avec les choses, les apprenants ne sont pas à même de rester en contact avec leur réalité tout en sachant prendre la hauteur pour la faire progresser. Leur esprit d’entreprise et de créativité est bridé.

Voilà pourquoi dans la deuxième partie nous avons cherché à savoir comment certaines personnalités ont analysé le concept de connaissance, ont cherché à savoir comment elle peut se construire et comment on peut la faire acquérir à l’apprenant pour sa promotion et celle de l’humanité. En étudiant Aristote, dans la première section de la deuxième partie, nous avons appris que la connaissance prend son point de départ dans la sensation, dans le contact de la personne avec les choses. C’est la contemplation de choses particulières qui permet de découvrir l’universel. L’induction et le travail du noùs donnent accès aux prémisses sur lesquelles se fonde la science. Sans la sensation il n’y a pas de connaissance. La matière et la forme coïncident en toute chose. Il faut aller par-delà la matière et découvrir la forme, l’essence, l’universel. Et c’est l’universel qui est l’objet de la science. L’on n’oubliera pas qu’on ne le découvre que grâce à l’expérience personnelle et à la contemplation personnelle des choses. C’est chaque humain qui doit construire sa connaissance. Le savoir ne se transmet pas, il se crée. C’est chacun qui doit créer le sien.

A la faveur de cette théorie, Aristote a su combattre les sophistes qui logeaient le savoir dans la matière, le particulier et l’accidentel, et Platon qui reléguait la connaissance et la science dans le monde des Idées. Les sophistes en se contentant des apparences, des particularités, des accidents, des mots qu’ils ne définissent pas clairement, ne pouvaient acquérir la connaissance. Et Platon en séparant la matière de la forme, en considérant les choses visibles comme les reflets des Idées rendait impossible l’étude scientifique de la nature.

Selon Kant, pour construire la connaissance, il faut l’expérience et les concepts. Sans l’un de deux éléments aucune connaissance n’est possible. C’est chaque personne qui doit construire sa connaissance dans les contacts avec les choses et en les subsumant dans les concepts. Mais l’individu ne construit pas la connaissance en toute indépendance. Il dépend du donné sensible. Il dépend de la communauté. Le concept de totalité est inscrit dans son entendement. Il faut qu’il soit en rapport avec les autres hommes, avec sa communauté particulière et la communauté humaine en général. Il importe qu’il fasse l’autocritique et accepte les critiques. La communication interpersonnelle est d’importance pour la construction de la connaissance.

Rousseau nous a montré comment on peut connecter les concepts et les expériences dans l’apprentissage pour que l’élève construise ses connaissances et devienne homme. Il importe à l’enseignant, nous a-t-il fait remarquer, de partir de l’expérience de l’élève pour l’amener à construire sa connaissance, ou de partir des savoirs constitués et amener l’élève à en faire usage dans son environnement. C’est à l’apprenant qu’il appartient de construire ses connaissances. Il doit savoir de lui-même trouver les rapports entre les choses, lier les idées, inventer les instruments de recherche. Le maître n’a pas à conduire tout le temps la tête de l’apprenant. L’enfant doit être le découvreur de son savoir. Il appartient au pédagogue de savoir tenir compte de lois de développement de l’enfant, d’utiliser son intérêt présent pour faire passer son enseignement. Pour mieux mobiliser l’enfant, il importe qu’il voie l’utilité de ce qu’il apprend, conçoive bien ce qu’il apprend et l’usage qu’il va en faire.

Après ce parcours philosophique, nous pouvons définir la personne comme un individu qui est lui-même, mais en relation avec les choses et les personnes, en relation avec la communauté particulière et la communauté humaine en général. La personne est un noeud de relations. Elle vit dans son environnement, et s’ouvre à l’universel. Elle est adaptée à sa société et a le pouvoir d’orienter cette société vers un mieux être. Elle vit dans le présent, tout en cherchant à construire un avenir meilleur non seulement pour elle, mais aussi pour l’humanité. Elle fait ses expériences librement, elle est curieuse et créative...

Dans la deuxième section de la deuxième partie nous avons cherché à savoir comment certains pédagogues, qui ont contesté l’enseignement abstrait et conservateur que favorise la société, s’y sont pris pour amener les apprenants à construire leur connaissance, à être créateurs et inventifs. A y regarder à deux fois, tous recherchent le développement plénier de la personne, le progrès de la société et de l’humanité.

Pestalozzi, dont l’Anschauung, le choc des choses, est le fondement absolu de la connaissance et de l’éducation, confronte les apprenants aux choses de leur environnement. Il tient à ce que toute connaissance soit tirée de l’expérience sensible et y soit rapportée. Il organise des choses telles que les apprenants dans leur expérience construisent leur connaissance. Dans les différentes disciplines qu’il organise les apprenants voient, manipulent, entendent, dégustent, sentent les choses de leurs conditions d’existence. Ils acquièrent leur connaissance dans l’action. Ils se familiarisent d’abord avec ce qui se passe autour d’eux avant d’aller plus loin. Le pédagogue ouvre les yeux des apprenants à leurs conditions d’existence, à leurs besoins, et les aide à y travailler et à les maîtriser.

Dans les apprentissages qu’il donne, Pestalozzi cherche à ce que l’apprenant se lance dans des voies qui l’intéressent et se constitue en oeuvre de soi-même. Il accepte les initiatives de chaque apprenant, cultive son sens d’observation et sa curiosité. Il lance chacun dans la direction dont ses talents peuvent éclore et s’exprimer. Il développe la faculté créatrice de chacun en se servant de la situation réelle, de besoins de l’apprenant. Le but que Pestalozzi poursuit dans l’étude de chaque science, c’est le perfectionnement de la nature humaine484. Le savoir n’est pas une fin en soi. Il doit permettre de faire avancer la personne, la société et l’humanité.

Même pour l’éducation morale, le but poursuivi par Pestalozzi à Stans est l’ennoblissement et l’autonomisation de la personne. Le pédagogue suisse s’appuie sur l’environnement pour développer la personnalité de l’éducable. Il en appelle constamment à sa liberté, à sa responsabilité et à sa conscience. Il fait en sorte que l’enfant soit mû par une liberté capable de se régler. L’éducation se fait dans un climat de confiance et de respect réciproques. L’éducateur suisse organise son éducation de sorte que l’apprenant se fasse une opinion morale à partir des réflexions sur sa vie et ses conditions sociales, et devienne autonome.

Freinet accorde beaucoup d’importance à l’environnement social dans ses dispositifs d’apprentissage. L’école est pour la vie, d’après le pédagogue français. Les préoccupations sociales et individuelles, les contingences de la vie sont le moteur de tout apprentissage. Freinet considère toujours l’apprenant comme un membre d’une communauté. Des besoins essentiels de la communauté découlent les techniques manuelles et intellectuelles, et les matières enseignées. Freinet plie les connaissances, l’instruction et l’initiation aux nécessités supérieures de l’individu et du groupe. Il vise la réalisation de l’harmonie individuelle dans l’harmonie sociale et humaine.

A l’école Freinet, les éducables apprennent à conquérir et à dominer leur milieu. Ils apprennent à produire et inventer, d’autant plus que le travail est mis au centre des activités scolaires. Le travail scolaire est conçu comme un adjuvant de l’acquisition et de la formation intellectuelle. D’après Freinet, le travail répond aux tendances essentielles de l’individu : monter, s’enrichir matériellement, intellectuellement et moralement, maîtriser la nature pour la perpétuation de l’espèce. Freinet estime que par leur travail et leurs créations, les apprenants doivent faire progresser l’humanité. Le savoir abstrait, le savoir qui n’est pas accroché, est d’une générale inutilité pour le perfectionnement de l’homme485. Par leur expérience et leur travail, les éducables construisent non seulement leurs connaissances, mais aussi leur personne.

Dans l’école Freinet, les élèves travaillent avec les outils adaptés, agissent, font des expériences tâtonnées. Car, pense-t-il, le travail distille la pensée, et celle-ci agit par réaction sur les conditions de travail. Les élèves mesurent les choses, recherchent les rapports entre les choses, les comparent, etc. On les habitue à se méfier des opinions reçues, à douter, à se persuader, par l’expérience qu’ils font eux-mêmes, à l’aide de leurs sens et des instruments mis à leur disposition. Ils font des excursions, des classes-promenades, ils entrent en relation avec leur milieu ambiant. Ils prospectent autour d’eux, interrogent les parents et les vieux du village. Ils se communiquent dans la correspondance ce qu’ils découvrent dans leurs recherches, etc. Pour qu’ils puissent perfectionner leur travail, satisfaire leurs besoins, on permet à chacun de travailler à son propre rythme, etc.

Chez Piaget, nous avons découvert que l’individu construit ses connaissances et son intelligence en assimilant les choses de sa condition et en s’accommodant à elles. Il incorpore le monde extérieur à son activité propre et essaie de réajuster ses schèmes en fonction des transformations subies et des particularités propres aux éléments à assimiler. Le développement de l’intelligence et des connaissances procède des constructions successives avec élaborations constantes des structures nouvelles.

Une des sources de ce développement se trouve dans les déséquilibres qui obligent le sujet à dépasser son état actuel et à aller dans des directions nouvelles. Ce sont eux le moteur de la recherche. Mais cependant ils ne jouent que le rôle de déclencheur. La source réelle du progrès se trouve dans la rééquilibration amenant à l’amélioration de la forme précédente. L’équilibre ainsi obtenu est toujours provisoire. La connaissance est une construction continuelle. Toute connaissance consiste à soulever de nouveaux problèmes au fur et à mesure qu’elle résout les précédents. L’équilibration cognitive n’est jamais un point d’arrêt, sinon à titre provisoire.

Le développement de l’intelligence et des connaissances procède aussi des actions effectives et des expériences du sujet. Les opérations intellectuelles ne sont ni seulement sociales, ni seulement individuelles, mais elles expriment les coordinations générales des actions qui peuvent être exécutées en commun ou au cours d’adaptations individualisées.

Piaget affirme avoir découvert que la décentration et la coopération sont une des sources du développement intellectuel. La collaboration et la discussion entre les hommes entraînent la relativité des notions, la prise de conscience et la vérification nécessaires à la construction de la connaissance. C’est quand on sort de soi-même et qu’on établit des relations normales et communes avec les autres hommes qu’on peut penser rationnellement.

Voilà pourquoi Piaget préconise des méthodes actives dans l’apprentissage et s’en prend à l’école traditionnelle qui n’exerce que la pensée verbale. Si l’on veut que l’apprenant construise ses connaissances, il faut qu’il soit mis au contact des choses, confronté aux situations et problèmes de son environnement afin qu’il cherche à les résoudre, qu’il fasse ses expériences, agisse et collabore aussi bien avec ses enseignants qu’avec ses collègues, conquière la vérité par lui-même.

Dans la troisième partie de notre travail, nous avons donné quelques principes directeurs pour la pédagogie de la connaissance au Kasaï. Ces principes et propositions prennent en compte certaines intuitions de l’éducation traditionnelle et les réflexions et constructions des auteurs que nous avons étudiés. Ils mettent l’accent sur l’apprenant lui-même, une personne qui est membre d’une communauté et doit s’ouvrir à l’universel.

Nous avons montré, dans le premier chapitre de cette dernière partie, titré ‘le retour aux choses’, les liens qui existent entre l’éducation traditionnelle du Kasaï et les constructions des auteurs que nous avons étudiés pour indiquer que les principes que nous proposons pour le Kasaï tirent leur origine dans l’environnement du Kasaï. Et pour éviter l’amalgame entre l’éducation traditionnelle et l’Education nouvelle, nous avons montré les différences qui existent entre elles. Dans la pédagogie moderne le rapport à l’environnement est mis au service de la construction de l’intelligence de l’enfant à travers une méthode qui peut être dite naturelle, mais qui est en fait une pédagogie construite. Les auteurs étudiés mettent l’accent sur les individualités qui, s’appuyant sur les ressources sociales passées et présentes, et sur leurs propres ressources, sont appelées à se construire, à construire leur société et l’humanité. Tandis que pour l’éducation ancestrale, il s’agit d’une méthode purement naturelle, on puise les choses dans la nature. L’éducation est une simple socialisation. Et l’individu est méconnu.

Pour la construction de connaissances, l’objet du deuxième chapitre, nous appuyant sur les éléments de l’éducation traditionnelle ancestrale et les éléments de la construction technique, nous avons préconisé une pédagogie qui articule les concepts et les savoirs constitués avec l’expérience de l’apprenant. L’on peut partir du concret et aider l’apprenant à découvrir les concepts et la théorie, ou partir des concepts et de la théorie et aider l’apprenant à en faire usage dans des situations concrètes. Nous avons aussi préconisé que l’on mette l’accent sur les savoirs essentiels afin de permettre à l’apprenant de bien percevoir ce qu’il apprend et construire ses connaissances.

La pédagogie de la connaissance que nous proposons pour le Kasaï veut qu’on suscite l’intérêt de l’apprenant pour ce qu’il apprend, qu’il voie l’utilité de ce qu’il apprend afin qu’il puisse s’investir. On fera en sorte que l’éducable se rende compte que les apprentissages répondent à ses besoins, contribuent à résoudre ses problèmes d’existence. La pédagogie de la personne que nous préconisons veut qu’on sache relier les connaissances pour l’efficacité de l’action de l’apprenant. On n’apprend pas que pour apprendre et empiler les connaissances. Il importe que les apprentissages contribuent à améliorer sa situation dans son environnement, à faire avancer sa société. Cela n’est pas possible si les connaissances sont purement segmentaires.

Nous avons plaidé pour une pédagogie qui favorise la recherche et l’acquisition de l’esprit scientifique. Au Kasaï, il y a beaucoup de choses au sujet desquelles on ne s’interroge pas : conceptions, savoirs, techniques, valeurs... Ainsi conviendrait-il d’amener les élèves à faire la recherche, à contrôler les vérités apprises, à examiner les idées reçues, à étudier les choses avec les instruments appropriés. Nous avons préconisé que l’enseignement porte davantage sur les démarches scientifiques, sur la recherche que sur les résultats de la recherche. Nous avons prôné que l’apprenant devienne un homme de bon sens qui dépasse le sens commun par une meilleure perception des rapports nouveaux entre les choses, entre les paramètres pour faire avancer la société du Kasaï. L’enseignant s’appuiera aussi sur les équipes de travail et de recherche pour aider les apprenants à construire leurs connaissances.

Le pédagogue cherchera à articuler l’universel humain et les particularités. On tiendra compte des particularités de chaque apprenant : ses intelligences propres, ses images mentales, ses idiosyncrasies... L’on ne traitera pas l’apprenant comme un être moyen et anonyme, on ne le réduira pas aux lois et aux savoirs constitués par les sciences de l’homme. La pédagogie centrée sur la personne ne s’enferme pas dans les savoirs construits par les sciences humaines et les méthodes pédagogiques. Les individus avec la liberté qui les caractérise n’obéissent pas toujours aux théories générales dans lesquelles les sciences humaines les enserrent. On ne sacrifiera donc pas l’individuel au profit de l’intelligible. Il est important que pédagogue amène chacun à construire ses connaissances et à devenir lui-même, à atteindre la plénitude de son développement. Nous avons aussi préconisé que l’enseignant amène l’apprenant à prendre conscience de son mode de fonctionnement, à s’interroger sur ses stratégies, à réorganiser de façon critique ses connaissances, à remettre en question ses points de vue fondamentaux, à découvrir et utiliser les forces qui sommeillent en lui pour qu’il puisse grandir et se réaliser.

Pour mettre la personne dans les conditions lui permettant de mobiliser toutes ses ressources et de donner du sens à l’acte de connaître, nous avons passé en revue certains gestes, attitudes et comportements. Nous avons parlé notamment du respect et de l’affection dans les relations entre les apprenants et leur enseignant. Le respect mutuel et les attitudes affectueuses favoriseraient les apprentissages, tandis que le respect unilatéral et le manque d’affection les bloqueraient. L’apprenant est une fin en soi et mérite respect et confiance. La contrainte qui s’impose dans les apprentissages est appelée à ouvrir à la liberté autonome. Celle-ci permet de faire des recherches personnelles et des acquisitions constructives. La contrainte pour la contrainte et la liberté qui ferait fi des apprentissages socialisés, de la communauté, de la nature empêcheraient le développement de la personne. La discussion et la collaboration entre les élèves et l’enseignant, et entre les élèves eux-mêmes, permettraient à la personne de donner du sens aux apprentissages, et, à sa vie, une grande densité de sens. Il importe aussi que la personne pour se structurer, développer ses connaissances et donner du sens à l’acte de connaître prenne conscience de ses apprentissages, les intériorise, les conserve sous forme d’images mentales, auditives ou visuelles. Le fait d’amener l’apprenant à l’estime de soi-même l’inciterait à mobiliser ses potentialités, à libérer ses capacités d’initiative et à réussir dans ses activités. Dans ce cadre, il appartiendrait à l’enseignant de valoriser l’apprenant, de l’accepter comme une personne à part entière, avec ses droits propres, ses divers sentiments et ses propres potentialités.

Dans notre introduction et dans la première partie du travail, nous parlions de l’école du Kasaï qui sécrète échecs, abondons, chômage, immoralité. Au terme de ce travail, certains qui pensaient trouver des solutions toutes faites pour résorber la crise de l’éducation au Kasaï sont peut-être déçus. La troisième partie ne donne pas des solutions mais seulement quelques pistes, suggestions et principes. En tout cas, à notre humble avis, des solutions toutes faites qu’on n’aurait qu’à mettre en application dans chaque salle de classe ne peuvent que s’avérer illusoires.

Aucun savoir, aucune technique, aucune méthode ne peuvent recouvrir la fin que l’éducation poursuit à savoir que l’apprenant se constitue en oeuvre de soi-même comme disait Rousseau ou Pestalozzi. Aucun savoir, aucune technique, aucune méthode ne peuvent contraindre l’apprenant à se mettre sur le chemin de la réussite. Nous avons donné des principes et propositions pour que l’enseignant soit informé de certaines choses qu’il pourra agencer, moduler, faire évoluer, réinventer au regard des sujets en présence. Notre préoccupation est que l’enseignant considère chaque apprenant comme une personne, use de tous les moyens que lui procurent l’environnement et les sciences de l’homme pour le pousser de l’avant. Notre préoccupation est que l’enseignant travaille la particularité pour la mettre sur le chemin de son accomplissement et l’ouvrir sur l’universel. L’on ne peut l’oublier, chaque apprenant a en lui le libre arbitre, il a en lui la force d’orienter les choses vers son accomplissement et celui de l’humanité. Au professeur d’éveiller, de stimuler et d’instrumenter cette force. Et à l’apprenant de se constituer en oeuvre de soi-même. Voilà pourquoi nous plaidons pour une pédagogie de la personne.

Notes
483.

MOUNIER (E.), Le personnalisme, Paris, P.U.F., 1947, p. 25.

484.

SOËTARD (M.), Pestalozzi ou la naissance de l’éducateur, p. 383.

485.

FREINET (C.), OEuvres pédagogiques, tome 1, p. 431.