1.2.2. evolution historique et perspectives de la notion de travail

La réflexion qui est menée sur la question du travail dans notre société nous force à reconnaître que le travail constitue depuis deux siècles le rapport central, celui autour duquel s'organise ce que l'on nomme le contrat social, qui permet de définir les fondements sur lesquels asseoir la hiérarchie de salaires et des positions. Le fait d'exercer un travail est la condition majeure d'appartenance sociale, le facteur essentiel d'identité. La question à repréciser et débattre n'est pas la disparition du salariat, mais plutôt son repositionnement dans l'équilibre de notre société.

Plusieurs thèses s'affrontent concernant la mutation du travail dans notre société (Weinberg, 1996 122 ). On pourrait globalement les regrouper autour de deux pôles.

Selon certains le travail touche à sa fin et « la tendance à long terme de nos société est de voir disparaître le travail salarié ; il faut donc apprendre à penser la société et l'insertion de l'individu autrement que par le travail. L'évolution économique et technique condamne invariablement le travail à sa disparition progressive » (Meda, 1995 a 123 , b 124 et c 125  ; Rifkin, 1996 126 ) .

A en croire Jeremy Rifkin, « nous entrons dans une nouvelle phase de l’histoire du monde : de moins en moins de travailleurs seront nécessaires pour produire les biens et les services destinés à la population de la planète » (Rifkin, 1996 127 ). Selon cet auteur, le problème de fond vient de ce que l’unique « secteur émergent est celui du savoir : une petite élite d’innovateurs industriels, de scientifiques, de techniciens, d’informaticiens, d’intellectuels aux qualifications diverses, d’enseignants et de consultants. Ce secteur grandit, certes, reconnaît-il, mais nul n’espère le voir absorber davantage qu’une faible part des centaines de milliers d’individus qui seront balayés au cours des décennies à venir par la déferlante des percées technologiques que nous préparent les sciences de l’information et de la communication ».

C’est à la fois un immense espoir et une grande source d’inquiétude. On peut imaginer d’un côté qu’est ainsi rendue possible une nouvelle et importante décroissance du temps de travail, comme l’envisageait théoriquement Marcuse qui, tout en n’y croyant pas (« La société industrielle avancée est mobilisée en permanence contre cette possibilité », écrivait-il), voyait dans l’automation la possibilité d’inverser la relation entre le temps libre et le temps de travail, et de voir celui-ci devenir marginal par rapport à celui-là (Marcuse 1963 128 ).

La crise de l’emploi, c’est aussi celle du travail, comme en font foi les nombreuses publications sur ce sujet. Citons par exemple les publications de Déjours (1993 129 ) ; Méda (1995 130 ), le travail est une valeur en voie de disparition…

Des extrémistes, tels Gorz proclament également « la fin de la centralité du travail dans la vie sociale. « Parce que la forme travail impliquant l'identification et la grande entreprise et mobilisation pour ses résultats ne concernent, en fait qu'une minorité d'actifs, le travail aurait perdu sa centralité et sa fonction de grand intégrateur », avant d'ajouter » cette forme d'intégration à une culture d'entreprise" ne constitue pas une véritable "intégration sociale" (Gorz, 1988 131 ). Pour Gorz, l'idéologie managériale et l’affaiblissement des syndicats constituent les deux vecteurs ayant entraîné la perte de centralité du travail.

A l'opposé de ce courant philosophique contestataire, d'autres auteurs pensent au contraire qu'il faut redonner au travail une place centrale en stimulant les forces de production. C'est la thèse défendue par Dubar, Dejours et De Bandt (1995 132 ). Dubar (1993 133 ) affirme que « Le travail reste le lieu privilégié des constructions identitaires ». « Le travail devient toujours plus central : à la fois parce qu'il est pour le plus grand nombre, la forme obligée d'activité pour accéder aux ressources matérielles et immatérielles nécessaires pour vivre dans nos sociétés, et aussi parce qu'il devient de plus en plus la forme de réalisation des activités humaines, quelle qu'en soit la nature ».

La réflexion prospective consacrée au travail et à l'emploi à l'horizon 2015, qui est conduite par le commissariat général du plan (1994), et présidée par Boissonnat (1995 134 ) conclue que dans 20 ans, on ne travaillera plus comme aujourd'hui, mais que « même si la technologie permet d'économiser du travail et même si les revenus sont moins liés à l'exercice d'un emploi, celui-ci restera à l'horizon de 20 ans un moyen essentiel d'insertion sociale ». « Ce n'est pas avant longtemps que le travail cessera d'être perçu comme un moyen d'insertion sociale et aussi, comme une garantie de l'autonomie de chacun, persuadé qu'en multipliant les lieux d'intégration il élargit son champ de liberté personnelle ».

Le fait que le travail soit en crise ne signifie pas pour autant que les valeurs de travail soient en question et surtout, que le travail ait perdu de sa valeur, au contraire (Morin et Cherré, 1999 135 ).

C’est un fait que le travail lui-même constitue une valeur importante pour la majorité d’entre nous, comme l’ont démontré plusieurs enquêtes faites à différentes reprises sur les populations variées Morin, (1997 136 ) ; Morse et Weiss, (1955 137 ) ; Tausky, (1969 138 ) ; Kaplan et tausky, (1974 139 ) ; Mow, (1987 140 ) ; Vecchio, (1990 141 ). Ignorer ou négliger cette valeur ne peut qu’entraîner des conséquences néfastes autant sur les comportements individuels et sociaux que sur les résultats organisationnels.

Ce n’est pas de la fin du travail qu’il s’agit mais de son éclatement, de l’accroissement de sa diversité dans ses formes, ses changements et ses représentations (Thévenet, 1999 142 ).

Ce ne sont que des thèses philosophiques et sociologiques qui n'ont jamais été confirmées par des résultats de recherches, mais elles ont au moins l'intérêt d'alimenter le débat, qui gagnerait sans soute en clarté si davantage d'études empiriques étaient réalisées.

Notes
122.

Weinberg A., « L'avenir du travail, déclin ou renouveau ? », Sciences humaines, vol., n°59, mars, 1996, p. 36-39.

123.

Meda D., « Le travail, une valeur en voie de disparition », Paris, Alto Aubier, 1995, p.359

124.

Meda D., « La fin de la valeur "travail" », Esprit, n°214, 1995.

125.

Meda D., « Désenchanter le travail », L'expansion Management Review, septembre 1995, p.74-81

126.

Rifkin J., « La fin du travail », Paris, La découverte, Préface de Michel Rocard, 1996, p. 453

127.

Rifkin J., « La fin du travail », op.cit., p.453, p.14-15

128.

Marcuse H., « Eros et civilisation. Contribution à Freud », Minuit, 1963, p. 10

129.

Déjours C., « Travail et usure mentale. Essai de psychopathologie du travail », Bayard Editions, Paris 1993.

130.

Meda D., « Le travail, une valeur en voie de disparition », op.cit., 1995, p.359

131.

Gorz A., « Métamorphoses du travail - Quête de sens », Paris, Ed. Galillée, 1988, 303 p.

132.

Dubar C., Dejours C. et DeBandt J., « La France malade du travail », Paris, Bayard, 1995.

133.

Dubar C., « Le travail, lieu et enjeu des constructions identitaires », Projet, n°236, 1993, p. 41-48

134.

Boissonnat J., « Le travail dans vingt ans », Paris, Editions Odila Jacob/la documentation française, 1995, 373 p.

135.

Morin E. et Cherré B., « Les cadres face au sens du travail », RFG, « Le retour du travail », n°126, novembre-décembre 1999, 210 p. pp. 83-93, 10 p.

136.

Morin E.M., « Le sens du travail pour des cadres francophones », Revue de psychologie du travail et des organisations, vol. 3, n° 2 et 3, 1997, p. 26-45.

137.

MORSE N.C. et WEISS R.C, « The Function and Meaning of Work and the Job », American Sociological Review, vol. 20, n°2, 1955, pp.191-198

138.

Tausky C., « Meaning of Work among Blue-collar Men », Pacific Socio-logical Review, Vol. 12, n°1, 1969, p.49-55.

139.

Kaplan H.R. et Tausky C., « The meaning of Work Among the Hard-core Unemployed », Pacific Sociological Review, Vol. 17, n°2, P ;185-198, 1974

140.

Mow International Research Team, « The Meaning of Working », Academic Press, New York, 1987

141.

Vecchio R., « The Function and Meaning of work and the Job : Morse and Weiss (1955) revisited » Academy of Management Journal. Vol. 23, n°2, 1990, p. 361-367.

142.

Thévenet M., « Le retour du travail et la fin de la gestion des ressources humaines », Introduction, RFG, « Le retour du travail », n°126, novembre-décembre 1999, 210 p., pp. 5-11.