Nous proposons dans cette section de positionner nos travaux de recherche dans le prolongement de certaines réflexions théoriques sur les organisations. Cette revue de la littérature est relativement sommaire, nous nous efforçons de rendre compte de l’importante contribution des auteurs que nous citons.
Les théories classiques sont d’abord une tentative d’introduction d’un modèle rationalisant les activités d’exécution de l’entreprise. Les théories classiques recherchent en effet, une rationalisation du travail pour accroître l’efficacité productive des organisations 170 (Taylor (1911), Fayol (1916), Weber (1949)).
Le taylorisme repose sur deux fondements 171 . Le premier concerne le développement d’un système d’organisation fondé sur la spécialisation fonctionnelle qui remet ainsi en question le principe de la ligne hiérarchique et linéaire. Le second repose sur la définition, par la direction de l’entreprise, de règles et de lois destinées à formaliser l’exécution, par les agents de production, de tâches nouvelles. Afin de réduire les difficultés liées à l’anticipation, la préparation et la coordination des tâches, Taylor pousse à l’extrême le principe de division du travail, donnant ainsi naissance au management scientifique.
Selon cette nouvelle organisation du travail, les savoir-faire liés à un métier sont transformés en normes (Gilbreth, 1922 172 ) grâce à l’étude des temps et des actes élémentaires. Coriat (1979 173 ) analyse des activités de base du travail et les allocations de temps unitaires pour les accomplir. Ce schéma de réalisation du travail s’applique essentiellement lorsque les activités sont routinières, répétitives et organisées selon des procédés (March et Simon, 1974 174 ), comme cela est le cas au sein de d’entreprises de production standardisée. Cette théorie permet donc de concevoir un processus de travail dont l’impact est considérable et favorise ainsi l’essor de la production de masse (Coriat, 1979 175 ).
Ce modèle favorise ainsi la décomposition des tâches, sous la supervision du supérieur hiérarchique, et leur exécution selon un mode de management directif qui exclut la délégation. Le modèle taylorien consiste à donner une structure optimale à chaque tâche et à leur enchaînement, basé sur la normalisation de l’activité de l’entreprise. Ce modèle se caractérise par la recherche du rendement et de la productivité grâce à la division du travail, à la formalisation des tâches à exécuter et l’apprentissage rationnel.
L’organisation scientifique du travail a permis un accroissement de la productivité et du niveau de vie, par la rationalisation des gestes, par l’étude des temps et par l’étude des tâches élémentaires. Elle a permis d’inventer et de perfectionner l’outillage et d’accroître, aussi par ce moyen la productivité.
Cependant, le modèle taylorien ne prend en compte, ni les individus qui composent l’organisation, ni les groupes et leur interaction, ni l’environnement, ni les stratégies. Taylor ignore tout d’une sociologie du sens que l’acteur donne à l’action. Il se débarrasse du sens en réduisant l’action à son aspect instrumental. Pour Savall (1975 176 ), « l’homme dans l’organisation scientifique du travail est traité comme un automate ce qui entraîne la définition de normes de travail rigides et rigoureuses et un système d’autorité extrêmement strict ». L’homme détient un statut ambigu. Il est à la fois élément du coût de production, partie prenante dans la répartition du revenu et facteur nécessaire à la production de la valeur économique. Ces théories reposent sur un autre postulat fondamental, celui de la rationalité de la prise de décision, résumé dans l'expression homo economicus.
Nos travaux de recherche s’inscrivent dans une conception de la rationalité qui diffère fondamentalement de celle du courant classique. Elle n’est pas structuraliste. L’objectif d’une organisation n’est plus de tendre vers un fonctionnement régenté par la rationalité économique ou la rationalité absolue d’optimisation sous contraintes. Son objectif est d’élargir la rationalité (dans le sens simonien 177 ) du fonctionnement de l’organisation sociale et économique.
Si on essaie de transposer ces théories traditionnelles à notre problématique sur le temps de travail, nous considérons l’ARTT comme un outil de gestion servant des objectifs de rationalisation, au service de la performance économique, sociale et organisationnelle de l’entreprise : il favorise la mise en cohérence de rationalités multiples.
Il s’agit dans un contexte d’incertitude où l’efficacité des modes de coordination et des systèmes d’information devient essentielle, de développer la flexibilité, condition d’une meilleure adaptation au marché, et la productivité par une meilleure utilisation des équipements, un élargissement des plages d’ouverture ou de service aux clients. L’ARTT favorise la productivité horaire du travail, il est souvent l’occasion de réduire les temps improductifs de toutes sortes. Il favorise la productivité apparente du capital en permettant l’allongement de la durée d’utilisation des équipements et l’amélioration de leurs taux d’utilisation par une meilleure gestion de la main d’œuvre. Les réorganisations productives mises en place à l’occasion de la négociation de l’accord approfondissent les formes de rationalisation de la production (Du Tertre, 1998 178 ). L’ARTT peut être considéré comme le support d’une nouvelle façon d’organiser des durées profitables, pour assurer une capitalisation des temps individuels (Foucault, 1975 179 ). L’ARTT favorise ainsi, un arrangement entre ressources techniques, humaines et contraintes environnementales : il concerne les entreprises connaissant une baisse d’activité (accords défensifs), une activité cyclique, ou encore irrégulière (accords offensifs) dont les modes d’organisation et les règles de gestion de personnel (recours aux heures supplémentaires, à l’intérim) deviennent plus contraignants qu’efficaces, voire contreviennent au développement de l’entreprise. Les lois Aubry renouvellent les règles en place pour faciliter et optimiser l’utilisation des ressources humaines. La modulation annuelle du temps de travail est la forme d’aménagement principale de cette rationalisation. Elle permet de mieux gérer la saisonnalité ou l’irrégularité de l’activité en jouant sur les maxima légaux d’un côté et en reportant les jours de repos sur les périodes creuses.
TAYLOR F.W., « Principles of scientific Management », Harper & Row, 1911, WEBER M., « The methodology of the social Sciences », Free Press, 1949, Fayol H., « Administration industrielle et générale », 1ère édition 1916, éditions Dunod, 1970 in SCHEID J.-C., « Les grands auteurs en organisation », Coll. Economie module, Dunod, Bordas, 1990, 241 p.
TAYLOR F.W. dans « Les principes de la Direction scientifique », 1927, « Les grands auteurs classiques du management », Bibliothèque du management, 1970, Tome 2, pp. 84-85.
Gilbreth F.B., « La science de la direction », 1922, dans « Les grands auteurs classiques du management », Tome 12, Editions bibliothèque du Management, 1970, p. 248.
CORIAT B., « L’atelier et le chronomètre », Coll. Cibles, Editions Christian Bourgeois, 1979, p. 13.
MARCH J.G., « Les organisations », Dunod, 1991, 254 p., traduit de « Organizations », WILEY J. and sons, New York, 1958.
CORIAT B., « L’atelier et le chronomètre », op.cit., 1979, p. 45.
SAVALL H., « Enrichir le travail humain : l’évaluation économique », Dunod Entreprise, 1975, 229 p., p. 24
Nous traduisons le concept de « rationalité de Simon comme le choix en fonction de critères disponibles qui semblent pertinents d’une alternative plus satisfaisante que d’autres in SIMON H.A., « Administrative Behavior, a study of Decision -Making Processes in Administrative Organization », 1945, op.cit. pp. 75.
Du Tertre, « ARTT, compétitivité et productivité », Lille, document régional interne Missions Assises Régionales 1998.
Foucault M., « Surveiller et punir », Paris, Gallimard » 1975.