2.2.1. le temps comme paramètre organisationnel

Le temps est un élément de mesure du travail abstrait, facteur de limitation du travail concret, paramètre organisationnel pour l’entreprise. Le temps est « un moyen de définir les conditions de répartition du travail, les rémunération et les statuts professionnels » (Morin, de Terssac et Thoemmes, 1998 226 ). Le temps s’appréhende au travers d’unité de mesure (heure, jour, semaine, année…), de rythmes sociaux, de cadences machiniques et de normes juridiques qui s’interpénètrent dans le monde du travail.

Il résulte de cette interpénétration une structuration du temps qui concilie des dimensions et temporalités multiples : celle de l’activité et de sa contingence, celle de son contexte et des rapports de force qui s’y jouent.

La normalisation juridique du temps de travail offre une illustration particulière de la multiplication des unités de compte du temps de travail : elle se fait selon un processus de sédimentation qui aboutit à « une sur-réglementation d’une extrême complexité ». (Morin et al, 1998 227 ).

Dans les sociétés préindustrielles, la question de la mesure du temps de travail n’avait guère de sens. Comme l’a montré Thompson (1979 228 ), l’importance de la notion est apparue avec la nécessité de synchroniser le travail et c’est pourquoi le capitalisme, fondé sur la division des tâches, n’a pu se développer qu’en imposant la discipline du temps. C’est en particulier avec Taylor, soucieux d’introduire la mesure dans le monde industriel, que le chronomètre va faire son apparition dans l’atelier (Coriat, 1994 229 ). A la suite du taylorisme et du fordisme, un rapport nouveau au temps caractérise les relations professionnelles et les horaires font l’objet d’une définition précise et d’un contrôle rigoureux en raison des contraintes de l’organisation de la production.

A l’intérieur de la grande entreprise fordiste, «[...] à l’exception des quelques spécialistes et des manutentionnaires, c’est la rigidité des solutions technologiques mises en œuvre qui détermine la rigidité des modalités de régulation des temps et des horaires de travail et qui rend nécessaire une réglementation décidée avec les organisations syndicales » (Cette et Taddéi, 1998 230 ).

Le développement du salariat et le regroupement en un même lieu de travailleurs qui ne sont plus ni indépendants ni rémunérés aux pièces comme le souhaitait toutefois Taylor, se traduit notamment par le fait qu’on passe d’un travail orienté par la tâche à un travail mesuré par le temps, que la coupure entre le travail et le non-travail se précise, que le contrôle des horaires est facilité par la concentration des personnels (Cette et Taddéi, 1998 231 ).

Avec la concentration des ouvriers dans la manufacture s’instaure un nouveau type de contrôle que rationalisent encore l’apparition de l’horloge (contraignant les ouvriers à l’exactitude) et la mesure des temps sur la base d’un principe de non oisiveté (Foucault, 1975 232 ). Avec le temps de travail le chef d’entreprise peut mesurer et contrôler ce qu’accomplit le salarié, mais ce dernier en retour est protégé de tout débordement en matière de durée auquel on voudrait le contraindre et se voit reconnaître l’existence d’un temps libre. Le temps de travail est une construction indissociable des normes de réalisation et du contrôle de l’activité dans la société industrielle.

Dans la société industrielle, le temps de travail productif va devenir, comme le note Jean Boissonnat, un temps social particulier, « dominant » au sens de G. Friedmann, polarisant la totalité des autres temps sociaux autour de lui-même (Boissonnat, 1995 233 ). Le temps au sens « horloger » disparaît au profit d’un temps qui serait plus personnel.

Le temps occupe dans la production des biens et des services une place privilégiée puisqu’il régit le rapport entre les produits fabriqués et les acteurs qui y ont contribué. C’est le temps qui régit la combinaison entre les formes d’usage des moyens de travail et les modalités d’insertion des personnes dans le procès de travail. Son économie constitue dès lors un principe d’organisation et de gestion, enjeu principal de toute rationalisation du processus de production (De Terssac, 1992 234 ). Le temps ordonne les relations entre les outils, les hommes et les produits. Le temps est au fondement des normes tayloriennes de la productivité dont la pertinence aujourd’hui est contestée au profit d’une approche plus globale de la productivité (Galambaud 1994 235  ; Bouquin, 1994 236 ).

Nous proposons dans le cadre de nos travaux de recherche de faire du temps de travail un outil de gestion, c’est-à-dire l’instrument d’une flexibilité et d’une adaptation aux contraintes de marché, qui permet de prendre en compte d’autres paramètres, comme la qualité des produits, la capacité de réactivité, le raccourcissement des délais de production qui sont autant de facteurs importants de la productivité des entreprises. L’ARTT en tant que dispositif de gestion, peut ainsi favoriser la prise en compte de certains coûts cachés et contribuer à une approche plus élargie de la productivité.

Notes
226.

Morin M.L, deTerssac G. et Thoemmes J. 1998, « La négociation du temps de travail : l’emploi en jeu », Sociologie du travail », n°2/98 pp. 191-207.

227.

Morin M.L et al., « La négociation du temps de travail : l’emploi en jeu », Sociologie du travail », op.cit.

228.

Thompson E. P., «Temps, travail et capitalisme industriel », Libre, 5, 1979, pp. 1-63.

229.

Coriat B., « L’atelier et le chronomètre », Paris, Christian Bourgois, 1979, pp. 11-19.

230.

Cette G. et Taddei D., « Réduire la durée du travail. Les 35 heures », Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de poche., 1998, p. 384, p. 97.

231.

Cette G. et Taddei D., « Réduire la durée du travail. Les 35 heures »., op. cit., p. 384, p. 16.

232.

Foucault M., « Surveiller et punir », Paris, Gallimard, 1975.

233.

Boissonnat J., « L e travail dans vingt ans », Commissariat général du Plan, Rapport de la commission, Editions Odile Jacob, La Documentation Française, 1995, p. 373, p. 266.

234.

De Terssac G., « Autonomie dans le travail », Paris, PUF, 1992.

235.

Galambaud B., « Une nouvelle configuration humaine de l’entreprise – le social désemparé », Paris : ESF. 1994.

236.

Bouquin H., « Les fondements du contrôle de gestion », Paris, PUF, 1994.