3.1.4. la décision stratégique

Pour comprendre dans le cadre de notre recherche la rationalité des responsables de l’entreprise, nous avons suivi le point de vue de Boudon (1988 329 ) selon lequel « les conduites des acteurs ne sont pas aussi irrationnelles qu’on le croit ». Elles ont leur propre rationalité que l’on ne peut comprendre que par un effort d’empathie et de décentration.

Le concept de rationalité a été approfondi par Simon (1983 330 ) qui distingue rationalité objective et rationalité subjective (ou limitée). Les travaux de Simon et de spécialistes de la psychologie cognitive ont permis de modifier en profondeur la conception classique de la rationalité du décideur (Friedberg, 1992 331  ; Rojot, 1994 332 ). Ce concept de rationalité limitée nous paraît pertinent pour expliquer les comportements des décideurs suivis sur une longue période.

Simon (1947 333 ) apporte le concept de « rationalité limitée contrainte par un environnement local » (du fait des valeurs et des buts personnels, de la connaissance personnelle partielle des situations, les capacités de chacun). Il étudie l’ingénierie (Simon, 1969 334 ) sous l’angle problématique de la conception, une conception qui est confrontée aux limites de la cognition collective. C’est pourquoi, il va envisager l’acte de décision comme la recherche d’une solution satisfaisante et non plus comme l’assurance de déterminer un optimum.

Une autre étape a été franchie avec la prise en compte de l’aspect organisationnel du processus de décision. Il y avait là la reconnaissance de la nature collective de la décision, de l’impact de la structure de l’organisation ainsi que celle de son environnement (March et Simon, 1958 335  ; Cyert et March, 1970 336  ; Lawrence et Lorsch, 1970 337 ).

Cyert et March (1963 338 ) reprennent cet apport en introduisant la notion de « construits sociaux ». Ils précisent que « l’organisation est une coalition de membres ayant des buts différents » et « la recherche de la solution d’une problématique se fait dans un environnement local de coalition ».

Cette approche rejoint celle de Berry (1983 339 ) dans son ouvrage « Les technologies invisibles » et des courants qui prônent « l’imagination au pouvoir » (Quibel, 1986 340  ; Morgan, 1989 341 ). L’idée est que la problématique organisationnelle se situe autour du problème complexe des représentations partielles et aussi influencées des membres des entreprises.

L’ingénierie du management peut aider à réconcilier les opérations de l’entreprise en développant des actions cohérentes et synchronisées dans plusieurs micro-espaces. En outre, la diversité des acteurs qui entrent dans le processus que nous proposons (membres de l’entreprise, experts…) peut être un moyen pour développer les rationalités dites « limitées ».

Nous sommes dans la lignée des courants qui situent le problème organisationnel autour de la recherche permanente d’un équilibre (une solution satisfaisante) à partir du développement de la compréhension et des actions sur les phénomènes qui interagissent avec l’entreprise et que l’entreprise produit.

Au sein de la politique de l’entreprise, la partie décision est souvent la moins visible. Elle est pourtant la principale dynamique, puisqu’à travers elle, les sentiments, les ambitions des individus se transforment en actions stratégiques. Kotler et Dubois (1990 342 ) définissent la décision stratégique comme un processus par lequel une entreprise passe d’une position stratégique à une autre. L’école du choix stratégique voit dans le rôle proactif du manager les fondements d’une manipulation de l’environnement, soutenue par des hommes socialement attachés à servir la vision stratégique (Harbulot et Baumard, 1996 343 ).

Pour Courbon (1982 344 ) « la décision est une action mentale volontaire qui vise à modifier ou déformer un état de choses en vue d’atteindre un certain objectif. L’aspect le plus manifeste d’une décision est le fait qu’elle s’applique à des objets qu’elle vise à modifier. Ces objets sont les différents flux qui traversent une organisation : produits, personnes, équipements… La décision consiste aussi à modifier ou déformer (ou éventuellement maintenir) la représentation qu’il a de la situation à laquelle il est confronté ».

On voit donc que la décision comporte deux facettes : celle de l’action sur les objets, que l’on appellera décision réelle, et celle de l’action sur les représentations, ou décision virtuelle. On peut considérer la décision comme un processus cyclique en équilibre dynamique entre environnement et intelligence de l’organisation (figure n°3-2). Il est important de s’interroger sur les mécanismes internes qui prennent place. C’est probablement Piaget (1975 345 ) qui propose la réponse la plus satisfaisante à cet égard. Il met en évidence un processus d’équilibration des représentations que l’on se forme (qu’il appelle des schèmes) au cours duquel les faits nouveaux observés, conséquences des actions sont soit assimilés, soit conduisent à une accommodation de la représentation, c’est-à-dire sa déformation permettant de prendre en compte la nouveauté.

Figure n°3-2 : Cycle decisionnel et organisation
Figure n°3-2 : Cycle decisionnel et organisation

Source : Courbon, 1982 p.1462

L’environnement de l’organisation va injecter dans l’organisation variabilité, incertitude qui vont entraîner l’observation suite aux décisions réelles de variances dans les effets obtenus, et donc la nécessité d’une réflexion renouvelée.

Nous proposons dans la section suivante, de situer le concept de projet, de management et d’apprentissage organisationnel, afin de montrer l’importance de ce type de démarche pour les entreprises et les organisations, dans l’objectif de mettre en place l’ARTT.

Notes
329.

BOUDON R., « L’acteur social est-il si irrationnel (et si conformiste) qu’on le dit ? », in Individu et Justice sociale, autour de John Rawls, Le Seuil, 1988.

330.

SIMON H.-A., « Administration et processus de décision », Economica, 1983.

331.

FRIEDBERG E., « Organisation », in R. Boudon (dir.), Traité de sociologie, PUF, 1992.

332.

ROJOT J., « La négociation », Vuibert, 1994.

333.

SIMON HA, « Administration Behavior, a study of Decision – Marketing Processes in Administrative Organization », MacMillan Publishers, 1945, 1947, 1957, 1976, 356 p. Introduction à la 3ème édition, 42 p

334.

SIMON HA, « Sciences des systèmes science de l’artificiel », traduit de « The Sciences of the Artifical », 1969, 1981 par J.-L. LE MOIGNE, Afect Systèmes, Dunod, 1991, 203p., pp.63-67

335.

March J. et Simon H. « Organizations », John Wiley and sons - New York, 1958, Trad. Française : « Les organisations », Editions Dunod, 2ème édition française 1991, 254 p.

336.

Cyert R et March J., « Processus de décision dans l’entreprise », Dunod, 1970, 370 p.

337.

Lawrence P.-R. et Lorsch J.-W., « Organization and Environnement. Differenciation and Integration », 1970, Trad. Française « Adapter les structures de l’entreprise », Editions d’Organisation, nouvelle édition, 1989, Préface M. Crozier, 237 p.

338.

Cyert R.M., March J.G., « A behavioural theory of the firm », Prentice Hall, 1963 in SCHEID J-C., « Les grands auteurs en organisation », 1983, op.cit, pp.143-149

339.

BERRY M., « Une technologie invisible, l’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains », Synthèse du rapport collectif commandé par la DGRST en 1979 au Centre de Recherche en Gestion (CRG) pour mener un programme de recherche sur le rôle des instruments de gestion dans les systèmes sociaux, publié par le CRG, 1983, 87 p.

340.

Quibel J., « Le management de l’entreprise future », Masson, 1986, 213 p.

341.

MORGAN G., « Les images de l’organisation », presses de l’Université Laval, Editions Eska, 1986, 1989, 464 p.

342.

KOTLER P. et DUBOIS B., « Marketing Management », Publi-Union, 1990, 741 p.

343.

HARBULOT C. et BAUMARD P., « Intelligence économique et stratégie des entreprises : une nouvelle donne stratégique », Actes du colloque de la 5ème conférence Annuelle de l’Association Internationale du Management Stratégique », le 14 mai 1996

344.

COURBON J.-C. « Processus de décision et aide à la décision », Economies et sociétés, Sciences de gestion, Cahier de l’ISMEA, série SG, n°3, tome XVI, n°12, 1982, pp. 1455-1476, p.1458

345.

PIAGET J., « L’équilibration des structures cognitives. Problème central du développement ». Paris, PUF, 1975, 188 p.