8.1. L’ingenierie stratégique

Nous proposons de définir l’ingénierie stratégique à partir d’une revue de la littérature et de positionner l’ingénierie stratégique par rapport à notre problématique sur le temps de travail.

8.1.1. l’ingenierie

« L’engineering » est anglo-saxon (1953), étymologiquement ce mot signifie : « art de l’ingénieur » et fait directement référence au « génie ». L’ingénierie est substituée à ce terme en 1965. A cette date, la commission des bureaux et organismes d’études techniques désigne l’ingénierie comme « l’activité spécifique de conception, d’études et de coordination de diverses disciplines exercées par des ingénieurs et des techniciens agissant généralement en équipe pour la réalisation de la mise en service d’un ouvrage ou d’un ensemble d’ouvrages (machines, bâtiments, usines ou partie, équipement ou complexe industriel, aménagement urbain…) » 680 . En 1979, la commission du plan fait évoluer cette définition en la décrivant comme l’ensemble d’activités essentiellement intellectuelles, ayant pour objet d’optimiser l’investissement quel que soit sa nature, dans ses choix, ses processus techniques de réalisation et de gestion ».

Ces approches de l’ingénierie présentent les premiers apports du concept d’ingénierie. Cependant, ces approches sont axées sur un champ industriel et difficilement applicable aux sciences sociales et aux sciences de gestion. Nous retrouvons cette tendance dans la définition du Petit Robert qui définit l’ingénierie comme « une étude globale d’un projet industriel sous tous ses aspects (techniques, économiques, financiers, sociaux) ».

C’est Simon qui fera entrer ce terme en 1969 en sciences sociales. Il proposera une « science de l’artificiel » au regard des sciences dites « naturelles ». L’objet de la connaissance est l’ingénierie de l’artificiel, autrement dit ce que l’homme conçoit pour avoir des propriétés désirées. C‘est à partir des années 1990 que ce concept se développe dans ce milieu.

En 1991, Le Moigne reprendra cette notion dans le cadre des théories des systèmes, définissant l’ingénierie comme l'acte de « à la fois et concevoir, et construire, et animer » 681 . Nos travaux s'appuient sur cette vision dynamique. S’inspirant de cette définition, Faure (1996) définit l’ingénierie comme « l’ensemble des processus permettant à la fois de concevoir, de construire, de mettre en œuvre et de toiletter un processus » 682 . Elle place au cœur de cette ingénierie le pilotage.

Nous souhaitons ajouter une dimension qui ne semble pas apparaître dans l’ensemble des approches : celle d’« évaluation ». Cette dimension permet à l’ingénierie d’opérer en boucle en offrant l’opportunité d’évaluer le processus mis en place par l’ingénierie et d’y apporter des actions correctrices le cas échéant. Cette phase est un levier, elle facilite la remise en cause permanente du fonctionnement. Elle offre l’opportunité de réduire les inerties (Argyris et Schön, 1978 683 ) des systèmes complexes et accroît la rapidité d’adaptation de l’organisation.

Cette dimension est à rapprocher de la notion de « toilettage 684  » développée par H. Savall (1974-1975). C’est la « maintenance ou remise en état de fonctionnement des objets matériels ou immatériels d’une organisation, tels que les structures, procédures et comportements, qui subissent des dégradations au fil du temps ». Mais nous considérons le toilettage comme une des composantes de l’évaluation.Nous définissons ainsi l’ingénierie comme l’ensemble d’un processus de conception, de construction, de mise en œuvre et d’évaluation. Le pilotage est ainsi intégré à chacune de ces phases du processus.

Cette définition trouve ses fondements dans la théorie de décision de Simon (1945 685 ). Il décrit les étapes du processus de prise de décision en trois actes : la découverte des occasions appelant à une décision, l'analyse et la construction des événements entraînés par chaque action, la sélection d'une action parmi d'autres (le choix). L’ingénierie DU management s’inscrit dans une instrumentation du processus de décision de Simon en ajoutant à cette approche la dimension de mise en œuvre et d’évaluation.

La notion de « processus » est utilisée dans le sens apporté par Lorino (1995 686 ). C’est « l’ensemble des activités reliées entre elles par des flux d’informations ou de matière (porteuse d’informations) significatifs et qui se combinent pour fournir un produit matériel ou immatériel et bien défini ». Le processus est le cadre (relativement) stable à l’intérieur duquel s’organise le pilotage collectif du changement. La phase de « conception » correspond à une phase de compréhension et de créativité. La « construction » est la faculté technique, tactique et stratégique de formaliser et d’élaborer un plan et les moyens d’actions pour agir dans le temps et l’espace de l’environnement. La « mise en œuvre » est la phase de passage à l’acte effectif consistant à réaliser les finalités des activités intellectuelles et techniques de conception et de construction. Enfin, « l’évaluation » transforme le processus en une boucle, selon une démarche expérimentale qui se développe par itérations successives. L’évaluation apparaît alors comme la composante essentielle de la pérennité du système.

La notion de pilotage est fondamentale : elle est au cœur de l’ingénierie, car elle concerne chacune des phases. Cette notion est définie comme la transformation des énergies en actes (Perroux, 1975 687  ; Savall et Zardet, 1987 et 1995 688 ) : « le pilotage comprend des actes humains de dépense d’énergie, de coopération et d’instrumentation matérielle et immatérielle ». le pilotage est ainsi une composante nécessaire à chaque phase du processus : une fonction intégrée. Le pilotage du processus doit permettre de gérer en permanence un équilibre nécessaire pour s’adapter à un environnement lui-même changeant. Empruntant à la psychologie cognitive de Piaget (1970 689 ), nous parlerons à ce sujet de fonction d’équilibration. Ainsi, l’ingénierie peut être présentée comme le schématise la figure 8-1. Le sens « giratoire » n’est pas formel, des rétroactions et itérations s’opèrent le long de la chaîne d’ingénierie et au sein des phases d’ingénierie.

Figure 8-1 : Les phases de l’ingénierie
Figure 8-1 : Les phases de l’ingénierie

Nous proposons à présent de positionner l’ingénierie stratégique par rapport à notre problématique sur le temps de travail, c’est-à-dire l’application du concept d’ingénierie stratégique à l’ARTT.

Notes
680.

Enquête EUROSTAFF, « Les sociétés d’ingénierie », DAFSA, collection Analyse des secteurs, 4ème trimestre 1982, citée par FAURE C., « Transfert de savoir-faire d’ingénierie en management des cabinets conseil aux entreprises », Thèse de doctorat en sciences de gestion, Université Lumière Lyon 2, mai 1996, 492 p. + annexes, p.48

681.

Le Moigne J-L., « La conception des systèmes d’information organisationnels : de l’ingénierie informatique à l’ingénierie de systèmes », Note de recherche n°91-08, Mars 1991, 38 p.

682.

FAURE C., « Transfert de savoir-faire d’ingénierie en management des cabinets conseil aux entreprises », 1996, op.cit., p.49

683.

ARGYRIS C. et Schön J.W., « Organizational Learning : a theory of Action Perspective », Addison-Wesley, 1978, 450 p.

684.

Les prémices du concept de « toilettage » apparaissent dans SAVALL H., « Enrichir le travail humain dans les entreprises et les organisations », 1975, 1989, op.cit. Le toilettage est à la fois une technique du management, une des causes-racines de la performance sociale et économique de l’entreprise, un facteur d’efficacité et de performance de l’entreprise, une racine profonde de la qualité du management. Voir BERNADET A.-L., « Contribution des pratiques de toilettage à l’amélioration de la qualité du fonctionnement des organisations », Thèse de doctorat en sciences de gestion, Université Lumière Lyon 2, octobre 1997, 430 p. + annexes.

685.

SIMON H. A., « Administartive behavior : a study of decision - making processes in administrative organization », The free Press, MacMillan Publishers, 1945, 1947, 1957, 1976, Introduction à la 3ème édition, pp. 9-42, pp. 28-31.

686.

LORINO P., « Le déploiement de la valeur par les processus », Revue Française de gestion, n°104, juin-juillet-août 1995, pp. 55-71.

687.

PERROUX F., « Unités actives et mathématiques nouvelles », Collection Finance et économie appliquée, Dunod, 1975, 274 p.

688.

SAVALL H. et ZARDET V., « Maîtriser les coûts et les performances cachés », op.cit., 1987, 1989, 311 p. et « Ingénierie stratégique du roseau », op.cit., p 502.

689.

PIAGET J., « L’épistémologie génétique », Que sais-je, Puf, Paris, 1970.