Avant-Propos

Dans plusieurs pays, de nombreuses équipes pédagogiques ont introduit l’apprentissage du jeu d’échecs à l’école pour les enfants de 7 à 10 ans. En France, c’est le cas de certains instituteurs de classes de CE1 à CM2, sur la base du volontariat pour la plupart.

L’attente des enseignants recourant à la pratique de ce jeu est le développement des capacités de l’enfant dans des domaines aussi variés que la concentration, la mémoire, le raisonnement logique et la stratégie, le respect de règles et de l’autre.

Les rares observations faites sur ces initiatives attestent que les enfants, après deux années d’apprentissage du jeu d’échecs, ont un niveau de performances plus élevé que celui des enfants de même origine et de même milieu social dans les matières exigeant des compétences mettant en jeu logique, stratégie, mémoire et capacité d’abstraction.

Les tournois de fin d’année bousculent même les à priori que chacun peut avoir sur la corrélation entre milieu social et résultats scolaires. Ce critère motive la plupart des expériences conduites par des équipes d’enseignants.

La réussite des expériences repose pour une large partie sur le caractère ludique de ce processus, et sur le fait qu’il y a un but au jeu, capturer le Roi adverse. Le jeu fonctionne comme les jeux vidéo de stratégie et de combats, avec capture de pièces de l’adversaire en cours de partie, qui sont autant de morts ou de prisonniers. Certains ont pu également en faire une lecture plus psychanalytique, se référant au complexe d’OEdipe, le but du jeu s’apparentant au meurtre du père.

Plus précisément, les psychopédagogues ont relevé le bénéfice du jeu d’échecs pour l’enfant confronté à l’apprentissage de certaines matières. C’est notamment le cas pour le calcul arithmétique et les mathématiques. Le problème d’échecs s’aborde comme un problème mathématique : analyse des données (les pièces sur l’échiquier, leurs positions, les menaces, protections et combinaisons) énoncé des hypothèses et simulation des coups possibles en déduction, plan logique à suivre....

Si l’enseignement des mathématiques a pour but essentiel de doter l’enfant d’une capacité de raisonnement et de méthode, le jeu d’échecs est sans aucun doute celui qui peut développer le mieux ses facultés dans ce domaine. Observation - analyse - hypothèses - vérification-planification - probabilité et calcul des variantes - analyse des conséquences - toute la chaîne méthodologique est présente dans ce jeu.

Pour que le but recherché - l’amélioration des performances scolaires et celle des facultés de stratégie, de mémoire et de concentration - soit atteint, encore faut-il que la méthode d’apprentissage d’échecs soit conçue en fonction de ce développement et qu’elle ne se limite pas à un apprentissage de la seule matière échiquéenne.

De ce point de vue, les méthodes d’apprentissage du jeu d’échecs à la disposition des instituteurs ont la plupart du temps été créées par des joueurs d’échecs et ne répondent qu’imparfaitement à ce but. Aucune n’a été préparée en prenant en compte les questions posées par l’apprentissage de savoirs, leur transférabilité, et les méthodes de didactiques, et à fortiori en ayant pour objectif de transférer les habiletés développées par la pratique à d’autres disciplines

Le but de notre recherche est d’analyser par une observation expérimentale sur une population d’élèves de CM1-CM2 et de collégiens les bénéfices de l’apprentissage des échecs et leur transférabilité, c’est-à-dire les effets au regard des capacités cognitives de l’élève dans d’autres domaines que le seul domaine échiquéen.

Pour conduire ce travail, notre recherche a nécessité l’élaboration d’une méthode d’apprentissage spécifique visant à cet objectif de transférabilité et, postérieurement à l’apprentissage ayant duré une période de six mois, la passation d’une batterie d’épreuves de contrôle non-échiquéennes par le groupe expérimental et les groupes témoins.

Trois questions sont soulevées par l’objet même de notre recherche, relatives aux composantes cognitives recrutées par la pratique du jeu d’échecs, à la réalité du transfert d’habiletés cognitives, enfin à la conception d’une didactique intégrant l’objectif de transfert dans l’hypothèse où la transférabilité d’habiletés cognitives soit avérée expérimentalement.

1 – Notre première partie théorique sera consacrée à l’examen des composantes cognitives mobilisées par l’activité de haut niveau qu’est le jeu d’échecs.

Celles-ci ont été beaucoup étudiées en psychologie cognitive. Durant deux décennies, les échecs furent le domaine privilégié d’études de certains mécanismes cognitifs. Ceci explique que toute la partie expérimentale de notre travail a été conçue et conduite en regard de cette discipline.

Le premier domaine qui a fait l’objet de recherches approfondies a été celui de l’organisation de la mémoire à long terme. Il s’agissait d’étudier le mode de structuration de la base de connaissances des grands-maîtres à partir de paradigmes expérimentaux experts-novices. Les liens entre la théorie de l’information et les modèles de mémoire à long terme ont permis de dégager les concepts clés dans ce domaine d’enrichissement de l’encodage, de catégorisation visuo-spatiale et d’étiquetage, et d’arborescence de la base de données de l’expert. La théorie de l’expertise est née de ces études échiquéennes. Ce point fera l’objet de notre Chapitre 1.

Le deuxième champ expérimental fut celui de l’exploration en profondeur et de la décision. Ces deux domaines sont fortement redevables des travaux conduits sur les joueurs experts. En effet, les premiers modèles de simulation issus de la théorie de Newell (1957) se sont appliqués aux analyses et calculs du meilleur coup à jouer dans une position donnée entre deux adversaires. Les heuristiques de résolution de problèmes ont utilisé les calculs échiquéens comme matériau d’investigation des processus décisionnels et des stratégies probabilistes.

La nature particulière du jeu d’échecs, qui oblige le joueur à calculer mentalement sans avoir le droit de toucher les pièces, explique qu’un troisième domaine d’études ait recouru à la matière échiquéenne comme support de recherches. L’imagerie mentale est une activité cognitive riche d’enseignement puisqu’elle constitue le pont entre perception et mémoire (Kosslyn & Sussman, 1996). L’imagerie est un processus de haut niveau qui intervient très tôt pour compléter les éléments perçus, par comparaison entre ceux-ci et des images mentales connues et stockées en mémoire activées par les stimuli ; elle amorce ainsi l’identification de l’objet, de son mouvement et de l’action motrice éventuelle. Le joueur expert, lorsqu’il voit une position, active en mémoire à long terme des patterns d’assemblage de pièces étiquetés, c’est-à-dire ayant un sens et se rapportant à des types de parties jouées dont l’issue connue (en termes de gain ou de défaite) l’aide à évaluer la position et à conduire son travail de recherche en profondeur du bon coup à jouer. On le voit, cette imagerie mentale commence par un processus de traitement visuo-spatial performant, qui n’est pas seulement perceptif.

Exploration en profondeur et imagerie mentale feront l’objet de notre Chapitre 2.

Ces questions ont été étudiées plus particulièrement sur les sujets adultes, mais nous avons recherché également les travaux s’y rapportant qui étaient dédiés à la population d’âge scolaire. Les Chapitres 3 et 4 nous permettront de faire le point sur l’ensemble de ces travaux et expériences consacrés spécifiquement à l’enfant.

2 - Les composantes cognitives recrutées et développées par la pratique échiquéenne sont-elles spécifiques au domaine d’expertise ? Telle est la question qui surgit naturellement. Question que les chercheurs posent pour tout domaine d’expertise dans lequel un sujet développe des compétences ou des habiletés.

Le débat sur le caractère spécifique des compétences et habiletés développées dans un domaine d’expertise fait depuis longtemps l’objet de thèses opposées et de débats nourris. L’examen approfondi de la littérature en psychologie cognitive nous a permis de cerner les éléments des théories s’affrontant, mais surtout de recenser de nombreux travaux attestant de l’évidence expérimentale du transfert d’habiletés métacognitives.

Cette question de l’existence et des conditions du transfert métacognitif sera traitée dans le Chapitres 5 tandis que dans le Chapitre 6 nous rapporterons l’évidence expérimentale de ce type de transfert.

La question des rapports entre la Didactique d’un corpus et la Métacognition est abordée dans le Chapitre 7. Il s’agira dans celui-ci d’examiner les conditions de conception d’une didactique d’un savoir pour que ce savoir soit à la fois approprié par un sujet apprenant mais également qu’il puisse servir dans d’autres domaines que le domaine initial d’apprentissage.

Dès maintenant, il paraît utile de justifier la distinction faite entre compétences et habiletés cognitives. Les compétences renvoient à un savoir-faire éprouvé en diverses situations qui ont généré chez un sujet une capacité à transposer ou transférer les composantes de ce savoir-faire à des situations plus ou moins voisines. Ce concept inclut, par conséquent, l’apprentissage de connaissances par l’action, ayant conduit un sujet à se doter de méthodes et de procédures identifiées et adaptables selon la spécificité de situations à travers lesquelles ces connaissances sont utilisées hors le champ initial d’apprentissage. Les habiletés cognitives renvoient, quant à elles, à l’amont des compétences, c’est-à-dire à des processus plus généraux et non spécifiques à un domaine de connaissances en action.

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Par exemple, le traitement visuo-spatial en imagerie est une habileté cognitive que l’on pourra retrouver aussi bien chez le pilote d’un avion ou l’aiguilleur du ciel que chez le joueur d’échecs, le basketteur ou l’architecte. Ce traitement s’applique à des situations et à des stimuli différents. La question posée, s’agissant de telles habiletés cognitives, est de savoir si le développement de celles-ci à travers telle ou telle discipline est transférable d’une discipline à l’autre. Pour y répondre, une nouvelle fois, il était nécessaire d’aller rechercher en psychologie cognitive, voire en neuro-psychologie cognitive, les travaux ayant porté sur l’étude des mécanismes cognitifs et les réseaux neuronaux recrutés, dans des tâches mobilisant prioritairement les mêmes opérations mentales. Nous avons conçu notre premier groupe d’expériences dans le but, précisément, de vérifier la nature exacte des habiletés cognitives recrutées par la pratique échiquéenne chez l’enfant. Les quatre expériences conduites font l’objet des Chapitres 8 à 11.

3 – L’évidence du transfert métacognitif apportée par notre premier groupe d’expériences et l’analyse des conditions de ce type de transfert nous ont permis de formuler en conséquence l’interrogation centrale de notre recherche. A quelles conditions la didactique d’un corpus de savoir doit-elle satisfaire pour que la transférabilité des habiletés cognitives développées dans ce savoir en action soit efficiente ?

Le Chapitre 7 était consacré à l’examen théorique des rapports entre Didactique et Transfert. Nous avons voulu étudier expérimentalement ce point en prenant comme sujet l’apprentissage du jeu d’échecs.

Si, lors de la pratique d’un savoir, des habiletés sont mobilisées et entraînées, est-ce que l’apprentissage peut inclure un objectif d’optimisation de ces habiletés hors le corpus d’origine ? C’est pour répondre à cette question que nous nous sommes attachés à définir une didactique intégrant au cours de la phase d’acquisition des connaissances initiales échiquéennes des exercices de transfert des habiletés cognitives recrutées par l’apprentissage de ces connaissances au cours d’une action.

4 - De ce cahier des charges expérimental on doit dégager les éléments méthodologiques suivants.

Nous parlons de connaissances et d’acquisition de celles-ci par l’action. Cet énoncé pose comme postulat l’efficacité des apprentissages par l’action du sujet. C’est grâce à un processus de construction-élaboration qu’un sujet transforme les connaissances visées en compétences et se dote d’un contrôle de l’utilisation de celles-ci. Ce processus de contrôle marque le passage à une phase de création et de consolidation de compétences. Ce stade de stratégie de contrôle de l’utilisation de savoirs-faire en fonction de nouvelles situations est celui des compétences.

De ces deux composantes, il faut déduire qu’une didactique suppose d’une part l’apprentissage par l’action et, d’autre part, la mise en place d’une capacité métacognitive de stratégie contrôlée d’utilisation grâce à une évaluation des rapports entre efficacité et méthodes suivies.

Ces principes de base de la didactique d’un savoir ont dicté notre travail de conception du didacticiel d’échecs.

4 - Quel a été notre cheminement dans la conduite de notre recherche ?

Nous avons dans un premier temps établi l’inventaire des processus et mécanismes cognitifs mobilisés par la pratique du jeu d’échecs, tel qu’il ressort de la littérature en sciences cognitives. Puis, nous avons bâti un premier ensemble expérimental ayant pour objectif de vérifier quelles habiletés cognitives étaient transférables du domaine échiquéen à d’autres domaines. Ces deux premières phases correspondent plus à un travail de psychologie cognitive. Nous avons indiqué que nos deux premières parties, comprenant les Chapitres 1 à 11, couvrent ces deux phases.

La troisième phase a consisté à mettre au point une didactique des échecs intégrant cet objectif du transfert. Au cours de l’élaboration du didacticiel, présentée dans le Chapitre 12, nous avons étroitement associé psychologie cognitive, didactique et environnements interactifs d’apprentissage par ordinateur.

Une quatrième phase a consisté à soumettre le didacticiel à deux classes d’élèves de CM2, que tous les élèves ont suivi durant sept mois au rythme de deux séances par semaine à l’intérieur du temps scolaire. Les résultats de cette partie expérimentale seront analysés au Chapitre 13.

Enfin, pour l’évaluation du transfert d’habiletés cognitives intégré comme objectif du didacticiel utilisé en plus de l’objectif premier qui portait sur le jeu d’échecs, nous avons conçu des épreuves de contrôle sur des tâches non-échiquéennes, qui ont été passées par les deux classes ayant participé à l’expérience et par deux classes témoins. Les Chapitres 14 à 18 présentent ces épreuves-contrôles, les résultats et l’interprétation de ceux-ci.

5 - La description de ces phases illustre le choix opéré de n’étudier la question du transfert que sous certains aspects. Cela signifie que notre travail a laissé de côté plusieurs autres entrées possibles de cette question du transfert. Si nous illustrons sous la forme d’un schéma l’analyse présentée lors du colloque de Lyon (1994) de la question du transfert, nous voyons que nous n’avons traité à titre principal dans notre travail que deux entrées : celle de la didactique et celle de la psychologie cognitive.

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Lors de l’examen du modèle d’une didactique du transfert que nous avons essayé d’esquisser en conclusion ( Chapitre 19), nous aurons l’opportunité d’évoquer le sens et l’intérêt des autres approches possibles du sujet du transfert.

Le plan que nous allons suivre reprend le cheminement évoqué plus haut.

Le groupe d’expériences portant sur les épreuves de contrôle constituera la cinquième partie.

Dans une sixième partie de conclusions, nous esquisserons ce que peut être un modèle d’une didactique du transfert.