1ère sous-partie
Jeu d’échecs, habiletés cognitives et théorie de l’expertise

L’étude de la pratique du jeu d’échecs chez les novices ou les grands-maîtres a apporté nombre d’outils méthodologiques et d’analyse à la psychologie cognitive. Elle a notamment permis de construire le modèle théorique de recherche sur l’organisation de la mémoire à long terme, à partir du travail princeps de De Groot (1966) et de Chase et Simon (1973). Mais elle se trouve également fortement contributaire des recherches expérimentales sur la perception, la résolution de problèmes et, bien entendu, sur les approches différentialistes autour de paradigmes experts-novices. Ainsi doit-on relever qu’au début de l’approche cognitiviste fondée sur la métaphore du traitement de l’information dans les années soixante et les travaux sur l’intelligence artificielle, les échecs ont inspiré la construction de modèles d’analyse et de simulation de l’exploration en profondeur et de la prise de décision.

Au total, c’est donc sous trois aspects que les échecs ont servi d’objet de recherches pour les travaux sur les mécanismes cognitifs : pour l’étude des composantes de l’expertise, pour les tâches complexes de haut niveau, enfin pour l’étude de l’exploration en profondeur.

De Groot, au colloque de Pittsburgh (1966), avait proposé quatre objectifs du programme de recherches sur le joueur d’échecs, qui allaient servir de cadre pour les travaux des trente années suivantes :

  • comment fonctionne la perception échiquéenne ? quel est son rôle dans la performance?

  • comment la mémoire échiquéenne se développe-t-elle?

  • quelle est la structure de la mémoire à long terme ?

  • comment la mémoire à long terme  fonctionne-t-elle ?

Charness (1992) dans son travail de recension des travaux de sciences cognitives consacrés aux échecs trouve plus de deux cent cinquante citations de ce programme de De Groot. Il relève, plus encore que la fréquence des citations, l’importance de l’impact sur les sciences cognitives des recherches conduites sur la pratique des échecs. Celles-ci ont notamment contribué à l’élaboration de la méthodologie et de la théorie de cette discipline.

Deux exemples peuvent illustrer cet apport en matière de méthodologie : la technique du rappel et celle des analyses à voix haute de protocoles suivis dans une tâche par un sujet. De Groot a mis au point le rappel sous la double condition, qui consiste à montrer sur un échiquier durant cinq secondes une position correspondant à une partie ayant été jouée en compétition, puis à inviter le sujet à rappeler les pièces dans leur position exacte, la condition contrôle comprenant la présentation, toujours de cinq secondes, mais d’une position aléatoire et non issue d’une partie réelle et ayant de ce fait aucun sens échiquéen. Ce paradigme expérimental a servi pour partie de référence pour les travaux sur les habiletés de l’expert, comme par exemple les études portant sur les joueurs de bridge (Charness, 1979), les musiciens (Beal, 1985), les joueurs de basket-ball (Allard et al. 1980), les techniciens en électronique (Egan & Schwartz, 1979), ou encore les spécialistes du diagnostic médical (Patel & Groen, 1986).

Les protocoles oraux relatant un cheminement dans une résolution de problèmes, que De Groot puis Chase et Simon ont utilisés dans la ligne du travail de Binet (1894), ont été par la suite couramment retenus dans les recherches en résolution de problèmes (Newell & Simon, 1972 ; Ericsson & Simon, 1984).

Il convient de noter que les échecs offrent un outil particulièrement pertinent pour les études sur les habiletés grâce à l’existence d’un classement des joueurs baptisé ELO, du nom de son inventeur dans les années soixante. Ce classement est établi à partir du calcul permanent du niveau des joueurs en fonction de leurs performances dans les compétitions. Le calcul prend en compte le classement de l’adversaire rencontré et le résultat du match. Les joueurs d’échecs participant à des protocoles expérimentaux sont donc étalonnés selon ce classement échiquéen, ce qui facilite la comparaison entre sujets, d’autant que l’empan est très large entre les bornes du classement, le niveau le plus bas du classement ELO commence à 1000, le champion Kasparov culminant à plus de 2880. Cet outil a aidé, entre autres, les chercheurs étudiant la question de l’expertise à partir de paradigmes experts-novices.

Au plan de la théorie, comme l’a suggéré Simon dans son article de 1973, les échecs ont servi de modèle écologique pour l’exploration des processus cognitifs mobilisables dans des tâches complexes. La théorie du traitement de l’information de Newell et Simon (1972) est fondée, pour près de la moitié, sur les protocoles expérimentaux concerant l’étude de tâches échiquéennes. La théorie de l’expertise, liée au développement et à l’organisation de la base de connaissances et non à des données innées, est redevable de l’étude de la mémoire des grands maîtres, celle-ci s’avérant essentielle dans la capacité d’exploration en profondeur des situations ou positions d’une part, et n’étant pas liée au niveau d’intelligence abstraite d’autre part. Tous les travaux sur l’expertise réfèrent aux conclusions de ces travaux princeps et surtout incluent des expériences sur des groupes de sujets-joueurs échantillonnés selon leur classement ELO. Il s’en dégage un point central, qui est le constat de ce que l’expertise, fût-ce au plus haut niveau, se construit et n’a rien à voir avec l’inné, contrairement à une tradition de croyances qui s’accommodait de ce théorème pour expliquer les performances des grands-maîtres. Ceux-ci n’ont pas une capacité d’analyse en profondeur ou de mise en oeuvre d’heuristiques générales et abstraites nettement supérieure aux novices, mais leur base de connaissances en mémoire à long terme est plus développée et surtout mieux organisée. Ce point fut l’un des apports expérimentaux les plus forts dans le travail de De Groot (1965). Si nous le relevons en ouverture de cette partie, c’est pour écarter d’emblée un faux argument parfois avancé par des esprits peu avertis, selon lequel ce sont les dispositions intellectuelles génétiques, le câblage de l’inné, qui expliqueraient cette aptitude et le fait que certains sont faits pour jouer aux échecs, d’autres pas. Ce postulat idéologique et pseudo-scientifique doit être incriminé afin de rendre à la question toute sa dimension scientifique.

Nous ne saurions passer sous silence, dans ce bref aperçu illustrant le bien-fondé du marqueur ‘drosophile’ avancé par Charness, les secteurs dans lesquels les travaux sur des tâches échiquéennes ont permis de fructueux progrès.

Pritchard et Campbell (1977) ont cherché à répondre à la question des motivations qui fondaient la pratique de ce jeu chez certains. Après Cleveland (1907), Doll, et Mayr (1987) ont renforcé le constat fait par De Groot que le niveau d’intelligence n’était pas un facteur significatif de la performance en résolution de problèmes complexes. Dans le même ordre d’idées, Chi (1978) a mis en évidence que les enfants très bons joueurs d’échecs et supérieurs à des adultes dans ce jeu ne s’avéraient pas plus performants que ceux-ci sur des tâches de mémorisation à court terme. En imagerie, dans les processus de reconnaissance de patterns ou dans l’étude des traitements automatiques, les tâches échiquéennes ont fourni nombre de protocoles écologiques aux chercheurs. Enfin, la complexité des processus de résolution de mats et de calcul en profondeur des variantes de coups a servi de modèle pour les travaux de mise au point de modèles informatisés de simulation de décision, à la suite des travaux de Newell et Simon (1972). L’intelligence artificielle, très tôt, a eu pour objectif de reproduire le processus d’analyse et de décision pour mettre au point des ordinateurs capables de jouer et de battre (!?) l’homme (Berliner, 1979, 1981). La question en débat dans ce cas a été celle de la part respective (trade off) entre base de connaissances et recherche en profondeur (Berliner & Ebeling, 1989). Question non tranchée à ce jour puisque Deep Thought, super ordinateur capable de calculer 700000 positions à la seconde n’a pu, in fine, battre Kasparov.