1 L’aptitude au chunking, l’évidence expérimentale

11 le modèle de Chase et Simon (1973)

Le travail de De Groot a porté principalement sur l’intervention de la mémoire dans la performance du grand-maître. Lui-même grand-maître et docteur en psychologie, il émettait l’hypothèse que le champion ne montre pas de capacité intellectuelle particulière par rapport à un joueur moyen, mais que c’est l’importance des connaissances accumulées et le mode d’organisation de celles-ci en mémoire à long terme (MLT) qui expliquerait la différence. Dans ses expériences, De Groot a pu effectivement établir qu’entre deux joueurs de niveau très différent il n’existait pas de différence intrinsèque dans la capacité d’exploration en termes de nombre de coups ou d’heuristiques de calculs de variantes. Experts et débutants sont capables d’analyser environ 35 coups, de faire un calcul en profondeur de variantes sur 7 niveaux, d’analyser chacun 3 coups possibles à la minute. En revanche, quand une position sur un échiquier correspondant au milieu d’une partie était présentée durant une courte durée, entre 2 et 10 secondes, on observait dans le rappel ultérieur de cette position des scores très disparates : le maître n’avait aucune difficulté à rappeler la position de façon parfaite, alors que le débutant ne rappelait que 50% des pièces. Il n’en était pas de même lorsque le rappel proposé ne l’était pas sur une position de partie réelle, mais comportait une position de pièces réparties au hasard sur l’échiquier sans aucun rapport avec une partie jouée. Dans ce second cas, le maître ne faisait pas mieux que le débutant. Ce n’était pas, par conséquent, la capacité en soi de la mémoire à court terme qui était en cause, mais plutôt la mémoire à long terme, en ce que le maître lorsqu’il voyait une position réelle encodait celle-ci beaucoup plus facilement à partir de la reconnaissance du sens de sous-ensembles de pièces liées entre elles. Ainsi était née la théorie du chunking.

Par la suite, Chase et Simon (1973a) vont élaborer la théorie de la reconnaissance-association pour expliquer pourquoi et comment le maître mémorise facilement une position d’une vraie partie. Leur modèle définit l’existence de petits groupes de pièces agencées entre elles, les chunks, qui sont perçus par le joueur et reconnus en tant que tels, et sont stockés en mémoire à long terme. Ces chunks sont perceptifs, en ce sens qu’ils sont reconnus comme patterns d’assemblage et d’activation d’un motif d’ordre perceptif. C’est en cela que le modèle de Chase et Simon est défini comme un modèle de perception, plus que de mémoire. Les chunks ont chacun une étiquette. La mémorisation par cette seule étiquette permet de dépasser la capacité de la mémoire à court terme. En reconnaissant cinq ou six patterns d’assemblage, le maître peut récupérer en mémoire les chunks dont il a la composition détaillée, et il peut de ce fait rappeler entre vingt et trente pièces en leur localisation absolue dans les trois critères de forme - un Fou ou un pion -, de couleur – des pièces de couleur noire ou blanche -, et de coordonnées orthogonales - un Cavalier en g4, un Roi en g1 -. La figure 1 illustre cette notion de chunk. Le chunk ou pattern présenté est celui du Roi roqué. Tout joueur apprend très vite que son Roi doit être mis en sécurité par le roque, mouvement qui consiste à bouger en même temps et en un seul coup et le Roi et la Tour : le Roi passe de sa case initiale e1 en g1, la Tour passe de sa case initiale h1 en f1 ; la Tour peut ainsi être mise en jeu, par exemple comme sur la figure en venant sur la case e1 pour contrôler la colonne e. Le roque n’est possible que si les cases entre Tour et Roi sont libérées. Dès les premiers coups, le joueur sort ses pièces pour les activer et ainsi libérer les cases rendant possible le roque. Souvent, le joueur déplace son Fou de la case initiale f1 à la case g2, d’où il contrôle la diagonale h1-a8. Les pions f, g, h, sont maintenus près du Roi et constituent une garde rapprochée le protégeant de toute attaque. Le joueur même novice est donc familier de ce schéma ou pattern d’organisation des pièces intitulé Roi roqué. Ce pattern est activé en voyant la forme du groupe de pièces, l’étiquette Roi roqué autorisant la récupération en mémoire de deux choses : l’emplacement de chacune des pièces et le mouvement potentiel de chacune. Dans notre exemple, il s’agit du mouvement potentiel du Fou sur les cases de la diagonale, et le déplacement possible de la Tour sur toutes les cases contrôlées, de la rangée ‘a’ et de la colonne ‘e’.

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Figure 1 : Chunk du Roi roqué.

Les parties d’échecs jouées voient se reproduire des dispositifs de pièces habituels et prototypiques selon les types de parties. En fonction de la fréquence d’apparition de ces dispositifs prototypiques, le joueur se constitue en mémoire à long terme une base de données des chunks les plus familiers. A la seule vue d’un chunk, il récupère en mémoire à long terme les détails du placement respectif de chaque pièce. Ainsi s’explique qu’il consacre peu de temps et de ressources pour mémoriser les patterns les plus familiers. Et ainsi se comprend l’affirmation posée par De Groot (1966) selon laquelle le fondement de l’expertise du joueur se trouve dans sa mémoire.

Simon et Gilmartin (1973) ont étudié chez les grands maîtres l’étendue de cette base de données que composent tous les chunks appris ; ils sont parvenus à estimer que le nombre dépassait les 10000 et avoisinait les 50000.

Le modèle de Chase & Simon (1973a) comprend cette composante de reconnaissance des motifs ou patterns, et il comporte une deuxième partie, l’association, qui consiste pour le maître à associer le coup pouvant être joué préférentiellement en fonction du chunk identifié. Ce double mécanisme expliquerait la vitesse à laquelle l’expert serait capable d’apprécier une situation et de choisir le coup à jouer. Sa base de connaissances serait organisée autour de ces couples chunks-coups à jouer, eux-mêmes étant le fruit de l’expérience qui est la sienne des parties jouées ou apprises. A l’inverse, un faible joueur qui ne peut retenir l’étiquette de chunks voit sa capacité au rappel limitée par le nombre d’items qu’une mémoire à court terme peut retenir.